Introduction [au dossier thématique « Coopérative, management et société »]
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Entreprise & Société
2017 – 2, n° 2. varia - Auteur : Artis (Amélie)
- Pages : 41 à 46
- Revue : Entreprise & Société
Introduction
Amélie Artis1
Sciences Po Grenoble
Les débats autour de l’entreprise, incarnés par la polémique autour de l’entreprise Uber, interpelle la notion même d’entreprise. Ce dossier propose de contribuer à ce débat à partir de l’étude des coopératives, comme forme d’entreprise spécifique et d’interroger la nature de l’entreprise sous l’angle de la gouvernance et de la diversité institutionnelle.
Les coopératives sont des entreprises reposant sur un contrat d’association spécifique liant des sociétaires dans le but de mettre en œuvre une activité économique répondant à leurs besoins, sans recherche de profit individuel. Cette forme organisationnelle d’entreprise a émergé, s’est développé et institutionnalisé au xixe siècle en Europe afin de répondre aux besoins sociaux de la société industrielle en construction.
Les coopératives ont fait l’objet de travaux académiques. Au xixe siècle, les coopératives émergent comme les réalisations concrètes des auteurs de l’associationniste utopiques comme Fourier ou Cabet. Des auteurs classiques comme Marx (1965) ou Walras (1990) proposent une vision positive sur ces initiatives, tout en les laissant à la marge de l’économie pure ou de la grande transformation politique. Charles Gide contribue à leur institutionnalisation et leur développement à l’image des coopératives de consommateurs. Bien plus tard, des travaux néo classique de chercheurs américains entre 1950 et 1970, dont B. Ward (1958), Domar (1966), Vanek (1975) s’intéressent à l’entreprise auto-gérée et par 42extension à la coopérative. À cette époque, l’analyse porte sur la question de l’efficience de la forme autogérée par rapport à la firme capitaliste autour de deux thèmes : les objectifs et l’organisation interne.
Pourtant, les approches précitées ne permettent pas de prendre en considération les spécificités des coopératives de façon plus approfondie : les notions d’efficience ou d’opportunisme n’intègrent pas les notions de valeurs, de normes ou de justice sociale ; les finalités de l’action ne sont pas questionnées et les agents demeurent des individus supposés rationnels sans influence sur leur environnement. Des travaux récents (Barreto, 2010, Chevallier, 2011) critiquent le « réductionnisme » de l’économie standard qui réduit l’entreprise à un simple croisement de « flux » ou une entreprise financiarisée « liquide » (Colletis, 2010). Aujourd’hui, les analyses sectorielles sur les coopératives dominent : elles s’attachent à comprendre les avantages et les limites du modèle coopératif dans le cadre concurrentiel. Dès lors l’analyse des coopératives se focalise sur des questionnements sectoriels en termes de performance économique et d’organisation industrielle dans lesquels les approches gestionnaire et juridique sont privilégiées. Les approches gestionnaires s’attachent à comprendre les spécificités des modèles coopératifs d’organisations, par exemple dans le secteur agricole ou dans le secteur bancaire tandis que les approches juridiques questionnent l’actualité des règles de droit des coopératives (nouveaux statuts, simplification, évolution). Ces approches ne permettent pas d’appréhender au mieux les coopératives, et implicitement les débats autour de l’entreprise et de son rôle dans la société.
Les coopératives sont des organisations spécifiques régies par des règles internes différentes des autres formes d’organisations productives (entreprise lucrative, artisanale, ou familiale). Une coopérative est un groupement de personnes qui s’associent selon un ensemble de règles communes. Issues du droit coopératif, ces règles sont communes et obligatoires à toutes les coopératives, ce sont des règles instituées au sens de Desroche : par exemple, la règle démocratique « un homme = une voix », la gestion non lucrative des excédents, le montant obligatoire des réserves impartageables, etc. Émanant des aspirations du collectif de personnes de la coopérative, certaines sont propres à chaque coopérative et inscrite de façon plus ou moins formelle dans les statuts (objet social, qualité des membres, affectation des excédents, etc.). Les coopératives sont à la fois des entreprises avec une fonction économique, 43des collectifs d’acteurs sociaux associés dans une organisation formelle, et des institutions productrices de règles objectivées pouvant avoir une influence sur les rapports sociaux.
Insérées dans le marché, les coopératives s’insèrent dans un contexte institutionnel qui impose des contraintes économiques, politiques et sociales et elles sont sensibles aux phénomènes de financiarisation et de dérégulation de l’économie. Les processus de marchandisation et de concentration, à la recherche de la taille critique, se développent dans certains secteurs d’activité et affectent les coopératives. Pourtant ces processus ne sont pas sans incidences sur l’évolution des coopératives en termes d’activités (rapport d’usage, financement) et de gouvernance (engagement, démocratie) et s’accompagnent d’une reconfiguration des acteurs coopératifs et de leurs rapports avec les pouvoirs publics et les entreprises classiques.
Aujourd’hui, les coopératives sont questionnées sur leur raison d’existence. Les coopératives se seraient banalisées… sous cette thèse il faut comprendre que le processus de banalisation serait synonyme d’une perte d’identité, de valeurs, de caractéristiques qui les définissaient comme une entreprise unique par rapport à l’entreprise publique ou l’entreprise par action. De ce fait, leur raison d’être et leurs spécificités par rapport aux autres formes entrepreneuriales sont remises en question.
La thèse de la banalisation pose en creux la question de la diversité et de l’hégémonie de l’entreprise par actions : les coopératives ne suivent elles plus des objectifs, des règles d’action différentes de l’entreprise par actions, sa consœur symbole du capitalisme ? Dès lors, l’hybridation, les formes alternative entre le marché et l’entreprise par actions comme les coopératives, seraient des formes transitoires comme le soulevait Williamson à une époque (Ménard, 2012, 2009).
