Présentation
- Publication type: Book chapter
- Book: Entre curiosité et espionnage. Le voyage du marquis de Poterat vers la mer Noire (1781)
- Pages: 7 to 63
- Collection: Mediterranean Studies, n° 5
Book chapter: 1/37 Next
Présentation
Le fonds Poterat est entré aux archives départementales du Loiret en 1974. Il est constitué par un ensemble de documents cédé par les descendants de la famille Poterat. Le fonds est surtout composé d’archives familiales (généalogies, actes de naissance, de mariage et de décès, documents relatifs à la comptabilité, diverses correspondances), d’archives seigneuriales et domaniales (titres de propriété, gestion), et de différents dossiers individuels. Une partie de cette documentation concerne les questions internationales. Elle est l’œuvre du marquis Pierre Claude de Poterat (1741-1820) qui a laissé, outre différents mémoires, divers documents relatifs à un voyage qu’il a effectué en 1781. Après être passé par les Pays-Bas et la Prusse, il se rend en Scandinavie puis, de là, voyage en Russie avant de revenir par la Hongrie et l’Autriche [cf. annexe 1]. Tout au long de ses différentes étapes, le marquis voyageur tient un journal dans lequel, jour après jour, il inscrit ses impressions et divers renseignements. Cette matière brute lui sert à la rédaction d’un long mémoire qui est remis au ministre Vergennes en 1782, sous le titre : Observations politiques, militaires et de commerce recueillies dans le cours d’un voyage fait pendant l’année 1781, tant dans les royaumes du nord de l’Europe qui sont situés sur les bords de la mer Baltique, que dans ceux qui sont dans la partie de l’ouest de la mer Noire. Poterat y livre une description de l’Europe du Nord et de l’Est, analyse la situation politique, militaire, économique et diplomatique des pays qu’il traverse, sans négliger de brosser une série de portraits individuels et collectifs. L’auteur laisse un texte dont l’étude s’inscrit dans la perspective d’une histoire des Relations Internationales renouvelée qui embrasse l’étude des rapports d’États à États, les considérations militaires et commerciales, ainsi que les représentations.
Le texte de Poterat se compose de six livrets, faisant un total 140 folios, sans compter différents documents annexes. La version conservée aux archives départementales du Loiret, qui sert de base à cette étude, est très probablement une copie de celle adressée à Vergennes. L’auteur
rédige son mémoire à partir de ses notes dès son retour en France dans la seconde moitié du mois de novembre 1781, puisqu’il indique avoir achevé son travail à Paris le 18 janvier 1782. La rédaction rapide explique sans doute qu’on y trouve un certain nombre d’erreurs qui parcourent le texte, que ce soit des mots oubliés ou une numérotation parfois incorrecte des articles et des folios. Par ailleurs, lors de la relecture, Poterat a procédé à plusieurs ajouts qui sont indiqués dans la marge. À la différence du journal de voyage qu’il tient au quotidien, il rédige les Observations avec du recul et organise son propos en chapitres et en articles. Entre les notes prises au jour le jour et le texte remis à Vergennes, l’auteur procède à une sélection pour construire un discours. Il occulte par exemple dans son mémoire toute la partie concernant son séjour à Vienne que l’on peut trouver dans son journal1. Par conséquent, il faut lire les Observations en gardant toujours présent à l’esprit que les informations qu’elles contiennent ont été délibérément choisies.
Récit ou rapport de voyage ?
Le voyage est consubstantiel de la mentalité des Lumières, du Grand Tour formateur des jeunes nobles à la pérégrination du curieux, la visite de pays étrangers est l’un des moyens les plus réputés pour acquérir de la connaissance. « Les voyages étendent l’esprit, l’élèvent, l’enrichissent de connaissances, & le guérissent des préjugés nationaux. C’est un genre d’étude auquel on ne supplée point par les livres, & par le rapport d’autrui ; il faut soi-même juger des hommes, des lieux, & des objets » écrit le chevalier Jaucourt dans l’article « Voyage » de l’Encyclopédie2. Celui qui se déplace pour découvrir, connaître et comprendre les pays étrangers et les autres hommes est l’une des grandes figures du siècle des Lumières. Bien que la définition du récit de voyage en tant que genre littéraire ait été soumise à une dure critique en raison de son caractère protéiforme3, il reste que les ouvrages relatant un déplacement à l’étranger
rencontrent un large public à partir du dernier tiers du xviie siècle. En France, le nombre de récits de voyage publié est multiplié par 4 entre 1700 et 1789 pour atteindre 2 000 titres. Dans cet ensemble, les pays du Nord, comprenant la Scandinavie et la Russie, occupent une place de plus en plus importante au fil du xviiie siècle, ce qui illustre la conscience que la différence commence à l’intérieur même de l’Europe et qu’elle n’a pas que des visages exotiques et lointains4. Entre narration et description, entre récit et documentation, entre aventure et information, la littérature de voyage est un espace ouvert. Elle s’organise autour d’un itinéraire menant le lecteur à la suite de l’auteur dans le temps et dans l’espace qui, ni l’un ni l’autre, ne s’écoulent nécessairement de manière régulière, à la réserve près du journal tenu au quotidien. Les étapes sont marquées par des lieux, des rencontres, des événements, des réflexions qui permettent de repérer la progression. En ce qui concerne les régions les moins familières au public, la mise en scène de l’auteur et le récit des péripéties permettent au lecteur de ressentir l’expérience du passage dans un véritable ailleurs. Les péripéties font partie du décor, elles participent à la construction d’une distance qui authentifie et valide le récit de voyage5. L’élargissement du lectorat au cours du siècle des Lumières autorise une diversification de la littérature de voyage dans laquelle l’aventure du déplacement en lui-même prime sur la valeur documentaire et la fonction classique de transmission de la connaissance6.
Au xviiie siècle, le voyage est plus qu’une expérience individuelle. Il doit servir à l’édification générale, à ouvrir de nouveaux horizons et être un vecteur de diffusion de la connaissance. Celui qui l’accomplit a, en quelque sorte, le devoir moral de faire partager son aventure à ses contemporains. Pour l’abbé Prévost, auteur d’une monumentale Histoire Générale des Voyages en 16 volumes publiés entre 1746 et 1761, « un véritable voyageur doit travailler pour la postérité autant que pour soi-même, et rendre ses écrits utiles à tout le monde7 ». Même si, naturellement, tous les voyageurs ne laissent pas de descriptions de leurs pérégrinations, la demande sociale et la curiosité du public incitent à
la production d’un témoignage. Mais le voyage n’est pas l’errance8 : « le principal but qu’on doit se proposer dans ses voyages, est sans contredit d’examiner les mœurs, les coutumes, le génie des autres nations, leur goût dominant, leurs arts, leurs sciences, leurs manufactures & leur commerce » précise Jaucourt dans son article de l’Encyclopédie consacré au voyage. Effectivement, l’observateur attentif du monde et le lecteur curieux partagent un idéal encyclopédique qui se traduit par une volonté d’embrasser les régions traversées de la manière la plus large possible, sans toutefois alourdir le propos par un excès de détails9. Ainsi, Diderot conseille-t-il au voyageur de choisir des interlocuteurs compétents pour connaître un pays étranger : le médecin pour la nature et les hommes d’un pays, l’homme d’État pour le gouvernement, le magistrat pour les lois et la police, le négociant pour le commerce et les manufactures, l’homme de lettres pour l’état des sciences et les progrès de l’esprit humain et, enfin, l’artiste pour connaître les productions de ses compatriotes10. Derrière ces recommandations se dessine le foisonnement des centres d’intérêt qui est la grande caractéristique du récit de voyage du xviiie siècle. Associés à l’exigence d’enrichissement de la connaissance, à la fois quantitatif et qualitatif, les témoignages sur l’étranger entraînent une pulvérisation des horizons du voyageur. L’organisation thématique de l’anthologie des voyageurs français en Russie de Claude de Grève montre bien la diversité des champs d’observation11. On décrit tout ce qui semble digne d’intérêt : les villes, la nature, on évoque l’histoire, la géographie, la société, les mœurs, la religion, la cuisine, les fêtes, la police et le caractère national. Naturellement, ces sujets ne sont pas l’apanage des écrivains-voyageurs français puisque, pour ne citer que lui, le contemporain de Poterat, l’anglais William Coxe, qui circule également en Pologne, en Scandinavie et en Russie, aborde aussi une grande diversité de sujets12.
Que ce soit pour la Russie ou les autres pays traversés, les sujets et les thèmes abordés dans les Observations ne permettent pas d’assimiler ce
texte au modèle général du récit de voyage. Les villes ne sont l’objet que de commentaires laconiques, et encore pas pour toutes. Poterat passe trois semaines à Saint-Pétersbourg mais ne dit pas un mot sur cette capitale, symbole de l’ouverture de la Russie sur l’Europe qui est devenue un passage obligé pour celui qui se rend dans l’empire des tsars. La nature est absente du récit, tout comme l’histoire, même si l’auteur a recours à la figure de Pierre le Grand. L’espace est brièvement évoqué, enfin, ce qui fait le quotidien des Russes est occulté. En revanche, le texte de Poterat est riche de tout ce qui fait la puissance d’un État : les forces et les faiblesses de son gouvernement, la qualité de son armée, l’état de ses finances et son potentiel commercial, autant d’objets d’attention qui sont examinés et détaillés bien au-delà de ce qu’on peut trouver dans les récits de voyage ordinaires. En l’occurrence, l’auteur ne partage pas avec ses contemporains la digne ambition de comprendre le monde et la diversité humaine, mais il vise avant tout à transmettre des informations qui entrent dans l’équation complexe de la puissance d’un pays. Le choix des thématiques s’explique par la finalité du texte et la qualité de son destinataire. Il n’est en effet ni destiné à être conservé par l’auteur, ni à être publié, mais doit être remis au comte de Vergennes, ministre des Affaires étrangères. Les Observations sont donc un mémoire politique, ce qui fonde son originalité et fait son intérêt.
À la différence de ce que l’on trouve chez beaucoup de voyageurs français, Poterat n’évoque que très rapidement les difficultés inhérentes au déplacement13. Refusant volontairement de donner les détails, il reste évasif sur « les dangers multipliés » qu’il a rencontrés, sur les « inquiétudes continuelles et pénibles » qui l’ont tourmenté, et sur le « grand nombre d’accidents » auxquels il a réchappé (chap. 23). À ces mésaventures propres à tout voyage lointain, Poterat ajoute les vols et les assassinats qui sont, à l’en croire, particulièrement fréquents en Russie. Il faut, écrit-il, « beaucoup de courage, ou de bonheur » pour circuler dans ce pays sans escorte, ce qui l’a prudemment conduit à se déplacer la nuit (chap. 13). En dehors de ces quelques informations, pas un mot sur les modes de déplacement, même si un autre document permet de savoir qu’il se déplace en voiture. Il ne donne aucune information sur les conditions d’hébergement dont la description est
pourtant, selon Daniel Roche, un des passages obligés des récits de voyage14.
