Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Entre nature et histoire. Mœurs et coutumes dans la philosophie moderne
- Auteurs : Bottini (Giorgio), Simonetta (Laetitia), Toto (Francesco)
- Pages : 7 à 9
- Collection : Constitution de la modernité, n° 9
Article de collectif : 1/19 Suivant
AVANT-PROPOS
Cet ouvrage fait suite à un colloque ayant eu lieu à l’École normale supérieure de Lyon les 10 et 11 juin 2015. Notre réflexion a été enrichie, pour la publication, de contributions inédites. Le corpus porte sur des philosophes britanniques, italiens, allemands et français du xvie au xviiie siècle. La période choisie, de Machiavel à Kant, est celle où apparaît la forme moderne de l’État, parallèlement à l’ouverture des horizons géographiques. Ces deux phénomènes, considérés conjointement, remettent en cause la naturalité des formes de civilisation européenne et contribuent à faire naître l’intérêt des philosophes pour les mœurs, leur variété et leur valeur.
Nombreux sont les articles qui approchent la notion de mœurs dans une perspective politique, sous plusieurs angles cependant. Un angle juridique, d’abord, dans les travaux de Giorgio Bottini et de Valentin d’Agagno. Le premier montre en quoi les mœurs, chez Machiavel, constituent une force d’ordre matériel qui peut être formée par les lois lorsqu’elle est bonne, mais qui requiert une force également matérielle pour les conformer lorsqu’elles sont corrompues, celle de la violence du prince. Le second présente, à travers la critique de Burke, les deux conceptions du rapport entre le droit et les mœurs qui transparaissent dans la common law anglaise et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen française. Les articles d’Arnaud Milanèse et de Jacques-Louis Lantoine adoptent davantage un angle anthropologique qui examine le rapport des mœurs aux passions et à la raison : le premier met au jour l’idée selon laquelle les mœurs chez Hobbes s’enracinent dans des tendances universelles de la nature humaine et sont les produits des désirs humains, incarnant des rapports historiques de pouvoir et de domination. Dès lors disqualifiées comme fondement de la vertu, elles doivent être rectifiées par le gouvernement qui veut appliquer la paix sociale dictée par la loi naturelle. Le second montre que chez Spinoza, les mœurs, constituées par l’imagination des peuples, rassemblent autant qu’elles divisent. L’art politique consiste alors en un 8délicat équilibre qui ne peut viser le gouvernement de la raison qu’en jouant avec ce principe affectif essentiel à l’humanité. Enfin, Francesco Toto et Mariannina Falla abordent la question sous un angle moral. Chez Dom Deschamps qu’étudie Toto, si nos mœurs marquent de fait le règne de l’inégalité morale et de la violence juridique, elles peuvent et doivent être le moyen d’une communion spontanée des individus, d’un avènement de la morale, permis par le dépassement de la propriété, des besoins artificieux et des particularismes individuels. Falla réfléchit aussi au rapport des mœurs à la cohésion de la société chez Kant, en examinant quelles sont celles des habitudes sociales qui favorisent l’unité des individus, et celles qui au contraire œuvrent à leur division.
La question de l’unité et de la discorde induites par celle des mœurs se joue ensuite sur un plan plus vaste : celui des civilisations et non plus simplement des États. Ainsi, l’article d’Antonella Del Prete décrit les analyses du premier jésuite missionnaire en Chine, Matteo Ricci. La perspective du Jésuite est originale dans la mesure où, si elle n’est pas dénuée de valeur axiologique, elle cherche néanmoins les points de rencontre entre les deux civilisations, qui permettraient leur compréhension réciproque. La dialectique qui se joue entre l’universalité de la raison et la diversité des mœurs apparaît aussi centrale dans l’approche malebranchiste que présente Raffaele Carbone : l’Oratorien dénonce le fait que les lois de la coutume qui régissent les communautés humaines occultent la loi véritable qui est celle de l’ordre immuable.
Une autre série d’articles met en lumière la façon dont les mœurs s’ancrent dans les dispositions individuelles, qu’elles relèvent de l’usage du langage, du jugement, ou de la perception ; les mœurs sont bien au croisement de l’individuel et du collectif. Allant à l’encontre de l’interprétation selon laquelle le Descartes n’aurait envisagé l’homme que sous la forme d’une subjectivité abstraite, Élodie Cassan montre au contraire que l’homme est pour lui toujours intégré à une communauté culturelle et linguistique, ce dont on doit tirer les conséquences pour la recherche de la vérité. En effet, les mœurs forment avant tout les habitudes intellectuelles et langagières, qui, si elles sont mal réglées, constituent autant d’obstacles dans cette recherche et dans l’obtention de la sagesse. Cet « impensé qui pense en nous », s’il peut nous dérouter, peut tout aussi bien nous mettre sur la voie du salut selon Pascal. C’est ce qu’Alberto Frigo décèle dans les Pensées, où les mœurs recèlent un rôle déterminant dans la vie spirituelle. La force 9qui peut manquer à la volonté pour s’engager dans la foi est donnée par la coutume. Ici, la servitude de l’individu aux pratiques rituelles est au service de la vérité. Enfin, les articles de Laetitia Simonetta et d’Andrea Lamberti montrent le lien qu’entretiennent les notions de mœurs et de goût chez deux auteurs du xviiie siècle. À l’occasion d’une analyse du texte rousseauiste, la première rappelle le passage d’une compréhension rationaliste des mœurs que portait le projet jusnaturaliste de science des mœurs à une compréhension esthétique de cette question. La formation des mœurs suppose pour Rousseau une formation de la perception des individus, qui les rende apte à apprécier les valeurs. L’article de Lamberti montre qu’une évolution semblable se manifeste dans la pensée de Genovesi pour qui la morale ne doit pas être fondée sur un système normatif de préceptes mais sur un sens moral, qui peut être compris dans une théorie des goûts publics et qui se manifeste dans les mœurs.
L’article de Céline Spector se distingue par son approche critique car il interroge l’analyse qu’Althusser fait de Montesquieu. Indépendamment de ses limites, que l’auteur met au jour, la lecture d’Althusser révèle en creux que, chez Montesquieu, la pluralité des facteurs qui constituent les mœurs est la condition du respect de l’esprit de liberté et la barrière à toute normativité unique et à tout déterminisme.
Enfin, l’article de Jean-Claude Bourdin semble entrecroiser ces approches, en ce qu’il montre, à travers la lecture de plusieurs auteurs des Lumières, la circularité entre les notions de mœurs, de lois et d’opinion – qu’elle soit publique ou pas. Les mœurs apparaissent comme le levier central de toute société humaine, au croisement de l’action politique, de la moralité, de la sensibilité, recouvrant le vaste champ des actions et des perceptions.
Espérons que cet ouvrage, par la variété des auteurs qui sont abordés et des approches suivies, saura donner à la question des mœurs tout l’intérêt qu’elle mérite. D’autres avant nous ont abordé cette question, et nous espérons pouvoir contribuer à notre tour à la compréhension de son histoire.
Giogio Bottini,
Laetitia Simonetta,
Francesco Toto
- Thème CLIL : 4127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie éthique et politique
- ISBN : 978-2-406-07164-8
- EAN : 9782406071648
- ISSN : 2494-7407
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07164-8.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/11/2017
- Langue : Français