Dans ce contexte, les auteurs de ce dossier proposent d’analyser les coopératives comme des institutions productrices de règles pouvant avoir une influence sur les rapports économiques par l’étude des modes de coordination entre acteurs (approche conventionnaliste) ainsi que par l’analyse des règles plus globales du fait de leur inscription dans leur environnement socio-économique (approche institutionnaliste). Cette réflexion fait écho aux travaux récents sur la nature de l’entreprise (Baudry & Chassagnon, 2010).
44Le choix de centrer l’observation sur des formes d’entreprises spécifiques est source d’innovation dans une littérature principalement concentrée sur les entreprises qui fonctionnent plus sur des logiques hiérarchiques internes et concurrentielles internes que sur des logiques de coopération internes et externes.
Le dossier est composé de trois articles avec des apports complémentaires sur les coopératives. De façon transversale, ces articles questionnent la spécificité des coopératives dans une approche qui postule la diversité institutionnelle. Dans les trois articles, il est question de pouvoir et de démocratie dans l’entreprise, questionnement fondateur des sciences économiques et de gestion, mais souvent oublié. En effet, les trois articles soulignent la fragilité dans l’exercice de la démocratie dans les coopératives, poussant expliquer des processus de dégénérescence. Cependant, au-delà de ce constat, les auteurs montrent comment les coopératives renouvèlent leur système de règles, de conventions et de normes en interne comme en externe pour surmonter cette fragilité.
L’article d’Ansart, Artis et Monvoisin propose de revisiter la thèse de la banalisation dans une approche institutionnaliste qui postule la diversité des formes d’entreprises. En rejet d’une forme de domination de l’entreprise capitaliste, l’approche par le changement institutionnel permet de montrer comment les coopératives sont des organismes vivants qui se sont adaptés au fil des siècles, en fonction des contraintes économiques et sociales. Les auteurs montrent leur rôle dans la régulation sectorielle bancaire tant dans des périodes de fort libéralisme que dans des périodes plus administrées. Ce rôle, souvent invisible, atteste de la capacité d’adaptation et d’innovation des coopératives pour répondre aux besoins de leurs membres et de la communauté.
L’article de Caire et Chevallier présente une analyse fine des sociétaires participatifs dans les grandes coopératives et mutuelles en France, ces entreprises souvent critiquées pour leur manque de démocratie, leur banalisation et leur immobilisme. Les auteurs montrent qu’il n’existe pas un modèle unique de participation et d’exercice de la démocratie, ces derniers étant influencés par les activités de la coopérative, l’échelon territorial d’action et les modalités de la participation (modalités de vote, d’animation de l’assemblée générale par exemple). Bien que le constat atteste d’un affaiblissement de la participation, l’étude montre 45aussi toutes les initiatives mises en œuvre par les coopératives pour y faire face et l’attachement des sociétaires au modèle de la coopérative.
L’article de Maroudas et Rizopoulos déconstruit la thèse de la dégénérescence des coopératives et montre comment dans une gouvernance élargie, possible via l’inscription de chaque coopérative dans des réseaux plus larges constituent une condition favorable à la pérennisation du projet de démocratie économique des coopératives.
46Références bibliographiques
Barreto T. (2011), A theoretical Approach to Co-op Firms: Beyond Mainstream Reductionism, Annals of Public and Cooperative Economics, Vol. 82, Issue 2, p. 187-216.
Baudry B. et Chassagnon V. (2010), « The Close Relation Between Organization Theory and Oliver Williamson’s Transaction Cost Economics: A Theory of the Firm Perspective », Journal of Institutional Economics, Volume 6, no 4, p. 477-503.
Bazin C. et Malet J. (2009), Économie Sociale ; Bilan de l’emploi 2009, Recherches et Solidarités.
Chevallier M. (2011), Démesure de la réactivité et de l’expertise. Tempérance de la stabilité et du sens vécu. Le cas des coopératives, thèse en sciences économiques, soutenue le 16 novembre 2011, Université de Toulouse 1.
Colletis G. (2010), Intervention 23e Rencontres Jacques Cartier, 23 et 24 novembre 2010, IEP de Grenoble.
Domar E. (1966), « The Soviet Collective Farm as a Producer Cooperative », American Economic Review, vol. 56, p. 737-757.
Marx K. (1965), Œuvres, Économie, I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.
Ménard, C. (2009), « Oliver Williamson and the Economics of Hybrid Organizations » in Mario Morroni (éd.) Corporate Governance, Organization Design and the Firm. Cooperation and Outsourcing in the Global Economy. Cheltenham : Edward Elgar Pub. Chap. 5, p. 87-103.
Ménard, C. (2012), « Hybrid Modes of Organization. Alliances, Joint Ventures, Networks, and other “Strange” Animals » in R. Gibbons and J. Roberts, The Handbook of Organizational Economics, Princeton University Press, p. 1066-1108.
Vanek J. (1975), Self-management, economic liberation of man, Penguin.
Walras L. (1990), « Les associations populaires coopératives », in Auguste et Léon Walras, Œuvres complètes, Economica, vol. VI (recueil de textes écrits dans les années 1865-1868).
Ward B., (1958), « The Firm in Illyria: Market Syndicalism », American Economic Review, 48, 4, p. 566–568.
1 amelie.artis@iepg.fr
- Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- ISBN : 978-2-406-07390-1
- EAN : 9782406073901
- ISSN : 2554-9626
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07390-1.p.0041
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/12/2017
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français