Toutefois, les Observations laissent transparaître un élément permettant d’approcher l’une des modalités de la sociabilité des élites en déplacement. En effet, à plusieurs reprises, le marquis évoque les lettres de recommandation dont il est muni. En dehors de celles qu’il reçoit de Vergennes lui permettant d’être accueilli par les consuls et les ambassadeurs de France, il s’en procure d’autres pendant son périple. Certaines viennent de correspondants résidant en France, comme celle datée de Paris du 27 mars 1781 que Poterat reçoit alors qu’il se trouve en Hollande. Elle émane d’un certain de Baer à l’attention du comte Carl Scheffer, sénateur de Suède : « la présente lettre sera remise à votre excellence par Monsieur le marquis de Poterat, capitaine de cavalerie, attaché à la maison d’Orléans. Il voyage pour voir et pour connaître. Il est digne de toute la confiance de Votre Excellence et j’ose la supplier de vouloir bien l’honorer de sa bienveillance pour lui procurer les connaissances qu’il recherche15 ». Une autre lettre de recommandation, dont l’auteur est anonyme, est adressée au baron Patrick Alströmer, un des grands manufacturiers suédois. Elle décrit Poterat comme un « seigneur de très grande naissance16 », ce qui montre sinon la complaisance, du moins une certaine forme de politesse, sans doute inhérente à l’écriture de la lettre de recommandation qui, entre égaux, valorise autant l’auteur, pour lequel elle est un moyen de montrer la qualité de ses fréquentations, que le bénéficiaire. La production des lettres de recommandation s’inscrit dans une dynamique de la sociabilité qui s’entretient elle-même à partir de services rendus. Elle dessine un réseau de relations interpersonnelles fondées sur l’amitié ou sur les rapports hiérarchiques. Dans le cas du voyage de Poterat, ce réseau se constitue au fur et à mesure du déplacement, au fil des rencontres. Par exemple, Frédéric II de Prusse le recommande à sa sœur Louise-Ulrique, mère du roi de Suède Gustave III. En Russie, Poterat est également introduit à la cour, et rencontre l’impératrice Catherine II avec laquelle il a deux entretiens d’une heure. Les lettres de recommandation permettent de s’adresser à des interlocuteurs choisis,
de rencontrer des personnes importantes ou, plus simplement encore, de faciliter l’organisation matérielle du voyage, notamment le logement. Sous la plume de Poterat, ces lettres apparaissent comme nécessaires à la réussite de l’entreprise : « Dans le cours de mon voyage, et afin de le rendre autant agréable pour ma satisfaction particulière que profitable pour mon instruction, j’ai toujours eu le soin de me procurer des lettres de recommandation expédiées dans les formes les plus pressantes pour les principales maisons de commerce des villes dans lesquelles mes vues devaient me conduire, ainsi que pour tous les savants, les littérateurs, et les médecins les plus renommés. C’est à l’accueil que ces lettres m’ont procurés auprès des uns et des autres que j’ai dû l’agrément et la considération dont j’ai joui pendant tout le cours de mon voyage ainsi que les meilleurs et les plus certains renseignements que j’ai recueillis » (chap. 8, art. 7). Pour son voyage en Russie, Poterat prend soin de se munir de lettres de recommandation délivrées par le favori de Catherine II, le prince Potemkin, pour l’archevêque de Moscou et pour différents commandants. Il s’en procure également pour des médecins et des savants, des négociants de toutes nationalités, bref pour les « personnes marquantes » (chap. 10) des provinces qu’il prévoit de traverser. C’est, selon lui, une condition nécessaire, puisqu’il retarde son départ de Saint-Pétersbourg jusqu’à ce que Potemkin lui donne les lettres. Il n’a qu’à s’en féliciter par la suite, car il attribue à la recommandation du prince « [l’] existence infiniment agréable et très utile à mon instruction » (chap. 15) qu’il a eu à Krementchuk, ainsi que le bon accueil que lui a réservé le général Hannibal, gouverneur de Kherson. Poterat utilise également le réseau des négociants qui font partie de ses connaissances pour qu’il le recommande à leurs correspondants. Mais, par définition, la lettre de recommandation attire l’attention sur le bénéficiaire, c’est même sa raison d’être. Celles délivrées pour Poterat qui ont été conservées contiennent toutes, peu ou prou, que le marquis cherche à satisfaire sa curiosité pour sa propre édification, elles sont donc incompatibles avec un voyage discret. La mention des lettres de recommandation est la seule allusion récurrente du texte aux conditions de voyage, ce n’est pas un hasard. En effet, elles permettent à l’auteur de montrer la fiabilité des informations qu’il rapporte par la qualité et les compétences de ses interlocuteurs qui sont autant de sources de renseignements. Le contraste avec la discrétion sur les conditions matérielles du périple et l’exclusion de toute dimension anecdotique montrent bien le but de Poterat : il ne s’agit pas de divertir, mais d’informer.
Pourtant, bien que l’auteur demeure concentré sur son objet d’étude, au fil des folios, on trouve sous sa plume des éléments, des réflexions et des allusions disséminés qui immanquablement rappellent le récit de voyage de forme plus ordinaire. Il y a d’abord, évidemment, le support, puisqu’il s’agit d’un déplacement. S’il n’y a pas d’allusion à la chronologie, il est notamment impossible avec le seul mémoire de mesurer le temps passé à chaque étape, en revanche le lecteur suit précisément l’itinéraire de ville en ville. Ensuite, dans le passage consacré à la Russie, qui occupe l’essentiel du texte, on retrouve des réflexions éparses sur les mœurs et la civilisation de la Russie. Dans cette perspective, les stéréotypes dépréciatifs sur les Russes les plus courants sont passés en revue, comme on peut les retrouver chez d’autres voyageurs comme Chappe d’Auteroche. Les Observations de Poterat sont finalement d’une nature hybride qui relève avant tout du rapport d’agent, sans avoir toutefois la nature purement technique et informative des mémoires rédigés par les diplomates. Mais elles laissent, malgré tout, transparaître les impressions et les sentiments d’un voyageur confronté à un monde inconnu, et reflètent jusque dans leur ambiguïté la personnalité de leur auteur.
Entre éclectisme et intrigues :
la vie de Pierre Claude Poterat, marquis voyageur
Le marquis Pierre Claude Poterat n’est pas un inconnu pour les historiens. La période de sa vie postérieure à 1789 a déjà attiré l’attention, alors que les décennies précédentes n’ont guère été étudiées jusqu’à présent. De courtes notices biographiques erronées lui sont consacrées dans le Dictionnaire de la noblesse de De La Chenaye-Desbois, et dans la Biographie universelle ancienne et moderne de Michaud. En outre, plusieurs articles permettent d’en apprendre plus sur certains épisodes de sa vie17. On rencontre également Poterat dans les ouvrages traitant de
la diplomatie française à l’époque de la Révolution. En ce qui concerne les archives, les sources principales se trouvent dans le fonds éponyme des archives départementales du Loiret. Certaines de ses lettres, ainsi qu’un dossier personnel sont conservés aux archives du ministère des Affaires étrangères18.
Un officier de cavalerie entreprenant
Pierre Claude de Poterat est né à Troyes le 14 octobre 1741 d’une famille d’ancienne noblesse champenoise de petite fortune dont l’origine remonterait au xiie siècle, avec un certain Jean Poterat qui aurait vécu en souverain dans une région de Croatie19. La présence des Poterat n’est attestée en France qu’à partir du xvie siècle par le généalogiste d’Hozier. Il parvient à reconstituer les filiations de cette famille depuis cette époque et qualifie ses membres d’écuyer, puis de chevalier et leur attribue diverses seigneuries, mais jamais le titre de marquis, ce qui fait planer un doute sur sa validité. Cependant, Pierre Claude de Poterat le porte sans qu’il ait eu, semble-t-il, à s’en justifier. Il est le fils de Claude Poterat, qui termine sa carrière militaire avec le grade de brigadier des armées du roi, et de Élisabeth-Anne Paillot, fille d’un ancien maire de Troyes20. Bien qu’il soit l’aîné, il entre dans le régiment de cavalerie d’Orléans en 1754, puis sert en Allemagne pendant la guerre de Sept Ans. Il obtient ensuite une commission de capitaine de compagnie, puis une charge de commandant de régiment en 1767, avant de devenir lieutenant-colonel21. Il se marie en 1771 avec Angélique Madeleine le Dagre de Villeneuve (1754-1795), fille d’une famille de financiers anoblie au xviie siècle, originaire de Beaugency et seigneur de Mardereau à Cléry-Saint-André, non loin d’Orléans22. Un fils naît de
cette union, Pierre Abraham (1773-1839) qui se distingue par une brillante carrière de marin et plusieurs ouvrages sur la navigation23. L’année même de sa naissance, son père rédige des mémoires sur l’éducation et, ultérieurement, un livre de géométrie qui demeure à l’état de manuscrit24. En 1779, Pierre Claude de Poterat intègre le 6e régiment de Chevaux Légers dans lequel il est capitaine commandant. Mais depuis plusieurs années déjà, le marquis a d’autres activités. Dans les années 1760, il rédige un ouvrage publié en 1780 de manière anonyme à Lausanne sous le titre Observations politiques et morales de finance et de commerce. Ou examen approfondi d’un ouvrage de M. R***, de Genève, sur l’emprunt et l’impôt25. Le propos du livre est plus général que le titre ne le laisse entendre, car l’auteur y livre ses analyses sur des matières économiques, financières, mais aussi politiques. Il annonce ainsi plusieurs des thèmes qu’il reprend par la suite dans les Observations. Poterat est également impliqué dans la vie politique puisqu’en 1771, il est dépêché par l’assemblée des notables de Troyes pour aller demander au duc de Bourbon sa protection pour la ville26. Le marquis a surtout des projets économiques, son objectif est d’acquérir un territoire pour y développer un commerce. En 1775, il commence par présenter un projet d’acquisition de Luz en Navarre qui, selon lui, serait souverain. Il veut en faire un entrepôt commercial entre la France et l’Espagne, grâce à l’asile qu’il offrira à « tous les gens persécutés pour leurs opinions » qui pourront y défricher les terres et développer l’élevage27. Poterat s’intéresse beaucoup à l’Amérique du Nord, au point de rédiger un mémoire dans lequel il souligne l’intérêt que la France aurait à rétablir son protectorat sur la Louisiane cédée à l’Espagne en 176228. L’Amérique représente également pour lui une terre pleine de promesses commerciales. En 1776, il demande à avoir la concession de l’île à Vache, proche de Saint-Domingue. Mais il essuie un
refus sans doute parce que l’île a déjà été concédée au duc de Praslin29. Poterat est aussi l’auteur d’un mémoire non daté, mais antérieur à 1789, dans lequel il dit avoir fondé une société destinée au commerce maritime de productions agricoles et demande à pouvoir exploiter un domaine dans les Vosges30.
