Hommage à Jean-Claude Margolin
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Érasme et la France
- Auteur : Ménager (Daniel)
- Pages : 411 à 416
- Collection : Études et essais sur la Renaissance, n° 115
- Série : Perspectives humanistes, n° 9
Hommage
à Jean-Claude Margolin
Comme vous le savez tous, Jean-Claude Margolin devait prononcer la conférence inaugurale de cette journée1. Elle avait pour titre : « Érasme et la littérature française ». C’eût été un privilège et un immense plaisir. Il fallait, au reste, rester bien attentif quand on avait l’occasion de l’entendre, car la richesse de ses idées jointe à un tempérament bouillant précipitait parfois sa diction. La voix est maintenant perdue, sauf dans les enregistrements que l’on a faits, du moins je l’espère, lors de ses nombreuses interventions à la radio ou à la télévision. Chacun sait que notre ami disparu refusait rarement une invitation, dût-elle le conduire au bout du monde. Je me souviens par exemple que, voici trois ou quatre ans, il me confia qu’il hésitait un peu à prendre l’avion pour Brno (Brünn dans l’ancien empire austro-hongrois), où se tenait un colloque sur Érasme. Je me suis dit alors : « Jean-Claude commence à vieillir ». Il avait à peu près quatre-vingt-six ans !
Être fidèle à Jean-Claude Margolin, cela exige d’abord le refus de la langue de bois qui nous guette tous autant que nous sommes, surtout lors d’un hommage comme celui-ci. Il était l’incarnation de la spontanéité. En lui disant notre reconnaissance, je laisserai donc de côté les topiques convenues et je rassemblerai plutôt quelques souvenirs que j’ai de lui, puisque j’ai eu le privilège d’être de ses amis, et même, comme le dit la dédicace d’un de ses livres, de ses complices.
Jean-Claude était d’abord un homme vivant, intensément vivant. Entre 1975, date approximative où j’ai fait sa connaissance, et le moment de sa mort, il n’avait pas tellement changé. Sa silhouette s’était un peu voûtée, mais sa vivacité d’esprit, son exigence intellectuelle faisaient l’admiration de tous. À la bibliothèque de la rue d’Ulm, il était reconnaissable de 412loin grâce à sa splendide chevelure blanche. Avec une dextérité que de plus jeunes pourraient lui envier, il interrogeait les ordinateurs, bondissait sur les claviers, jamais las de la quête de connaissance. La rue d’Ulm, c’était une partie de son monde, l’autre se trouvant à Tours au CESR, où Pierre Mesnard l’avait accueilli et qu’il dirigea de nombreuses années. La rue d’Ulm, il y était entré en 1945, après la guerre. Je pense que vous connaissez la raison de cette admission assez tardive pour quelqu’un d’aussi doué. Je la rappelle cependant. Sa famille s’était réfugiée à Toulouse au début de la guerre pour échapper aux persécutions qui frappaient les Juifs. En 1941 ou 1942, dans cette ville, Jean-Claude Margolin avait commencé à rédiger la première dissertation du concours d’entrée, lorsque des fonctionnaires de Vichy lui intimèrent l’ordre de sortir, avec quelques camarades juifs, parce que seuls des aryens avaient le droit de se présenter au concours. Cette scène scandaleuse, il me l’a racontée plusieurs fois. Elle fait partie du déshonneur de l’État qu’on appelait français. Vous pensez bien que Jean-Claude n’attendit pas la fin de la guerre en révisant les règles de la concordance des temps en grec ou en latin. Il s’engagea dans les FFI et devint, pour une partie du sud-ouest, agent de liaison, ce qui était bien entendu aussi dangereux que de tenir un fusil. Il y a une vingtaine d’années, à l’occasion de la grande manifestation organisée pour protester contre la profanation du cimetière juif de Carpentras, il montra à André Godin et à moi-même, l’étoile jaune qu’il porta à Paris, en ces temps sinistres. Entendons-nous bien. Jean-Claude Margolin n’était pas un esprit belliqueux, un revanchard ; il pensait, comme tout humaniste, que la paix était l’un de nos biens les plus précieux. Avec sa passion habituelle, il étudiait la réflexion érasmienne sur ce sujet. Mais il pensait aussi qu’il existe des valeurs qui ne sont pas négociables, deux en particulier : l’égalité des hommes devant la loi et la démocratie.
