Postures Décodages critiques
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2016 – 2, n° 2. Le gouvernement des données - Auteurs : Khatchatourov (Armen), Vignon (Daphné), Lavarec (Lionel)
- Pages : 267 à 275
- Revue : Études digitales
POSTURES
Décodages critiques
De quoi le soi quantifié est-il l’alternative ?
Sur la « résistance molle » de Nafus & Sherman
Nafus, D., & Sherman, J. (2014). This One Does Not Go Up to 11 : The Quantified Self Movement as an Alternative Big Data Practice, International Journal of Communication, 8, 1–11.
À l’issue de quelque trois années de recherches ethnographiques, les auteurs de cet article nous livrent une étude fine des pratiques de quantification de soi observées dans la communauté de QS (Quintified Self). Analysées avec attention, ces pratiques révèlent une herméneutique spécifique de soi, qui s’appuie sur les choix subtils opérés par les individus dans la collecte, la diffusion et l’interprétation des données.
L’argument central de l’article repose sur l’opposition entre le mode de fonctionnement du Big Data (n = all ; échantillon couvrant la totalité de population) et celui du QS (n = 1 ; échantillon couvrant un seul individu). Dans le QS, chaque individu travaille sur ses propres données, les questionnant ainsi sur deux plans. Le premier consiste à interroger l’adéquation des données aux catégories instituées, et participe par exemple à la compréhension de « santé » propre à l’individu, compréhension qui ne correspond pas nécessairement à celle de l’institution médicale. Le second consiste à interroger l’automatisation du traitement des données, en prenant des décisions sur sa pertinence au cas par cas, et en la mettant parfois en suspens.
Il en résulte une approche fondamentalement idiosyncratique, donnant l’impression d’émergence des catégories mêmes selon lesquelles les données 268sont comprises, ces catégories ne se résumant pas à ce que le sujet se voit imposer de l’extérieur. En ce sens, selon les auteurs, ces pratiques de soi vont bien au-delà du paradigme disciplinaire développé par Foucault : ici, l’internalisation de la norme n’est plus simplement dictée par un processus descendant, mais fait part au processus ascendant, initié par le sujet lui-même. Le QS est alors qualifié par les auteurs de résistance molle (soft resistance), comprise comme « powerful mutability capable of calling into question who gets to do the aggregation and how ».
On serait tenté de suivre les auteurs et de voir dans ce mouvement une ébauche de l’articulation prometteuse entre les pratiques individuelles et la numérisation croissante, une ébauche de reterritorialisation fructueuse qui donne un sens nouveau et personnel à la numérisation considérée comme uniformisatrice. Qui plus est, cette démarche semble inviter non seulement à la « maîtrise de ses données », conformément au discours maintenant majoritaire et légitime, mais encore à la maîtrise de leurs modes de production. Elle serait ici en quelque sorte le pendant de la transparence des algorithmes, sujet largement débattu aujourd’hui. Ces « normes » idiosyncrasiques, construites à l’initiative de l’individu, offrent-elles pour autant un réel potentiel de transformation ?
Il convient alors d’interroger le régime selon lequel cette reterritorialisation prend place. Quelle est son inscription dans la société contemporaine ? Quels sont les effets de ce processus sur la subjectivité ?
Tout d’abord, dans leur discussion avec la tradition foucaldienne, les auteurs soulignent l’ambiguïté profonde de cette résistance molle qu’ils ont constatée. Ils concèdent pour ainsi dire une limitation qui viendrait tempérer l’optimisme qui sous-tend leur interprétation de cette pratique comme autonomie réfléchie. En notant que ces pratiques sont situées dans les « réalités culturelles » de la société contemporaine, les auteurs en concluent qu’elles n’échappent pas à l’endossement de la logique dominante de l’individualisme radical, où toute expression de soi ne se conçoit que comme un choix personnel étalonné sur un mode purement consumériste.
Ensuite, la compréhension technique de son corps par soi-même se prolonge par l’incorporation de ces données à soi-même. Ainsi, la boucle de rétroaction va des données traitées algorithmiquement et de leur visualisation aux effets sur le corps. Il s’agit ici de l’incorporation de ce que les données donnent à voir, de la modification du comportement 269de l’utilisateur en fonction des patterns des données. Il s’agit littéralement de traduire les données en sensations. Certes, comme le notent les auteurs, le corps présente une résistance :
Bodies, like resistors, slow things down in order to turn [the data] into something else. It requires physical gestures, attention, and, above all, repetition to transduce data from glucose tests or ovulation tests into a bodily sensation.