Poterat se passionne par ailleurs pour les affaires internationales, en particulier à l’occasion de la guerre d’Indépendance américaine. En juin 1776, il envoie un mémoire à Vergennes dans lequel il propose de débarquer en Amérique avec un corps de d’artilleurs et d’officiers, pour mettre ses compétences au service des Insurgent, « qui font la guerre avec plus de courage que de science ». Il se porte également volontaire pour conduire des négociations secrètes auprès du Congrès des États-Unis. Son argumentation pour faire valoir sa candidature est des plus directes : « je porte un nom connu, j’ai de la fortune, je suis placé et j’ai l’espérance de l’être mieux. Je n’ai ni dettes, ni aucunes de ces affaires désagréables qui engagent à s’expatrier. Je suis estimé généralement, et j’ose dire que je mérite de l’être31 ». Le ministre rejette la proposition lui confiant tout de même que « si le gouvernement songeait à faire passer quelqu’un en Amérique, je crois qu’il ne pourrait faire de meilleur choix que d’employer un officier qui joint la théorie à la pratique, et dont la trempe d’esprit paraît être de ne point connaître d’obstacles parce qu’il se sent la force de les surmonter32 ». Qu’à cela ne tienne, Poterat ne renonce pas et offre de négocier un traité de commerce avec les États-Unis33. Il réitère ensuite sa première proposition dans un « Mémoire concernant la levée d’un corps de troupes légères pour le service des Américains », en date du 1er novembre 1776. Il s’y présente comme particulièrement intéressé par l’issue de la guerre, tant comme français que comme citoyen du monde : « Comme français, j’ai dû craindre de voir troubler la tranquillité de ma nation par une suite naturelle de leurs débats [aux Américains] avec la métropole, et comme citoyen du
monde, parce que c’est la cause de tous les hommes34 ». Il offre à nouveau de rendre de multiples services, en particulier de venir en Amérique avec des hommes versés dans l’artillerie et du matériel de guerre afin d’inspirer aux Insurgent la confiance qu’il estime mériter. Ensuite, il évoque la possibilité de prendre le commandement d’un régiment de 2 000 à 2 500 hommes qui pratiquerait la petite guerre car, écrit-il, « le service des troupes légères me convient davantage, il est plus analogue à l’activité de mon caractère, si il est infiniment plus périlleux, il fournit aussi des occasions plus fréquentes de servir avec éclat35 ». Malgré un nouveau refus, Poterat reste persuadé qu’il peut être utile. En 1777, il adresse de nouvelles demandes à Vergennes et rencontre l’ambassadeur américain Benjamin Franklin à Paris, sans toutefois que ces différentes démarches ne produisent quoi que ce soit de concret.
L’entreprenant marquis change alors de stratégie et d’interlocuteur. Après un voyage en Allemagne, il porte son attention sur les conditions de la future paix européenne en livrant ses réflexions à Maurepas36, mais ses suggestions ne retiennent pas l’attention du ministère. Si les relations de Poterat avec Vergennes et Maurepas semblent avoir été plutôt bonnes, en revanche ses rapports avec Necker ont été des plus mauvais. Lors de son séjour à Copenhague, à la fin du mois de mai et au début du mois de juin 1781, il adresse un mémoire sur le commerce du sel à Vergennes qu’il omet volontairement de signer. Poterat espère ainsi que le ministre puisse le remettre sans crainte à Necker, car « il se pourrait qu’il [Necker] eut l’esprit assez petit ou assez injuste pour le rejeter par cela seul qu’il viendrait de moi dont il ne peut ignorer les sentiments37 ». C’est à cette époque que Pierre Claude Poterat entreprend son voyage en Europe du Nord et en Russie entre mars et novembre 1781. Il a alors quarante ans, dispose d’une solide expérience militaire,
d’une bonne connaissance des affaires internationales, auxquelles il a consacré plusieurs mémoires, et parle l’allemand et l’italien. Mais en plus, il s’est montré un esprit curieux, fécond en projets de toutes sortes, éclectique, peut-être trop, prompt à donner des conseils, ayant un avis et un jugement sur tout.
À son retour de voyage, il reprend ses fonctions militaires. Il est élevé au rang de major en 1784, puis demande à prendre sa retraite l’année suivante et perçoit une pension militaire. On le retrouve en 1789, lorsqu’il participe à la rédaction du cahier de doléances de la noblesse du bailliage de Troyes. À cette occasion, il présente sa candidature pour représenter son ordre à Versailles, mais il est largement battu38.
Un espion malheureux
La vie de Poterat change avec la Révolution. Dès 1789, il circule entre les grands centres d’émigration français en particulier Turin, Londres, les Pays-Bas, la Suisse et l’Allemagne39. Il transporte des messages secrets et codés parfois sous le nom d’emprunt de Thomas Bourgeois, négociant. Il entre au service du prince de Condé auquel il sert d’informateur et d’agent de liaisons avec les autres grandes figures de l’émigration française. Il ne perd pas son habitude de rédiger des mémoires pour faire connaître son opinion, en livrant, par exemple, à Condé un mémoire sur l’état politique de l’Europe à la fin de 178940. Malgré le secret nécessaire à ses différentes missions, Poterat qui ne rate pas une occasion de briller. à l’étranger, il fréquente volontiers les salons des personnalités importantes et des ambassadeurs, comme lors de son passage à Turin en 1789. Après une année de déplacements incessants, il est de retour sur ses terres de l’Orléanais en 179041. Il déclare alors son attachement aux principes nouveaux puisqu’à l’occasion de la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, il prononce un discours dans lequel il exprime son
optimisme et sa confiance face aux changements récemment survenus42. Cette proclamation publique est un leurre stratégique car Poterat demeure attaché à la monarchie traditionnelle43. Mais comme les relations qu’il a eues avec les émigrés ne lui ont pas apporté la considération qu’il estime mériter, il entre en contact avec les personnalités les plus éminentes de l’Assemblée nationale et offre de nouveau ses services, allant jusqu’à solliciter la place de ministre des Affaires étrangères alors que le poste est occupé44. En 1792, Poterat est parvenu à gagner la confiance de personnalités importantes, notamment les ministres des Affaires étrangères successifs, d’abord Lessart, auquel il présente son projet de commerce de la mer Noire pour faire pièce à domination anglaise dans le Nord45, puis son successeur Dumouriez. En 1792, ce ministre charge Poterat de reprendre contact avec l’impératrice Catherine II et le roi de Pologne Stanislas Auguste qu’il avait connus lors de son voyage de 1781. Il s’agit en réalité par ce biais d’entrer discrètement en relation avec ces deux souverains pour les détourner des intrigues anti-françaises fomentées par les Anglais et les Autrichiens. Mais le stratagème est éventé et définitivement abandonné lorsque Dumouriez quitte les Affaires étrangères en juin 179246. Poterat continue à rédiger des mémoires sur le commerce et à offrir ses services, puisqu’il adresse en 1793 à Hérault de Séchelles, ministre des Relations extérieures, un texte sur les moyens de négocier
la paix avec l’Angleterre et, naturellement, se propose vainement pour remplir cette mission47. Néanmoins, Poterat paraît avoir bénéficié d’une certaine crédibilité auprès du Comité de Salut Public qui lui demande de rédiger un mémoire sur la neutralité armée48. Mais ses spéculations sur les subsistances lui valent d’être considéré comme suspect et arrêté peu avant Thermidor49. Libéré après la chute de Robespierre, Poterat conserve des appuis au sein du Comité de Salut Public pour lequel il rédige plusieurs mémoires sur le commerce de la mer Noire et de la mer Caspienne50. Mais c’est finalement dans la diplomatie secrète qu’il est employé en 1795.
À l’origine de cette promotion se trouve une nouvelle sollicitation du ci-devant marquis. Il propose de négocier avec les Autrichiens par le biais de leur ministre des Affaires étrangères, le baron Thugut, qu’il a connu lors de son voyage de 1781, avec lequel il est entré en correspondance. Cette fois, il parvient à convaincre Charles-François Delacroix, ministre des Affaires étrangères de 1795 à 1797, et le Directeur Jean François Reubell qui croyait en ses capacités même si, semble-t-il, il n’appréciait guère l’homme51. Poterat est envoyé en mission secrète, sans autres interlocuteurs que le ministre et le Directoire52. En août 1795, il quitte Paris pour la Suisse puis Ratisbonne. Il entretient alors une double correspondance, l’une avec les royalistes, et l’autre dans le cadre de sa mission diplomatique. Il se rend à Vienne, non pour négocier à proprement parler puisqu’il n’a aucun pouvoir écrit, mais pour connaître
le sentiment des Autrichiens sur l’hypothèse d’une paix séparée53. Malgré un premier échec, le Directoire lui adresse de nouvelles instructions avec lesquelles il retourne à Vienne en novembre 179554. Il n’obtient de nouveau aucun résultat et se replie à Bâle où il conçoit le projet de « révolutionner la Souabe » pour lequel il demande à Carnot d’avoir le commandement d’une armée55. Mais le Directoire ne lui assigne qu’une mission d’informateur et d’agitateur chargé d’encourager les soulèvements des révolutionnaires du sud de l’Allemagne au moyen, comme il l’écrit, d’une « machine d’espionnage et de propagande ». Sa mission est brusquement interrompue en mars 1796 par ordre du Directoire. Il est raccompagné en France sous bonne escorte et ses papiers saisis. Il subit des interrogatoires et reste détenu quelques temps. Les raisons précises de ce rappel ne sont pas éclaircies. Poterat s’estime victime d’une vengeance personnelle orchestrée par le général Laborde et l’ambassadeur de la République en Suisse, Barthélemy, dont il avait démasqué les malversations et qui étaient tous deux envieux du succès prochain qu’il était sur le point de remporter. En effet, Poterat assure qu’il était parvenu à gagner Condé à la cause de la Révolution, et que le prince était sur le point de faire agir 7 à 8 000 émigrés dans le sud de l’Allemagne56. En fait, il semble bien que ce soit les relations de Poterat avec Condé qui aient causé sa perte et éveillé, à juste titre semble-t-il, la suspicion sur son double jeu57. Le Directoire lui reproche également d’avoir fourni de
faux renseignements pour pousser à une intervention militaire française dans le sud de l’Allemagne. Ses papiers sont saisis dans le cadre d’une enquête qui doit statuer sur sa culpabilité58.