Notre ami disparu dévorait les livres, les articles de revue, les journaux, tout ce qui lui tombait sous la main, ou plutôt sous les yeux. Le ciel, ou, si vous préférez un langage plus laïque, la chance, lui a fait cadeau jusqu’à la fin d’une très bonne vue. Je ne l’ai jamais vu avec des lunettes. Portait-il des verres de contact ? Je ne le pense pas. Cette circonstance rend encore plus symbolique l’intérêt qu’il porta à l’invention des « lunettes à nez », auxquelles il consacra deux articles, l’un pour une revue savante, l’autre, comme il aimait à le faire, pour une revue 413grand public. Étonnante coïncidence : ce dernier article fut publié, en 1980, l’année même où parut, en Italie, le Nom de la rose d’Umberto Eco. Chacun sait l’importance accordée par Eco et son principal personnage, Guillaume de Baskerville, à l’invention des lunettes. Baskerville les perd, on lui en fabrique d’autres, car il ne peut s’en passer pour examiner les traces des différents meurtres commis dans cette abbaye maudite. Sans doute, notre Jean-Claude n’a jamais été confronté à une semblable situation. Les lunettes symbolisaient pour lui l’importance qu’il faut accorder aux traces de la vérité, fussent-elles les plus ténues. Elles étaient, ô combien ! nécessaires lorsque l’on s’attaquait à des manuscrits difficiles, surchargés, ce que Jean-Claude Margolin a fait toute sa vie. La bibliographie établie par Jean Céard pour ses Mélanges, et qui s’arrête en 1991 ou 1992, compte exactement trois cents quatre titres, ce qui est proprement fabuleux. Un nombre important de ces publications suppose l’étude de manuscrits inédits, et plus ou moins lisibles. L’un d’eux fut celui des Lettres et poèmes de Charles de Bovelles, publié en 2002. Il faut voir avec quelle précision, quel luxe d’informations, Jean-Claude Margolin le présente à son lecteur, alors même (faut-il le rappeler ?) qu’il était philosophe de formation et plus habitué, au début de sa carrière, à manier les idées, que les ligatures.
On le sait bien : la curiosité s’empare de tout. Celle de Jean-Claude Margolin ne négligeait rien de ce qui pouvait intéresser l’homme de la Renaissance mais aussi l’homme de son temps. Elle s’arrêtait simplement, comme celle d’Érasme, devant ce qui dépasse notre esprit. Sur le sujet de ses convictions religieuses, je serais bien en peine de vous dire quoi que ce soit. Laissons-lui sa part de secret. Une chose est sûre. Il n’était pas seulement un éminent spécialiste de la Renaissance. Jean-Claude entendait bien dialoguer avec les philosophes de son temps, comme Foucault, auquel il reprocha une vision de l’humanisme qu’il jugeait incomplète. Les Temps modernes l’ont publié. En dessous de tout cela, coule le fleuve des grandes admirations, notamment celle qu’il portait à Bachelard, qui l’a toujours inspiré parce qu’il fut tout à la fois un philosophe des sciences et un admirable lecteur de poésie.
J’espère que, à petites touches, se dégagent ainsi les traits d’un portrait philosophique. Jean-Claude Margolin adhérait sans doute à l’idéalisme des Lumières, à condition que la raison ne pèche pas par orgueil, qu’elle soit capable en quelque sorte de se retourner vers elle-même pour 414examiner la pertinence de ses démarches, qu’elle n’échappe pas à la critique qu’elle porte sur les autres. Sinon, l’homme a tout à craindre de son assurance et de ses diktats. L’humanisme de notre ami intégrait tout ce qui passe l’homme, ce qui est en somme la leçon d’Érasme, notamment dans L’Éloge de la Folie. Nous ne faisons rien de bon si nous réduisons notre propre part de folie. Dans cela, aucune complaisance pour les forces irrationnelles qui prennent parfois le pouvoir dans l’histoire des hommes, comme à l’époque du nazisme. Bachelard l’a montré : on peut rêver lucidement les poètes, ce qui nous protège des fascinations dangereuses. Le dernier mot revient en somme à l’esprit. Et celui de Jean-Claude Margolin, « legier au prochaz et hardi à la rencontre », aurait fait la joie de Rabelais. De même que sa mobilité, qui n’a rien à voir avec l’inconstance.
Je me plais à penser que, dans les semaines qui ont suivi sa mort, comme cela se produisit pour Bergotte, dans la Recherche du temps perdu, ses livres grand ouverts ont veillé « comme des anges aux ailes déployées » dans les vitrines de pieux libraires, à Tours, à Paris, et dans les villes où il est passé.
Voici maintenant quelques pages de Jean-Claude Margolin. La première, je l’emprunte à son Érasme par lui-même, qui le fit connaître du grand public, en 1965. Elle concerne l’Éloge de la Folie :
« La grande nouveauté révélée par Érasme (et par l’humanisme), c’est que la folie est liée à l’homme, et moins à ses péchés qu’à ses faiblesses, à ses rêves et à ses illusions. Elle n’est plus, comme dans l’univers fantastique de Bosch – qui se prolonge dans le monde maléfique de Murner – reliée aux forces telluriques et cosmiques du Mal et de la Maladie. La folie humaniste est purgée ou exorcisée de ses diables et de ses démons. Comme l’écrit Michel Foucault dans le premier chapitre de son Histoire de la Folie, qu’il a précisément intitulé Stultifera navis, “la folie érasmienne ne guette plus l’homme aux quatre coins du monde ; elle s’insinue en lui, ou plutôt elle est un rapport subtil que l’homme entretient avec lui-même” : c’est ce que j’ai appelé la conscience ironique de soi. Dire que la folie est humaine, qu’il ne peut y avoir que des folies humaines, c’est reconnaître à l’homme une place éminente et unique dans l’univers (ni Dieu, ni les dieux, ni les animaux ni les plantes, ni les choses inanimées ne peuvent être atteints de folie) : cette place que la 415tradition biblique et la tradition gréco-latine justifient généralement par la raison […]. Écoutons les paroles d’un penseur du xviie siècle, qui fut taxé de folie ou de suprême raison d’une manière presque ininterrompue : “Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas fou.” Cet autre tour de folie de Pascal, c’est la folie ironique, la folie raisonnable – et parfois raisonneuse – qui se juge elle et les autres » (p. 48-50).