Mais, comme dans toute opération de transduction, l’effet inverse se produit également : le corps tourne aussi « en quelque chose d’autre ». L’incorporation des données porte, à travers cette transduction, la trace du traitement numérique. Ceci revient à imposer au corps et à la subjectivité les logiques et la syntaxe de ce traitement. Cette syntaxe de la quantification du qualitatif (c’est-à-dire de la sensation) constitue une métrique de soi dans laquelle « les composantes sémantiques deviennent numériques », pour reprendre l’expression employée par Deleuze et Guattari dans leur cours de 1975 au sujet de l’informatisation croissante. Comme ils le notent également, toute syntaxe est un système d’ordre et de contraintes sur le possible. Nous percevons ainsi, à l’horizon des pratiques de QS, que le champ de ce qui est ressenti par la subjectivité est exclusivement délimité par le mesurable et le numérisable, fût-il traité de manière « autonome » par l’individu. Il suffit ici de penser à l’exemple évoqué par les auteurs de l’article : le sentiment de bonheur – le fait de thématiser et de rendre explicite que l’on est heureux en interprétant les données – dépend effectivement de leur incorporation. Ce n’est pas le « bonheur » préexistant qui est révélé par l’analyse des données, mais la catégorie même du bonheur qui est produite par la syntaxe numérique à l’œuvre. Comme le note un des participants à cette étude, cité et commenté par les auteurs : « “of course, all I’m really doing here is collapsing subject and object” as if that were the most ordinary thing in the world to do ».
Le nœud problématique nous semble cependant être ailleurs. L’argument central des auteurs repose donc sur la supposition que les normes nées de ces pratiques ne sont pas imposées par le haut, que l’incorporation à l’œuvre n’est pas celle d’un corps « discipliné » au sens de Foucault. La résistance supposerait la « mutabilité » des normes à l’œuvre, et constituerait une promesse d’échapper au carcan des cadres institutionnels, privés ou publics, imposés.
270À notre sens, cette interprétation sous-évalue largement – et pour tout dire ne s’y réfère pas – le passage du régime disciplinaire au régime de contrôle ou de modulation, pressenti par le dernier Foucault et développé par Deleuze1. Le propre des régimes de modulation dont relève l’individu néolibéral est précisément de ne pas lui imposer de normes. Au contraire, ils instituent un régime de fonctionnement qui rend l’individu responsable et entrepreneur de lui-même tout en modulant par des dispositifs de pouvoir ce qui peut, ou ne peut pas, constituer l’horizon des pratiques de cet individu. Dans le QS, cette modulation passe précisément par des métriques de soi qui s’appuient sur la syntaxe numérique et conduisent à l’instauration d’une « norme » immanente et individualisée qui perd son caractère normatif2 au profit de la modulation de l’individu et de son asservissement machinique3. Cette norme individuelle, « petite variation » qui produit certes l’impression de norme naissante et d’autonomie, n’en demeure pas moins assujettie aux dispositifs qui en dessinent les contours. Comme le note Guattari, « on ne peut énoncer quoique ça soit de son désir, de sa vie, que pour autant que c’est compatible avec la machine informatique de l’ensemble du système […]4 ». Il s’agit donc là d’un mode spécifique de reterritorialisation de ce territoire existentiel qu’est le corps lui-même.
Ce mode est corrélé à ce que nous appelons, pour notre part, la « granularisation » des comportements, dans le double sens d’une « norme individuelle » et de la syntaxe désormais numérique de sa compréhension, induites par de l’avènement des « sociétés de contrôle ».
Si les auteurs se contentent d’inscrire le phénomène de QS dans son opposition aux dispositifs disciplinaires, il n’en reste pas moins que cet article a l’immense mérite de fournir une analyse subtile de ces pratiques, et de les soumettre par-là même aux questionnements théoriques à la hauteur des enjeux qu’elles soulèvent. Ce travail est d’ailleurs prolongé dans deux livres qui viennent juste de paraître : Neff G, Nafus D (2016) 271Self-Tracking, Cambridge, MA : MIT Press, et un collectif Nafus D (2016) (ed.) Quantified : Biosensing Technologies in Everyday Life, MA : MIT Press.