La disgrâce ne calme pas l’ardeur de Poterat, puisqu’à la fin de l’année 1796, la mort de l’impératrice Catherine II lui donne l’occasion de livrer ses réflexions sur la situation de la Russie59. Il reparaît en Autriche en 1797, mais s’en fait rapidement expulser sur ordre express de Thugut qui le contraint à signer un engagement à ne plus venir en Allemagne60. Dans les années qui suivent, son objectif principal est de convaincre qu’il a servi fidèlement et d’obtenir un dédommagement pour les dépenses qu’il a engagées61. Il demande que ses papiers soient examinés pour prouver sa bonne foi, puis lui soient restitués62. Il réitère vainement ses réclamations jusqu’à la fin de sa vie, sans jamais obtenir satisfaction63. Dans l’immédiat Poterat, revenu à Mardereau, est préoccupé par sa situation financière difficile : « maintenant toutes mes ressources sont épuisées. Cependant il faut bien que j’existe d’une manière quelconque, ou que je périsse64 » . Il doit honorer les dettes qu’il a contractées pour ses missions à l’étranger, alors qu’une partie de son patrimoine a été placé sous séquestre puisque son fils, qui sert dans la marine espagnole, est considéré comme émigré. Dans un mémoire probablement rédigé en 1798, Poterat fait le point sur sa situation et sur les possibilités qui lui restent pour trouver à s’employer. Il écarte d’abord l’hypothèse de passer au service d’un autre pays que le sien ; ensuite, il constate que la carrière militaire lui est fermée, principalement en raison de son âge puisqu’il a une soixantaine d’années ; et, enfin, qu’il ne peut se lancer dans le commerce faute de capitaux. « Il ne me reste donc plus de ressources que dans la carrière diplomatique, et peut-être est-ce celle dans laquelle j’aurais pu être employé le plus utilement. Mais j’ai été écarté de
cette carrière d’une manière infiniment injuste […] trop de loyauté dans mes correspondances, trop d’exactitude à remplir les vues et les ordres d’un ministre qui m’avait donné sa parole de ne jamais communiquer mes lettres, voilà ce qui m’a perdu65 ». Cependant, toujours persuadé de ses talents, Poterat laisse entendre qu’il pourrait encore servir pour des opérations « difficiles et hasardeuses », et propose de remplir une mission de renseignement secrète passant par Vienne et la Russie pour aller rejoindre Talleyrand à Constantinople66.
Mais l’heure de Poterat est passée. Il se trouve à Paris au début du Consulat où il se présente comme un « propriétaire et ancien militaire » qui accepte la constitution de l’an VIII67. La soixantaine et le régime impérial semblent avoir quelque peu émoussé la vigueur de Poterat, même s’il reste actif comme en atteste un « Mémoire sur les moyens d’assurer pour une longue suite d’années, sous l’influence de la France, la paix générale sur le continent, l’indépendance des neutres et la liberté de commerce sur toutes les mers » rédigé en 1806. Ce texte comprend un long développement sur la Russie, son histoire, ses forces et ses faiblesses68. Contrairement à ce qui est parfois écrit, notamment par Albert Sorel, Poterat ne meurt pas en 1808. Il passe les dernières années de sa vie à Paris, alors que les affaires de sa famille prennent un cours plus favorable avec le retour de la monarchie. Son fils Pierre-Abraham est fait Chevalier de Saint-Louis en 1814, alors que lui-même reçoit l’année suivante la décoration du Lys pour « son dévouement et sa fidélité au roi69 ». Pierre Claude Poterat meurt à Paris, âgé de 79 ans, en juin 182070. Bien que le patrimoine de famille soit toujours dans l’Orléanais, aucun inventaire après-décès au nom de Poterat n’est enregistré chez maître Fustier, notaire à Cléry-Saint-André pour l’année 1820.
Finalement, à l’issue d’une existence mouvementée, durant laquelle il a beaucoup sollicité, beaucoup entrepris mais, in fine, peu réussi, le marquis Pierre Claude de Poterat laisse de lui une image pour le moins contrastée. Hâbleur, amateur de femmes, reconstruisant volontiers le passé pour se faire valoir, comme lorsqu’il dit avoir été un des sept prisonniers libérés de la Bastille le 14 juillet 178971, il a eu incontestablement plus
d’idées que de moyens. L’étude de son voyage de 1781 permet de trouver des témoignages mettant en avant plusieurs de ses qualités. Une certaine Thérèse de Salm Reifferschind, qui le rencontre à Copenhague, lui trouve « beaucoup d’esprit et de connaissances » et en déduit qu’il « paraît avoir vécu dans la meilleure société72 ». Le marquis de Vérac, ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, l’accueille en juillet et août 1781. Il signale à Vergennes son zèle, son « activité peu commune et ses lumières forts étendues sur les grands objets de commerce et d’administration73 ». Le principal ministre de Louis XVI est plus mesuré. S’il reconnaît les qualités de Poterat dans des termes identiques à ceux de l’ambassadeur, il déplore son manque d’expérience et sa vivacité excessive74. En 1799, le rédacteur anonyme d’une note sur un de ses mémoires lui trouve « une tête active, une imagination féconde en ressources75 ». En revanche, d’autres témoignages lui sont moins favorables. Thugut qui l’a rencontré à plusieurs reprises le décrit comme un « odieux intrigailleur76 ». Les historiens ont généralement été plus durs. Albert Sorel estime qu’au moment même de sa mission à Vienne il est déjà « très discrédité, [il est] un citoyen très équivoque », « un aventurier cynique », « mélange d’escroc, d’espion, de spadassin de lettres, déclassé de tous les mondes, irrégulier de toutes les carrières… » et qu’il est « tombé dans le service occulte de la République par l’agiotage et les complots77 ». Plus récemment, Claude Michaud évoquait son « activisme brouillon et l’amateurisme d’un agent de fortune78 ». Ces jugements sont fondés sur la période durant laquelle l’activité de Poterat est la mieux connue alors que, paradoxalement, il était chargé de missions secrètes. Il est vrai que pendant ces années il a multiplié les combinaisons qui n’ont pas été heureuses.
À considérer l’ensemble de son existence telle qu’elle vient d’être retracée dans les grandes lignes, ressortent d’abord le dynamisme et
l’éclectisme de Poterat. Il est curieux de tout, s’intéresse aux questions internationales, à l’économie et au commerce. Sa réflexion s’étend de l’Amérique à la Russie, de la mer Noire à la Baltique. Le second point important est son besoin d’être reconnu et utilisé à ce qu’il estime être sa juste valeur. Il n’est pas un spectateur, mais un acteur. Il ne cesse en effet, pendant une trentaine d’années, d’adresser des mémoires qui ont davantage pour finalité de montrer la pertinence de ses réflexions et la profondeur de ses vues que de délivrer des informations. Il est bien un donneur d’avis invétéré, pris dans une course en avant qui le pousse en quelque sorte à « produire de la pensée » pour être considéré, et à se porter fréquemment candidat pour des missions difficiles. Le dernier point à remarquer est le goût de Poterat pour l’intrigue, la diplomatie secrète, l’espionnage, la manipulation et les combinaisons. Il n’est pas surprenant que sa propension à agir dans l’ombre et à jouer double jeu lui ait valu la méfiance de ses contemporains, et par conséquent la réserve des historiens.
Ces traits du caractère de Poterat, qui se manifestent dès les années 1770, permettent de mieux saisir la nature de son rapport de voyage de 1781, et de comprendre pourquoi, alors que personne ne lui a rien demandé, il décide de partir pour un périple de plusieurs mois qui le mène jusqu’aux rivages de la mer Noire.
Conditions et objectifs du voyage
Genèse d’un long périple
L’idée d’un voyage dans le Nord mûrit chez Poterat au cours de l’année 1779. En avril 1780, il écrit à Vergennes pour lui demander un rendez-vous afin de l’entretenir de son projet79. Les enveloppes des lettres de Vergennes à Poterat montrent qu’à ce moment-là, le marquis réside à Paris, à l’hôtel de Valois, rue de Richelieu. À l’occasion de sa rencontre avec le ministre le 15 mai 1780, Poterat lui remet, tout comme à Maurepas, un mémoire dans lequel il expose les raisons qui le poussent à entreprendre son voyage. Il assure avoir accumulé depuis 20 ans des
connaissances sur « les différentes parties de l’administration » c’est-à-dire sur les affaires militaires, les finances, la politique, les lois et surtout la marche du commerce. Il en a tiré un plan d’administration générale qu’il a présenté deux ans plus tôt à Maurepas. Il s’agit maintenant pour Poterat de vérifier in situ ses idées et la justesse de ses vues. Il compte visiter le Danemark, la Suède, la Russie, la Pologne, la Prusse, l’Autriche, la Hongrie, la Turquie européenne et revenir en France par l’Italie80. Il se fixe 7 objectifs : « 1 : Quelle est l’espèce et l’étendue des ressources naturelles et artificielles de ces différentes puissances ? 2 : Sur quel pied est leur état militaire de terre et de mer, jusqu’à quel point elles peuvent le porter et pendant combien de temps leurs facultés peuvent leur permettre de le soutenir ainsi ? 3 : Dans quel état sont leurs places de guerre et si leurs arsenaux sont bien approvisionnés ? 4 : Quelle est l’importance et l’espèce de leur commerce d’exportation et d’importation ? 5 : Quel est le terme de l’accroissement que les progrès de l’industrie peuvent procurer à ce commerce ? 6 : Quels sont les moyens les plus faciles et les plus efficaces pour servir ou pour contrecarrer leurs projets de toutes les espèces ? 7 : Enfin, afin de juger en pleine connaissance de cause d’après toutes ces considérations réunies et combinées quelle est la somme d’attention que la France doit apporter à cultiver l’amitié de chacune d’elles ou à prévenir leur ressentiment ? De sorte que sur des données aussi certaines, il lui soit facile de régler le véritable plan de conduite qu’elle doit tenir envers elles, c’est-à-dire de déterminer jusqu’à quel point il est nécessaire qu’elle s’occupe des moyens d’appauvrir sensiblement celles dont elle aurait quelque chose à redouter un jour, et ceux d’ajouter des ressources de celles qui pourraient être ou devenir utiles à ses intérêts81 ». Ces motivations laissent paraître un Poterat qui se présente comme un curieux, avide d’apprendre pour nourrir une réflexion qu’il veut mettre au service du gouvernement. Pour remplir ses objectifs, il demande à bénéficier d’une commission royale82, et que le roi prenne en charge le coût du voyage de deux personnes qu’il choisira
pour l’accompagner. L’une l’aidera à recueillir des renseignements et à observer ce qui touche au commerce, et l’autre se consacrera aux questions relatives aux places de guerre et aux arsenaux. Cependant, il ne fait pas de la prise en charge de ces deux compagnons une condition nécessaire à son voyage. Il fait bien, car il n’obtient aucune assistance financière et ne part qu’avec deux domestiques, dont un dénommé Coursable qui lui sert aussi de secrétaire83. En revanche, Poterat reçoit les encouragements de Vergennes qui se dit tout disposé à lui fournir les passeports et les lettres de recommandation dont il pourrait avoir besoin84. Mais avant de partir, Poterat, qui sert dans la cavalerie, doit encore recevoir le congé du prince de Montbarrey, ministre de la guerre. Il semble l’avoir obtenu sans grande difficulté, alors que la question du versement de ses appointements n’est pas réglée au moment de son départ.