Les pages que je vais maintenant lire sont tirées du livre qu’il a publié chez Julliard en 1995 : Érasme, précepteur de l’Europe.
D’abord, celle-ci : « “Je ne suis d’aucun parti, pas même du parti des érasmiens”, aimait à proclamer Érasme, mettant d’ailleurs ses idées en action. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles les partis, les sectes, les Églises n’ont pas cessé, depuis quatre siècles et demi et même davantage, avec quelques périodes d’oubli, d’accaparer ou de rejeter Érasme. “Dieu est avec nous”, se sont toujours écriés, depuis qu’il y a des hommes et des guerres, les nationalistes et les fondamentalistes de toute couleur et de toute croyance. “Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens” : cette terrible formule résonne encore dans notre conscience d’hommes de bonne volonté de la fin du xxe siècle […]. Hitler justifiait la guerre totale, les camps d’extermination et le génocide des Juifs au nom du principe de la hiérarchie des races humaines et de la supériorité de la race dite aryenne. Pendant plus d’un demi-siècle, un parti politique, dans les pays où il avait accaparé le pouvoir par la force, a prétendu lutter pour la libération de l’homme, tandis que ceux de ses intellectuels qui lui étaient asservis assimilaient ce combat au combat pour la vérité : cette prétention, aussi monstrueuse que viciée dès l’origine par le mensonge, a fait disparaître, souvent dans les pires tortures morales et physiques, des dizaines de millions d’hommes et de femmes, et perverti un nombre encore plus grand de consciences. Quant aux “partis de Dieu” que ne retiennent dans leur action ni l’idée de la mort de l’autre, ni la crainte de la mort de leurs propres partisans, ils verraient volontiers, s’ils avaient une certaine connaissance de l’histoire universelle, dans un épisode aussi tragique que le massacre de la Saint-Barthélemy, une simple péripétie ou un détail auquel il serait vain de s’attarder » (p. 342-343).
L’autre passage que j’emprunte à ce livre est un vibrant hommage à l’Érasme de Stefan Zweig. « Il est un livre qui connut une immense 416fortune et fut traduit dans la plupart des grandes langues européennes, qui exprime a contrario […] l’atmosphère lourde et angoissante du régime nazi à ses débuts, déjà porteur des miasmes qui allaient corrompre une partie de l’humanité et en détruire une autre : c’est celui de Stefan Zweig, Triomphe et tragique d’Érasme de Rotterdam, conçu au moment de l’avènement d’Adolf Hitler au pouvoir, publié à Vienne en 1934 (mais réimprimé et publié à Francfort en 1935). Livre-miroir, où se reflète par le truchement d’Érasme, le portrait d’un intellectuel juif autrichien, contraint de s’exiler loin de son pays et qui trouvera dans le suicide […] le dénouement d’une insupportable angoisse. Certes, l’Érasme “antinazi” et intellectuel “engagé” de Zweig n’est pas un portrait accepté par tous les érasmisants ; il ressemble peut-être davantage à Zweig qu’à Érasme […]. Le titre que le grand écrivain, romancier, dramaturge et critique littéraire, a donné [à son livre] est hautement significatif de ses intentions et de sa vision de l’humaniste : il a voulu montrer qu’il fut grand – et qu’il l’est resté – dans sa défaite même, entendons dans sa défaite temporelle ou pratique. Et c’est un fait : les dernières années de la vie d’Érasme peuvent être dites tragiques, si l’on songe aux maladies qui l’accablent et aux déceptions qui furent les siennes en voyant la guerre ou les guerres refleurir de plus belle, et disparaître peu à peu son rêve d’unité de la chrétienté. En écrivant son livre, Stefan Zweig accomplissait une sorte d’acte de foi : acte de foi en l’homme, en la force de sa raison et de sa liberté, en la solidarité humaine, en l’intelligence critique, capable d’arracher aux instincts pervers leur poison » (p. 351-352).
J’aurais pu choisir d’autres pages. Car si l’on a pu dire qu’Érasme était ondoyant, Jean-Claude Margolin était toujours le même : enthousiaste, convaincu, partisan de l’homme et de sa liberté. À tous ces titres, nous lui devons une immense reconnaissance.
Daniel Ménager
Université de Nanterre
1 L’hommage qu’on lit ici a été prononcé par Daniel Ménager le 17 mai 2013, à Valenciennes, lors de la deuxième journée du colloque « Érasme et la France » (note des éditeurs).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-3862-2
- EAN : 9782812438622
- ISSN : 2114-1096
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3862-2.p.0411
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/05/2017
- Langue : Français