Armen Khatchatourov
Télécom École de Management
Institut Mines-Télécom
*
* *
De la juste mesure
Olivier Rey, Une question de taille. Stock : Paris, 2014. 288 pages. ISBN : 9782234077652
Olivier Rey livre, avec Une question de taille, un essai aussi foisonnant qu’engagé. Le titre, au sous-entendu volontiers provocateur, témoigne de cette ambition, certainement moins polémique qu’inquiète, de porter la réflexion sur les idéologies contemporaines plus ou moins rampantes qui prospèrent sur fond de démesure. Car c’est à partir de la notion de mesure – et de son inévitable pendant, l’ubris – qu’Olivier Rey appréhende, en un sens pour ainsi dire littéral, la qualité numérique de notre époque. Cet abord notionnel offre la possibilité d’une mise en perspective nourrie à un corpus philosophique, théologique et scientifique particulièrement vaste. Il ne s’agit pourtant pas, pour Olivier Rey, de conduire un travail généalogique de pure érudition. La méthode quasi comparatiste oppose régulièrement l’hier et l’aujourd’hui. Elle prend ainsi le contre-pied de la révolution permanente et radicale promise par les nouvelles technologies, entérinant dans le même mouvement l’idée qu’une rupture a effectivement eu lieu, bouleversant le rapport de l’homme au monde. L’intention de l’auteur semble donc bien de nourrir la réflexion autant que la controverse même si cette dernière se déploie 272parfois, rythme oblige, au prix d’ellipses et de raccourcis débouchant sur des prises de position qui peuvent surprendre.
S’inscrivant dans la lignée d’Ivan Illich et de Leopold Khor, Olivier Rey dresse un sombre tableau de la modernité hégémonique. Subjuguée par son irrépressible propension au gigantisme, celle-ci sacrifie tout à sa course effrénée à la productivité, à la consommation, à la vitesse, à la performance technique. La nature est durablement profanée ; la société se délite dans l’agrégat des masses au sein desquelles prospère la surenchère narcissique ; la recherche d’un plaisir palliatif, si elle n’épuise jamais le désir, alimente l’avidité et la convoitise et avec elles les ressorts d’une économie devenue hégémonique. Minée par ses propres contradictions, cette modernité-là, plutôt que de faire retour sur elle-même, s’impose un dépassement programmatique de toutes limites, fussent-elles éthiques. Ce faisant, elle dépossède l’homme de ses « facultés naturelles » au profit des machines toujours plus performantes. Et à ce jeu de la spécialisation à outrance et de l’efficience reine, les fins se perdent au profit des seuls moyens.
Les chantres du capitalisme comme leurs opposants révolutionnaires alimentent, selon Olivier Rey, ce mécanisme infernal de l’instrumentalisation et de leurs inévitables conséquences, l’exclusion et la violence. La critique, dans ce « contexte de crise permanente », est systématiquement « marginalisée » laissant place à la seule « pensée économique » qui « tire part de l’impasse dans laquelle elle plonge les sociétés » pour « renforcer son emprise ». Interroger l’instrument privilégié de cette entreprise d’uniformisation – la mesure – permet de contourner cette impasse. L’époque, sous le coup de la science, de la technique et de la finance l’a réduite à une donnée purement quantitative et l’a mise au service d’un innombrable qui s’impose comme un horizon idéel, un espace sans qualité où seul règne le toujours plus. La tradition, relayée par Platon, Aristote, Montesquieu ou Rousseau rappelle au contraire que la mesure est avant tout synonyme d’harmonie et d’équilibre, à la condition toutefois de tracer des limites et d’accepter qu’elles soient infranchissables. Cette « juste mesure » est donc corrélée à des échelles de grandeur dont Galilée a scientifiquement démontré en son temps qu’elles étaient impératives… avant de céder à la tentation « d’écrire de part en part le livre du monde en langue mathématique », une langue qui a « moralement neutralisé » l’univers entier.
273À partir de ces analyses, Olivier Rey n’enjoint donc pas son lecteur à une décroissance systématique mais à « se comporter selon ce qui est opportun », autrement dit à opposer le kairos à l’ubris, à préférer la pluralité des attitudes à la réification d’une « attitude idéale ». Derrière cet appel à une sagesse certes millénaire mais avant tout « intemporelle », Olivier Rey laisse en suspens l’étalon selon lequel la constance quotidienne doit être équilibrée. Relève-t-il d’un réel qui s’est perdu derrière une objectivation forcenée pour n’être plus que cette cire informe décrite par Descartes ? Relève-t-il d’une nature déjà presque disparue sous les coups de la technicisation et dont on ne note plus la présence que lorsqu’elle provoque des « catastrophes » ? Relève-t-il des « différenciations édifiées par les cultures humaines pour structurer l’espace, le temps et leurs usages » ? Relève-t-il enfin d’une transcendance qui a malheureusement été « effacée » par l’effort entêté de la technique ? Car s’il est impératif de fixer une fin pour restaurer un sens, reste à la définir de manière suffisamment partagée pour maîtriser « l’appétit de puissance » qui partout s’exprime, exercice d’autant plus délicat que la « juste mesure » se tromperait elle-même si elle se pensait universelle.