Poterat part de Paris le 17 mars 1781. Il a prévu un itinéraire de voyage, a un objet d’étude, mais il reste encore à savoir qu’elles pouvaient être les informations dont il dispose alors. À aucun moment dans son texte Poterat ne mentionne la moindre source, ni un quelconque auteur qu’il aurait lu pour se renseigner. La seule allusion à des lectures antérieures se trouve dans le chapitre consacré à la Suède : « D’après la lecture des actes publics et des différents discours prononcés par le roi [Gustave III] dans les assemblées des diètes et du sénat qui sont postérieurs à la révolution, comme d’après les récits exagérés de quelques enthousiastes, je m’attendais à trouver le royaume de Suède dans le plus brillant état de prospérité, et à voir une grande nation dès longtemps célèbre, parvenue à un très haut degré de puissance et de bonheur… » (chap. 6). Cet extrait laisse entendre qu’il a lu la propagande gustavienne ainsi que des comptes-rendus sur la Révolution de Suède. Or, comme ce pays n’est qu’une étape de son voyage, et considérant la curiosité du personnage, on peut assurer qu’il s’est renseigné sur la Russie, l’objet principal de son périple. Par ailleurs, il continue à s’informer au cours de ses déplacements. Avant de prendre la direction de la mer Noire, il profite de son séjour à Saint-Pétersbourg pour « rassembler des renseignements
certains sur les différentes contrées que je devais parcourir » (chap. 10). Poterat lit et s’informe, mais qu’a-t-il lu ? Il n’est pas possible de le dire. À l’époque du voyage de Poterat, il existe une littérature relativement abondante sur la Russie accessible au lecteur français, qui permet d’avoir une idée préconçue sur le pays et ses habitants. L’empire des tsars est considéré comme un cas d’espèce dans la réflexion des Lumières permettant de mettre à l’épreuve les notions de progrès et de civilisation85. Au xviiie siècle, les principales publications françaises sur la Russie sont l’Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand, de Voltaire, publié entre 1759 et 1763, et le Voyage en Sibérie de Chappe d’Auteroche en 1768. Il est fort probable que Poterat ait lu, ou au moins ait eu une connaissance indirecte, de cet ouvrage qui a connu un grand retentissement86. C’est le premier récit de voyage sur la Russie disponible en français depuis près d’un demi-siècle. Le portrait très négatif qu’il fait des Russes s’inscrit à contre courant d’une certaine russophilie qui prévaut depuis l’avènement de Catherine II. L’on retrouve dans les Observations de Poterat plusieurs défauts et travers des Russes déjà évoqués par Chappe d’Auteroche. Le marquis a aussi pu avoir des informations dans des ouvrages étrangers traduits87, ou encore par le biais de dictionnaires ou d’encyclopédies88. Pour la Russie, comme pour les autres pays qu’il traverse, Poterat n’arrive donc pas en « observateur vierge », il a des idées préétablies que son voyage doit lui permettre de vérifier ou d’infirmer.
Voyageur et informateur
En dehors de son contenu informatif, le mémoire de Poterat peut aussi être considéré comme un exercice de style destiné à montrer les
capacités de l’auteur à acquérir des renseignements fiables. Il développe un véritable discours de la méthode sur l’art de les obtenir. Poterat évoque les rencontres qu’il a pu avoir avec des personnes idoines, que ce soit des souverains (Frédéric II, Catherine II et Joseph II) ou des ministres, pour les affaires politiques, des négociants pour les questions relatives au commerce, mais aussi des rencontres de hasard, comme cet officier suédois qui lui parle de la navigation en Baltique, ou ces prêtres orthodoxes desquels il apprend les ambitions de Catherine II sur les provinces européennes de l’Empire ottoman, ou encore ces grands propriétaires polonais et hongrois qui achèvent de le convaincre de l’intérêt du commerce de la mer Noire. L’évocation de ces interlocuteurs permet de valider les informations avancées par l’auteur, mais également de faire valoir son entregent. Il y a chez Poterat la volonté de faire reconnaître la solidité de son travail en soulignant ses compétences. C’est ainsi qu’il justifie par les connaissances qu’il a pu acquérir lors de son passage à Amsterdam, ses affirmations sur le commerce de la Baltique et la justesse de ses observations sur la qualité des matériaux de marine.
Le choix d’interlocuteurs compétents est une condition nécessaire pour obtenir des renseignements, mais il ne saurait suffire à celui qui cherche à en savoir plus que ce qu’on est disposé à lui dire. Poterat fait plusieurs allusions à l’habileté avec laquelle il est parvenu à soutirer des informations. L’une des techniques qu’il dit avoir adoptées à plusieurs reprises est celle du faux naïf, consistant à jouer l’ingénu, à feindre un manque de connaissances, voire de réflexion, à manifester une grande admiration pour ce qu’on lui montre, afin de flatter la vanité de son interlocuteur et de l’amener à en dire plus qu’il ne le souhaiterait. Il en use ainsi avec le général Hannibal, gouverneur de Kherson, qui lui dit finalement tout ce qu’il désirait savoir sur le port : « Mon système de tout admirer et de paraître ne me connaître en rien m’a merveilleusement servi auprès de lui » (chap. 17). Poterat sait aussi enflammer la discussion pour amener son interlocuteur à trop parler. Il assure qu’il a procédé de la sorte avec Joseph II lors de leurs discussions à Vienne : « par l’extrême variété des objets que je rassemblais à dessein sous ses yeux, il m’a souvent confié beaucoup de choses dans la chaleur du discours, sur lesquelles il aurait peut-être été plus prudent de ne me rien laisser pénétrer » (chap. 8, art. 2). Le voyageur français sait également profiter de la vulnérabilité des personnes qu’il rencontre, en particulier les étrangers travaillant en Russie. Partant de l’idée qu’ils sont tous déçus par leurs divers employeurs, Poterat les flatte en leur promettant des places en
France pour les inciter à lui livrer des renseignements confidentiels. Grâce à ce moyen, il obtient du professeur Pallas à Moscou des informations sur la Sibérie, et de l’ingénieur suisse Plan des précisions sur le port de Kherson et la flotte que l’impératrice compte y entretenir. Mais il arrive aussi à Poterat d’être confronté à forte partie, en particulier lors d’un dîner chez le prince Potemkin au cours du duquel il évolue en milieu hostile face aux ambassadeurs d’Autriche, de Portugal et surtout d’Angleterre : « Ce dîner était une affaire de combinaison, dans laquelle chacune des parties avait son but particulier. Je ne doutais pas que les uns avaient résolu de m’embarrasser, les autres de m’affubler de quelques bons [mots] ridicules et tous de me faire causer afin d’arrêter, d’après mes discours, leur opinion sur ma personne, sur ma manière de voir, sur les vues et les intentions qu’ils me supposaient » (chap. 10). Il relate cette rencontre en montrant comment il a su éviter les pièges tendus par les uns et défendre l’honneur de la France face aux attaques des autres, sans jamais se départir de la plus parfaite des courtoisies. Par l’ensemble des moyens qu’il dit avoir utilisé pour glaner des informations et la subtilité de sa répartie, Poterat rappelle le portrait du négociateur idéal tel qu’il est brossé au début du xviiie siècle par François de Callières : un homme à l’esprit aiguisé, qui ne se découvre pas, capable de dissimuler et de conduire des discussions dans lesquelles il fera dire à ses interlocuteurs ce qu’il désire apprendre sans se découvrir lui-même89. Dans ses Observations, Poterat cherche à montrer qu’il possède l’économie de la parole et, qu’à ce titre, il pourrait faire un parfait diplomate et un redoutable espion.
La lecture du mémoire et des archives montre que s’il n’est pas un informateur envoyé pour une quelconque mission secrète, Poterat n’est pas non plus un voyageur banal. Dans l’autorisation de voyage qu’il lui délivre, Vergennes lui demande d’examiner « les observations politiques, militaires et de finance que vous recueillerez chez les différents peuples que vous vous proposez de voir », et l’assure qu’il se servira de lui s’il se présente quelques négociations à mener permettant de montrer son zèle et ses capacités90. A posteriori, une vingtaine d’années après son voyage, Poterat affirme que le mémoire qu’il a tiré de son journal a été réalisé à la demande de Louis XVI, ce qui paraît bien douteux91. Cette affirmation
laisse néanmoins planer une certaine ambiguïté sur la nature du voyage. Cette impression peut être confirmée par d’autres documents. Lorsqu’il est à Copenhague, Poterat rédige plusieurs dépêches destinées à Vergennes dans lesquelles il lui expose les observations qu’il a pu faire jusque-là en Prusse et au Danemark. Dans la première d’entre elles qui ait été conservée, datée du 20 mai 1781, il s’excuse de la franchise de son ton et de la liberté qu’il prend, « sans mission », de faire part au ministre de ses observations sur les carences du service du roi en Europe du Nord pour l’approvisionnement en matériaux de marine92. Bien qu’il ne soit effectivement pas dépêché par son gouvernement, Poterat est tout de même muni de lettres de recommandation de Vergennes lui permettant d’entrer aisément en relation avec les diplomates de Louis XVI. Le fait que Vérac précise au ministre qu’il a réservé à Poterat « l’accueil [qu’il] devait à un voyageur honoré de [sa] recommandation93 », montre que malgré tout il n’est pas un voyageur ordinaire. Son activité dans la capitale russe le confirme. Il se renseigne sur le marché des fournitures de construction navale et sur les manœuvres des Anglais pour s’en rendre maître. Mais, faute de chiffre, il renonce à envoyer le fruit de ses investigations à Versailles : « L’importance de tous ces détails m’a paru d’une telle conséquence que je n’ai osé ni les hasarder dans une lettre en clair, qui aurait sûrement été ouverte dans quelques bureaux des postes, ni confier une pareille lettre à tel voyageur que ce fût » (chap. 8, art. 3)94.
Pourtant Poterat n’est pas aussi avisé qu’il croit l’être. Très rapidement son voyage éveille les soupçons. Une lettre rédigée par une de ses connaissances de Copenhague, cherche à percer les motifs de son voyage. Il ne peut s’agir de parfaire son instruction, puisque le marquis est âgé de 40 ans ; ce n’est pas non plus de la curiosité « il en faudrait une sérieuse dose pour voir le Danemark, c’est donc de la politique […] il est peut-être chargé de quelques missions particulières95 ». Malgré la prudence que Poterat affiche dans le choix des courriers qu’il envoie, il se fait reprendre par Vergennes. Le ministre lui répond dès qu’il reçoit ses lettres de Copenhague pour lui demander de garder par-devers lui
les notes et les mémoires qu’il a rédigés. Il juge que les premiers courriers de Poterat contenaient des choses « qui n’étaient nullement faites pour être confiées à la poste », et ajoute que le marquis « a du zèle et des connaissances, mais il lui manque l’expérience, et sa vivacité pourrait le compromettre, d’ailleurs il est sans mission, et il est au moins inutile de laisser supposer qu’il voyage par ordre du gouvernement, ce qui n’est pas96 ». Cependant, malgré cette mise à distance, le voyage de Poterat à Saint-Pétersbourg et à Kherson n’est pas tout à fait étranger au gouvernement français. Par le séjour qu’il fait dans les nouvelles provinces méridionales de la Russie, Poterat remplit de fait une partie de la mission confiée à l’ambassadeur Vérac qui était chargé de glaner des renseignements sur les conditions du commerce de la mer Noire. C’est la raison pour laquelle Vergennes non seulement approuve que le diplomate ait convaincu Poterat de faire ce voyage vers le sud, mais aussi qu’il écrit au supérieur militaire du marquis pour lui demander d’accorder une prolongation de congé et le versement des appointements pendant le temps de son absence97. D’ailleurs, une fois sur place, Poterat ne se comporte pas comme une simple curieux et conserve une relation privilégiée avec son gouvernement et ses représentants à l’étranger. Il prend par exemple des notes sur les sondes du Dniepr et achète un plan réalisé par l’administration russe avec « ordre de me l’adresser sous le couvert de M. le comte de Vergennes par l’intermédiaire de M. de St Priest [ambassadeur de France à Constantinople] » (chap. 17, art. 5). En partant de Vienne, l’ambassadeur de Louis XVI, le baron de Breteuil, lui délivre un passeport indiquant il est chargé de ses dépêches98. L’attitude ambiguë de Poterat, lui vaut une certaine suspicion qu’il éprouve à son corps défendant. À son entrée en Galicie le 21 octobre 1781, il subit une fouille approfondie de la douane autrichienne qui cherche à s’emparer des observations qu’il a pu faire lors de son séjour en Russie et d’un supposé traité conclu par son entremise entre Catherine II et Louis XVI [cf. annexe 7 et 8].
Il semble finalement bien difficile de caractériser le statut de Poterat qui n’est de toute évidence ni un simple visiteur avide d’ouvrir ses horizons, ni un agent de son gouvernement en mission. De cette ambiguïté découle l’originalité et la richesse de son texte qui ne relève ni du récit
de voyage classique, ni du rapport d’espion, mais des deux à la fois. Cette bivalence, ainsi que l’insistance avec laquelle Poterat cherche à montrer ses capacités, l’application qu’il met à rédiger son texte, tout comme la trajectoire générale de son existence incitent à croire que l’objectif du mémoire est non seulement de donner des informations, mais surtout de prouver son aptitude à servir le gouvernement dans les pays étrangers. Cette hypothèse peut aussi s’appuyer sur une lettre que lui adresse Vergennes plusieurs mois après son retour en France. Le ministre l’informe qu’il montrera le mémoire à Louis XVI, lorsqu’il pourra lui présenter le désir de Poterat de servir les Affaires étrangères. Vergennes veut également savoir la fonction qu’il aimerait occuper et le traitement qu’il souhaiterait recevoir au sein de ce département99. Ces demandes ne présagent de rien, puisque Poterat ne rejoindra jamais les Affaires étrangères, alors même que son texte apporte de précieux renseignements pour la diplomatie française sur l’Europe du Nord et de l’Est.
Un voyage d’investigation sur les fournitures navales
Dans le mémoire de Poterat, il existe une grande disparité dans la place accordée à chacun des pays visités. Si l’on considère le nombre de folios consacré à chacun d’eux, on constate la part prépondérante de la Russie (77% du texte), viennent ensuite la Pologne (7%), les deux royaumes scandinaves (6%), l’Allemagne, Hambourg et la Prusse (4%), les Pays-Bas Autrichiens et la Hollande (3%), la Hongrie (3%). Dans la présentation de voyage faite aux ministres français avant son départ, Poterat n’indiquait pas la place relative qu’il entendait accorder à chacun des pays qu’il visiterait. D’après les documents conservés, il ne paraît pas avoir accordé, avant son départ du moins, une attention prépondérante à la Russie. Pourtant, le rapport final fait de l’empire de Catherine II l’objet principal des réflexions de son auteur, ce qui conduit à s’interroger sur la différence entre le projet initial et sa réalisation. Une série de circonstances ont en effet amené Poterat à modifier la durée et l’itinéraire de son voyage.
Le premier changement significatif survient alors qu’il se trouve à Copenhague en mai 1781. Il ne compte passer que deux semaines dans la capitale danoise pour poursuivre ensuite sa route vers la Suède. Il souhaite se rendre à Göteborg pour voir le port et y rencontrer le manufacturier Patrick Alströmer, puis passer par les mines du centre
du pays avant d’aller en Russie100. Cependant, il rallonge son séjour à Copenhague à la demande de l’ambassadeur de France, de La Houze, qui insiste pour qu’il rencontre le roi de Danemark Christian VII101. Ce contretemps mineur contraint Poterat à raccourcir son séjour en Suède et à renoncer à visiter Göteborg pour passer plus rapidement en Russie. C’est là que le voyage de Poterat prend une direction qui n’était pas prévue au départ. À Amsterdam, d’abord, en Prusse, ensuite, puis au Danemark et en Suède, enfin à Riga, le marquis constate, comme il l’écrit rétrospectivement, l’influence prépondérante de l’Angleterre dans le Nord. Il est notamment frappé par le fait que : « le commerce des munitions navales y était entièrement à la merci des intrigues et des guinées de la Grande-Bretagne et qu’il en résultait des embarras perpétuels pour l’approvisionnement des ports du roi et des occasions de friponneries énormes de la part des agents de la marine102 ». D’après les différentes archives disponibles et l’étude des Observations, il ressort en effet que la question des munitions navales, c’est-à-dire du commerce des fournitures nécessaires à l’armement des navires, est l’un des objets essentiels, sinon le principal centre d’intérêt de Poterat. Alors qu’il est encore en Scandinavie, il se dit pressé de se rendre à Riga « où la nature, le choix, le commerce et le prix des matures attirent puissamment mon attention103 ». Cet intérêt pour les questions des fournitures navales conditionne finalement une grande partie du voyage.
À son arrivée à Saint-Pétersbourg au début de juillet 1781, Poterat rencontre l’ambassadeur de France, le marquis de Vérac avec lequel l’entente est visiblement bonne104. Le diplomate le convainc de modifier son itinéraire, qui devait le faire repartir en Pologne, pour se diriger vers le sud, l’Ukraine et les nouveaux établissements de Nouvelle-Russie en bordure de la mer Noire : « il [Vérac] m’invita avec beaucoup d’instances à changer la direction de mon itinéraire, à revenir par l’intérieur de la Moscovie et de l’Ukraine sous le prétexte de voir Moscou, et de
pénétrer ensuite dans les établissements nouveaux que l’impératrice forme maintenant vers l’embouchure du Dnieper et les frontières de la Crimée » (chap. 10). Pour lui donner les moyens de poursuivre sa route, Poterat demande à Vérac d’écrire au comte d’Appremont, le colonel du régiment de cavalerie dans lequel il sert, pour obtenir l’autorisation de revenir en France après le 15 septembre, comme c’était initialement prévu. L’ambassadeur doit également demander que les appointements du marquis lui soient versés pendant son absence105. Le changement de programme est d’autant moins difficile à réaliser que le prince Potemkin, gouverneur de Nouvelle-Russie, encourage les étrangers à aller visiter sa province. Il propose d’ailleurs de délivrer à Poterat, avant même qu’il n’en fasse la demande, les lettres de recommandation dont il pourrait avoir besoin pour se rendre vers Kherson et la mer Noire106. De manière générale, l’ensemble du mémoire de Poterat, plus particulièrement les parties consacrées à la Russie, reflètent son intérêt pour la question des fournitures de marine qui est évoquée explicitement à plusieurs reprises dans le texte. Il s’accompagne d’une autre préoccupation centrale qui concerne la situation internationale.
Dans un mémoire adressé à l’archevêque de Toulouse en 1787, soit six ans après son voyage, le marquis revient sur les raisons qui l’ont poussé à entreprendre son long périple et les présente sous un jour différent : « je n’ai poussé aussi loin mon voyage dans le Nord, je n’ai porté une attention aussi suivie que je l’ai fait sur les affaires politiques, militaires et de commerce des nations qui habitent ces contrées malheureuses, que parce que tandis que j’éprouvais le danger des vues ambitieuses des cours de Vienne et de Pétersbourg, je voyais dans le même temps que le roi n’avait que des moyens insuffisants d’être bien instruit du véritable état des choses. Vous savez Monseigneur qu’on est rarement bien [fondé] sur des oui-dire de gens suspects ou prévenus, ou sur les rapports de ministres qui ne sont pas les maîtres de dépenser les sommes nécessaires pour payer les bonnes informations, et c’est ce qui était alors107 ». La finalité du déplacement n’est plus celle que Poterat avait présentée à Vergennes et à Maurepas avant son départ. La curiosité personnelle a cédé la place à une mission de renseignement à finalité
politique. Il s’agit en l’occurrence non pas de voyager pour acquérir des connaissances personnelles ou vérifier des hypothèses, mais avant tout de recueillir des renseignements susceptibles d’intéresser le gouvernement sur les agissements de puissances étrangères dans un espace méconnu. Poterat passe donc de voyageur curieux à informateur. Ce changement est lié à la prise de conscience chez l’auteur de l’importance de la question du commerce des fournitures navales dans le contexte de la guerre d’Indépendance américaine.