Olivier Rey est chercheur au CNRS, mathématicien et philosophe. Il a enseigné les mathématiques à l’École polytechnique et enseigne aujourd’hui la philosophie à l’université Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur d’essais et romans parmi lesquels Le Testament de Melville publié en 2011 et Après la chute en 2014.
Daphné Vignon
Université de Nantes
274*
* *
Le design making et le faire font-ils bon ménage ?
Christophe Chaptal de Chanteloup. Le manifeste du faire : Design making – Un nouveau modèle économique pour passer de l’idée au marché. FYP EDITIONS 2016. 112 pages. ISBN : 978-2364051355
Christophe Chaptal de Chanteloup prolonge en 2016 sa série des guides mêlant marketing et design, innovation et mutation. La promesse de Design making, un nouveau modèle économique pour passer de l’idée au marché est clairement inscrite dans le titre. Passer de l’idée au marché, c’est la concrétiser, lui donner une dimension économique pour produire, in fine, un modèle d’affaires. Il s’agit pour l’auteur, après avoir analysé l’écosystème, d’aborder la notion du « faire » pour enfin relier l’un et l’autre à un modèle économique qui se veut novateur : le design making.
À partir de diverses situations concrètes, l’auteur tente rapidement, et dans un premier temps, de dresser des « constats génériques » et d’en induire une catégorisation des écosystèmes. Il interroge également leur inscription plus large dans une culture collaborative qui renouvelle la façon d’aborder le marché à travers les actes de création, d’achat et de consommation. Si ses constats se révèlent assez justes quoique trop descriptifs, ils ont déjà été argumentés et mis en avant par d’autres. La multitude, le financement participatif ou encore le faire fabriquer ou penser par d’autres sont ainsi abordés mais jamais approfondis dans un dialogue avec les pionniers de ces notions tels que Colin, Verdier, Benkler et Tapscott. Ce chapitre a cependant le mérite de montrer la limitation de la notion et des pratiques du crowdfunding.
Le deuxième chapitre de l’ouvrage est consacré au « faire » et réinterroge le poids respectif de la conception/réflexion et de la concrétisation/faire au sein des organisations. Pour mieux intégrer ces deux pôles dans une continuité, l’auteur définit, à partir de la notion d’écosystème, deux types de modèle économique. Le premier, centré sur le processus, se pense à partir de l’enchaînement réglé de tâches auquel l’individu doit s’adapter. Le deuxième, centré sur l’individu acteur du projet, serait au 275contraire axé sur la liberté des flux relationnels. L’auteur voit dans le passage actuel de l’un à l’autre une progression de l’aspect collaboratif. Il peut dès lors décrire les multiples facettes positives du « faire » : celui-ci accélère la conception et consolide le couple conception-production. Il joue également un rôle positif dans le résultat de la production elle-même et dans la gestion des erreurs potentielles. Cependant, la description du modèle fait étrangement l’économie de la place des individus et de leurs nouvelles attitudes. De la sorte, ni les acteurs, ni les interactions, ni le secteur ne sont ici précisément décrits.
Pour réajuster la chaîne de valeur aux nouvelles conditions du numérique, l’auteur propose, dans un troisième chapitre, un concept qui se donne pour innovant : le design making. Celui-ci permettrait en effet de donner toute son efficience au « faire », grâce à la méthode de Christophe Chaptal de Chanteloup qui consiste en « voir, comprendre et concrétiser ». Si l’auteur décrit des bonnes pratiques et des leviers concrets, ceux-ci semblent en retrait face à l’ambition de ce qu’il donne pour un « Manifeste du faire ». L’émergence de cette démarche demandera à être précisée et éprouvée afin de donner au design making sa vraie portée au service d’un modèle économique encore en question.
Designer de formation et diplômé de l’INSEAD, Christophe Chaptal de Chanteloup est consultant au sein de sa propre structure. Ses ouvrages développent des solutions mêlant design, sur son versant créatif, et marketing afin de faire progresser les entreprises industrielles.
Lionel Lavarec
Université de Bordeaux Montaigne
1 Gilles Deleuze, « Post-Scriptum Sur Les Sociétés de Contrôle », in Pourparlers 1972-1990 (Les éditions de Minuit, 1990).
2 Antoinette Rouvroy and Thomas Berns, « Gouvernementalité Algorithmique et Perspectives D’émancipation : Le Disparate Comme Condition D’individuation Par La Relation », Réseaux, 31.177 (2013).
3 Gilles Deleuze and Félix Guattari, Mille Plateaux (Paris : Minuit, 1980), Deleuze.
4 Gilles Deleuze and Félix Guattari, Cours À Vincennes, Rai Tre, 1975.
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-07064-1
- EAN : 9782406070641
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07064-1.p.0267
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 12/08/2017
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français