L’espace baltique est la principale zone de production de matériaux de marine dans l’Europe du xviiie siècle : le bois pour les mâtures et la coque, le goudron pour l’étanchéité, le chanvre pour les toiles et les voiles, le fer pour diverses fixations et les ancres. La demande en munitions navales déjà importante en période de paix l’est davantage encore durant les conflits. La capacité d’un belligérant à maintenir un approvisionnement régulier en matériaux de marine pour construire, armer ou réparer ses vaisseaux de guerre, devient un enjeu primordial. Or, les Français, déjà peu présents dans le Nord pendant les périodes de paix, en sont absents durant les conflits du xviiie siècle les opposant aux Anglais. Du point de vue naval, la guerre de Sept Ans a démontré la nette supériorité de l’Angleterre sur la France, puisqu’en 1763 la première possède 111 vaisseaux de ligne contre 47 pour la seconde, sans parler de la puissance de feu, de la qualité des équipages ou du commandement108. Au début du règne de Louis XVI, la situation de la flotte française n’est guère brillante. Le secrétaire d’état à la Marine, Antoine de Sartine lance alors un programme de construction de navires pour combler une partie du retard sur l’Angleterre109. Mais dans les années 1770, l’augmentation générale de la demande de grandes pièces de bois résultant du développement de la construction navale européenne épuise les zones de production habituelles proches des ports de Russie, de Pologne et de Prusse. La concurrence accrue de la demande anglaise, la nécessité d’exploiter des forêts plus lointaines entraînent un renchérissement du coût d’achat et de transport des matériaux de marine. Ce contexte d’ensemble peu favorable ajoute de nouvelles difficultés à celles plus structurelles que rencontre le système d’approvisionnement français en fournitures de marine russes : « [leur] extraction se fait par des entrepreneurs de Paris pour ce qui regarde la marine, qui emploient
un agent français chargé d’accomplir les demandes de ses commettants conformément à leur marché, mais cet agent, n’ayant pas les droits réservés aux seuls nationaux de l’empire, paie le double et souvent la triple revente. […] Cette marche dans les opérations hausse nécessairement le prix des matières. L’agent d’ailleurs est souvent obligé de s’accommoder de celles qu’il trouve, même inférieures en qualité parce que les entraves du gouvernement local lui en font une loi », témoigne un mémoire de 1780110. Pour honorer ses contrats, le principal fournisseur de la Marine, Dujardin de Ruzé, est obligé de racheter les bois à des maisons de commerce anglaises. Elles dominent alors le marché russe d’exportation de cette matière grâce à leurs connaissances des spécificités locales, l’ancienneté de leurs réseaux et leur envergure financière. Si le système fonctionne globalement en période de paix, il montre rapidement ses limites lorsque la guerre éclate. Les maisons anglaises qui avaient déjà tendance à réserver les plus belles pièces de bois à leurs compatriotes avant le conflit, sont davantage enclines à le faire avec l’ouverture de la guerre d’Indépendance américaine111. Les arsenaux français n’ont alors pas de véritables réserves, il faut commander du bois à l’étranger, surtout du pin et du sapin pour les mâtures112. Mais avec l’order in Council du 5 août 1778, le gouvernement anglais autorise ses corsaires à arraisonner les bâtiments neutres transportant des fournitures navales destinées aux ports ennemis113. Cette politique porte rapidement ses fruits comme en témoigne l’ambassadeur suédois à Versailles : « La France se trouve à présent dans une position gênée relativement aux munitions navales, […] l’Angleterre s’empare de tous les bâtiments neutres qui en sont chargés114 ». Même s’il n’y a pas de pénurie, l’arraisonnement des navires suédois, danois et surtout hollandais perturbe véritablement l’approvisionnement des arsenaux royaux. La formation de la Ligue des Neutres en 1780 ne change pas fondamentalement la situation.
Les déprédations des corsaires anglais ne sont pas la seule contrainte pesant sur le commerce des fournitures navales destinées à la France. Il
faut y ajouter le manque de maisons françaises dans le Nord en général, en Russie en particulier, qui prive le gouvernement d’interlocuteurs privilégiés115. Il en résulte deux difficultés majeures, déjà sensibles en période de paix mais encore accentuées pendant les conflits. La première est l’incapacité à construire des réseaux d’approvisionnement solides, fiables, capables en toutes circonstances de répondre aux besoins de la Marine, tant qualitativement que quantitativement. Au moment du voyage de Poterat, la maison Raimbert, principal acteur du commerce français de Saint-Pétersbourg qui fournit du chanvre aux arsenaux royaux, se trouve confrontée à une situation difficile à cause de la concurrence des Anglais. Non seulement ils achètent prioritairement les produits de marine de première qualité, mais ils parviennent aussi à affréter des navires neutres pour les transporter. Par conséquent, la qualité des fournitures de marine destinées aux arsenaux français se dégrade, alors même que leur coût de transport sous pavillon neutre se renchérit. Pour pallier le manque d’envergure de la maison Raimbert, le marquis de Castries, secrétaire d’état à la Marine, décide de faire également appel à des négociants hollandais travaillant pour des maisons allemandes116. En 1781, les réseaux d’approvisionnement français de munitions navales en Russie sont en pleine restructuration afin de trouver une parade aux entraves que met l’Angleterre tant sur l’achat de matériaux de marine russe, que sur leur transport jusqu’en France. La seconde grande difficulté structurelle concerne l’intelligence économique, c’est-à-dire la capacité à acquérir une information fiable. Au moment de la guerre d’Indépendance américaine, il n’y a qu’un poste consulaire français en Russie, celui de Saint-Pétersbourg, mais il n’y a personne pour représenter les intérêts du commerce français à Riga, ce que Poterat juge « extraordinaire » et « impolitique » (chap. 8, art. 1). Après la guerre de Succession d’Autriche, il y a une timide prise de conscience du secrétariat d’état à la Marine du manque d’information sur le marché des fournitures navales de l’espace baltique117. Mais dans
la seconde moitié du siècle, il n’y a ni volonté politique, ni envie des milieux du négoce de se doter des moyens d’être renseigné régulièrement sur l’état des productions nordiques118. Poterat ne manque d’ailleurs pas de faire remarquer à Castries les connaissances approximatives et erronées que l’on a en France sur le commerce septentrional : « je puis vous assurer qu’en France nous n’avons aucune idée bien juste sur le commerce des mers Baltique et du Nord. Tous les renseignements que j’avais pris avant mon départ auprès des personnes qui passent pour être les mieux instruites dans cette partie, se trouvent faux, et je suis obligé de me faire à cet égard un système absolument neuf119 ».
Il faut dire que Poterat voyage dans le Nord dans un moment de tension particulière pour les approvisionnements en fourniture navale. Avant même son arrivée en Russie, il a senti toute l’importance de cette question rapportée au contexte de la guerre franco-anglaise. Il intègre le commerce du Nord en général, les approvisionnements de matériaux de marine en particulier, à l’équation globale de la lutte contre l’Angleterre. Il est d’ailleurs significatif à cet égard qu’il se prononce pour le rattachement des consuls aux Affaires étrangères en lieu et place de la Marine120. Dans son texte, Poterat mêle des sentiments anti-anglais aux considérations sur les fournitures de matériaux de construction navale de la Baltique. La conjonction de ces deux éléments l’amène à la thèse centrale de son mémoire : la promotion du commerce avec la Russie via la mer Noire.
Le contexte :
les mutations géopolitiques de l’Europe orientale
La progression russe vers la mer Noire et ses conséquences
L’idée de développer des relations commerciales directes entre la France et la Russie en passant par la Méditerranée, puis la mer Noire se retrouve tout au long du xviiie siècle. Déjà en 1703-1704, l’envoyé de Louis XIV à Moscou, Jean-Casimir Baluze, en avait discuté directement avec le tsar Pierre le Grand121. La mer Noire commence à apparaître dans l’horizon de la diplomatie française à la fin des années 1730 à l’occasion de la médiation du marquis de Villeneuve dans la guerre russo-ottomane de 1736-1739. Le diplomate doit exhorter les Turcs à rejeter la demande russe de libre de navigation en mer Noire122. Versailles craint le développement de la marine russe dans cette région qui pourrait, à terme, menacer Constantinople puis intervenir dans le Levant. Bien que le port d’Azov soit restitué aux Russes lors de la paix de Belgrade en 1739, ceux-ci n’obtiennent pas pour autant le droit d’y armer des navires de haute mer. Les marchands russes ont la possibilité de faire du commerce sur les bâtiments turcs, en revanche aucun navire portant pavillon russe n’est autorisé à naviguer en mer Noire. Pourtant, dans les années 1750, l’impératrice Elisabeth encourage la formation de la compagnie d’Azov afin d’écouler les marchandises de son pays
sous pavillon ottoman vers Constantinople et, au-delà, vers l’Italie. Le chevalier d’Eon, qui se trouve alors en mission en Russie, signale les avantages que la France pourrait en tirer. Le flottage du bois sur les grands fleuves coulant vers le sud, le Don en particulier, permettrait de réduire de moitié le coût du transport des bois par rapport à la voie de Saint-Pétersbourg, la compagnie pourrait également vendre des articles persans à moindre coût. Enfin, et surtout, le commerce des produits russes par la Méditerranée serait placé hors d’atteinte des Anglais et permettrait aux négociants français d’en tirer des profits importants123. Finalement, bien que la Compagnie d’Azov ait rapidement périclité, puisqu’elle disparaît en 1762, son existence en pleine guerre de Sept Ans a attiré l’attention sur les avantages que la France pourrait tirer du développement du commerce de la mer Noire.
Malgré quelques réflexions isolées, notamment sur le commerce du tabac d’Ukraine au milieu du xviiie siècle124, les Français ne recommencent à s’intéresser véritablement au commerce de la mer Noire qu’au lendemain du traité de Paris en 1763. La guerre de Sept Ans a mis en évidence la nécessité d’assurer un approvisionnement sûr, régulier et direct en matériaux de marine. C’est pourquoi l’évaluation des potentialités du commerce de la mer Noire figure parmi les missions confiées au baron Tott qui est nommé en qualité de consul général de France en Crimée en 1767125. C’est également à cette période l’un des objets qui attire l’attention du comte de Vergennes, ambassadeur à Constantinople entre 1755 et 1768. En 1767, il rédige un mémoire dans lequel il résume les obstacles qui entravent le commerce français en mer Noire : d’abord, le refus des autorités ottomanes de laisser quelques pavillons étrangers que ce soit franchir les détroits des Dardanelles et du Bosphore ; ensuite, la férocité et la barbarie des populations de son littoral nord et, enfin, les restrictions générales de la législation ottomane126. Le successeur de Vergennes à Constantinople, le comte de Saint-Priest, montre davantage d’enthousiasme pour le commerce de la mer Noire. Il signale en
particulier l’intérêt du port d’Otchakov, au débouché du Boug et du Dniepr, qui pourrait faire fonction d’entrepôt d’un vaste hinterland constitué des régions drainées par les deux fleuves et leurs affluents127. Il serait possible d’y entreposer des grains, de la viande de bœuf, du tabac, et des matériaux de marine, chanvre, lin, bois et goudron. Mais tant que la Porte refuse la libre navigation des étrangers en mer Noire, il n’est pas possible de développer de véritables échanges avec la France.
Les questions commerciales ne sont pas cependant pas le seul centre d’intérêt de Versailles dans la région. Dans les années 1760, la politique française en Europe orientale se caractérise par une hostilité marquée envers la Russie. Dans l’instruction dressée au baron de Breteuil, qui part à Saint-Pétersbourg en 1762, Louis XV l’exprime sans détours : « Vous savez déjà, et je le répéterai ici bien clairement, que l’unique objet de ma politique avec la Russie est de l’éloigner autant qu’il sera possible des affaires de l’Europe128 ». Le retour du duc de Choiseul aux Affaires étrangères en 1766 donne une impulsion supplémentaire à la politique anti-russe de Versailles puisqu’il demande à Vergennes, de pousser la Porte à déclarer la guerre à la Russie129. Dans le cadre d’une stratégie d’endiguement de la puissance russe, la région de la mer Noire, la Crimée en particulier, a son rôle à tenir. Le consul français à Bahçesaray, capitale du khan, campe un personnage paradoxal puisqu’il n’y a aucun commerce français direct en Crimée, ni négociant installé
sur place. Il est en réalité un agent de renseignement, accusé d’être un agitateur ayant pour mission de fomenter des troubles entre la Porte et la Russie. En juillet 1768, à la suite d’un énième incident de frontière, le sultan Mustafa III déclare la guerre à Catherine II, à la grande satisfaction de Choiseul qui écrit : « La guerre est donc déclarée ! C’était le premier objet de nos vœux130 ».
La guerre fait éclater la supériorité de l’armée russe. Dès le printemps 1769, elle s’empare du littoral de la mer d’Azov, à l’automne elle conquiert la Moldavie et Bucarest. L’année suivante est celle des grands succès. D’abord sur mer avec l’éclatante victoire d’Alexis Orlov à Tchesmé du 5 au 7 juillet 1770 ; ensuite, deux semaines plus tard sur terre, à Kagul en Moldavie, où 17 000 Russes battent une armée turco-tatars de 150 000 hommes131. Finalement, cette guerre que Catherine II n’a pas voulue lui permet de faire des progrès importants qui lui sont reconnus par le traité de Kutchuk-Kaïnardji du 21 juillet 1774132. Les Russes écartent la médiation française pour traiter directement avec leur ennemi. Ils obtiennent le contrôle de l’embouchure du Don, la mainmise sur le détroit de Kertch, qui permet de passer de la mer d’Azov à la mer Noire, le Kouban, l’embouchure du Dniepr, avec Kinbourn, et généralement la liberté de navigation et le passage des détroits vers la Méditerranée, alors que la Crimée accède à l’indépendance [cf. annexe 2]133. La mer Noire n’est plus une mare nostrum turque, alors que la mer d’Azov devient russe. La paix de Kutchuk-Kaïnardji est d’une importance considérable, car elle consacre autant la faiblesse turque que la puissance militaire russe, sur mer en particulier. Elle laisse présager les prochaines priorités de Catherine II autour de la mer Noire : l’acquisition de la Crimée et d’Otchakov, pour libérer totalement l’embouchure du Dniepr134. À plus long terme, la victoire navale de Tchesmé et le libre
passage des bâtiments russes par les détroits ouvrent la perspective de la présence russe en mer Égée et en Méditerranée orientale.
C’est peu de dire que les conditions de la paix de Kutchuk-Kaïnardji mécontentent Versailles, en particulier le nouveau ministre des Affaires étrangères, Vergennes, qui se place dans une tradition faisant de l’Empire ottoman une pièce importante de l’équilibre européen135. Il décide cependant d’abandonner la voie de l’opposition systématique à la Russie pour privilégier celle de la diplomatie136. La médiation du comte de Saint-Priest, ambassadeur à Constantinople, permet d’apaiser les tensions nées d’interprétations divergentes des clauses du traité de 1774, notamment à propos de la navigation russe en mer Noire137. L’intervention du diplomate français permet la conclusion de la convention d’Aïnali-Kavac, le 21 mars 1779, qui met un terme à la guerre civile opposant alors en Crimée deux prétendants au khanat, et reconnaît par son article 6 le libre passage des navires russes par les détroits du Bosphore et des Dardanelles.
La guerre russo-ottomane marque un tournant dans l’histoire du commerce de la mer Noire. Elle survient alors que les Français ont déjà entamé une réflexion à ce sujet. Avant même la conclusion de la
paix de Kutchuk-Kaïnardji, Saint-Priest signale à son gouvernement les conséquences positives que pourrait avoir la victoire russe. Certes, Catherine II serait en mesure de menacer Constantinople, mais surtout il serait possible de faire de la capitale ottomane un entrepôt pour le commerce franco-russe138. Mais le gros avantage serait de développer des échanges à couvert des Anglais et de pouvoir ainsi concurrencer leurs exportations de produits coloniaux sur le marché russe. Les avantages du commerce méridional n’ont pas échappé à Catherine II qui confie à son favori, le prince Potemkin, le soin de le faire prospérer. Le centre de ce nouveau négoce doit être la cité de Kherson, officiellement créée le 19 juin 1778139. La ville, fondée sur le bas Dniepr, se développe sous l’impulsion volontariste de Potemkin qui y fait venir des prisonniers, des artisans et des soldats140. Elle est pensée par le prince pour être à la fois le port de la future flotte de la mer Noire, et l’entrepôt des marchandises russes destinées à être exportées vers la Méditerranée. La fondation de Kherson est voulue comme une répétition de ce qu’avait fait Pierre le Grand dans le Nord avec Saint-Pétersbourg qui sert de modèle141. Mais Kherson peut aussi devenir le débouché d’une partie du commerce de Pologne qui connaît de sérieuses perturbations consécutives au premier partage du pays en 1772. Dantzig est alors devenu le seul débouché de la Pologne sur la Baltique, mais le port se trouve enclavé dans des territoires sous domination prussienne [cf. annexe 3]. Frédéric II a établi des droits prohibitifs sur le cours de la Vistule pour détourner vers ses propres ports les flux d’exportation des productions polonaises. L’empereur Joseph II lui fait concurrence et suit, dans une moindre mesure, la même
politique en faveur du port de Trieste. Dès lors, la voie de Kherson devient une alternative tout à fait crédible pour exporter les marchandises polonaises, à laquelle la diplomatie française se montre attentive142. Peu avant le voyage de Poterat, des négociants de Constantinople avaient déjà tenté de fonder une compagnie de commerce pour exporter les produits polonais par la mer Noire143. Ce sont ensuite des magnats qui négocient à Constantinople avec l’ambassadeur de Catherine II pour exporter les blés de Podolie par Kherson144. Cependant, les conditions ne sont pas encore réunies pour faire de ce port un débouché important des productions polonaises145.
Avec le début de la guerre d’Indépendance américaine, le commerce de la mer Noire a de nouveaux enjeux. Le gouvernement français ne cherche pas à y développer les échanges en général, mais espère y trouver une solution pour approvisionner les arsenaux du royaume en fournitures navales. Les productions de la mer Noire sont renommées depuis longtemps puisque l’article « mats » de l’Encyclopédie souligne, en 1765, la qualité de ceux venant de cette région. Au moment du séjour de Poterat dans le sud de la Russie, en septembre 1781, le commerce de Kherson est l’objet d’une attention renouvelée. La trop forte concurrence anglaise sur le marché septentrional du chanvre et du bois, ainsi que les risques inhérents à la navigation de la Baltique jusqu’en France, amènent le marquis de Vérac à attirer l’attention de Vergennes sur les multiples difficultés que rencontre l’exportation des fournitures navales du Nord. Trois mois avant l’arrivée de Poterat, il écrit au ministre : « j’ai pensé que ce serait peut-être le
moment de chercher à l’assurer [l’approvisionnement de la marine du roi] par la voie de la mer Noire. Il est certain que nous pourrions avoir par Kherson les plus beaux chanvres et les plus belles matières de la Russie, nous les aurions même à meilleur marché qu’à Riga et Pétersbourg146 ». Les marchandises emprunteraient le canal du Midi puis, en longeant le littoral atlantique, arriveraient à Brest. Vérac ne dissimule pas que pour y parvenir il faudrait encore obtenir la permission de la Porte de passer les détroits et faire admettre les navires français dans les ports russes. Les informations de l’ambassadeur arrivent à Versailles alors que les premières liaisons directes entre Kherson et la France sont en préparation.
Le prince Potemkin a confié à l’un de ses hommes de confiance, Mikhail Faléev, le soin d’organiser le commerce de Kherson. Il fonde une Compagnie de la mer Noire (černomorskaja kompanija) pour les échanges avec l’Empire ottoman, et au-delà avec la France. En mai ou juin 1780, un premier navire battant pavillon russe quitte Kherson à destination de Toulon147. L’année suivante, Faléev signe un contrat avec le négociant Joseph Raimbert pour la livraison de tabac d’Ukraine qui est acheminé par un bâtiment naviguant au printemps148. Vergennes est alors décidé à concéder aux Russes « toutes les facilités qui pourront les encourager à former des liaisons de commerce dont l’avantage serait incalculable149 ». Il demande à Vérac d’y accorder toute son attention150. Malgré la bienveillance française, Faléev n’engrange pas les profits espérés. Après une première expédition décevante en 1781, il envoie l’année suivante trois nouveaux bâtiments à Marseille, sans plus de succès semble-t-il151. Parallèlement, les promesses de l’arrière-pays russe et polonais de Kherson sont depuis plusieurs mois déjà l’objet de l’attention d’un négociant français de Constantinople, le marseillais Ignace Antoine Anthoine152. Tout comme Poterat, il est
persuadé du potentiel du port de Kherson. Il écrit dans ses mémoires : « tout ce que l’on me dit des rapports mercantiles qui pouvaient s’établir entre la Pologne et Cherson, ne servit qu’à me confirmer dans l’opinion que j’en avais conçue et me fit considérer cette place comme le point central des principales opérations de commerce des Russes, et de celui des Polonais sur la mer Noire, comme capable surtout de détourner et d’attirer à elle une partie des relations que la mer Baltique avait avec les ports de la Méditerranée, et de les augmenter considérablement153 ». Grâce à l’entremise de l’ambassadeur de France à Constantinople, Saint-Priest, Anthoine parvient à convaincre Vergennes et Castries de financer un voyage d’information qui le conduit à visiter les nouveaux établissements russes du littoral de la mer Noire, avant de passer par la Pologne pour finalement se rendre en France. Il quitte la capitale ottomane en avril 1781, visite Kherson, se rend à Saint-Pétersbourg et, enfin, arrive à Versailles [cf. annexe 10 et 12]. Le voyage d’Anthoine est donc l’exact contemporain de celui de Poterat, pourtant le marquis ne l’évoque à aucun moment dans ses Observations. Or, dans son journal, il indique avoir rencontré le négociant marseillais le 22 août 1781 à Saint-Pétersbourg154. Il est fort probable que Poterat ignore volontairement la visite d’Anthoine pour se réserver la primeur des informations sur le potentiel commercial de Kherson et de sa région. Son désir ardent de faire valoir ses mérites aux yeux du gouvernement aurait pu l’inciter à passer sous silence le voyage d’Anthoine pour mieux faire ressortir la pertinence de ses propres observations et de ses suggestions. Replacé dans une perspective plus large, le voyage de Poterat s’intègre à un mouvement général d’intérêt croissant pour le commerce de la mer Noire, renforcé encore par le contexte de la guerre d’Indépendance américaine et par les difficultés d’approvisionnement en fournitures de marine venues de la Baltique.
équilibre des forces et ambitions des puissances
de l’Europe orientale
Si les questions commerciales sont bien l’objet central des préoccupations du marquis de Poterat, ses Observations n’en sont pas pour autant un
texte économique. L’auteur envisage le négoce international comme l’un des paramètres de la puissance des États. C’est pourquoi son texte est aussi riche en réflexions sur la situation politique de l’Europe orientale, en particulier sur l’influence de Catherine II dans cette région. Au lendemain de la paix de Kutchuk-Kaïnardji, le succès éclatant des armées russes permet à l’impératrice d’envisager de nouvelles acquisitions vers le Sud155. Le précédent de la partition de la Pologne en 1772 fait penser que l’Autriche et la Russie pourraient s’entendre pour se partager les possessions européennes du Grand Seigneur. Cette crainte est particulièrement vive à Versailles après la visite de Joseph II en Russie, en juin et juillet 1780. La mort de Marie-Thérèse d’Autriche, le 29 novembre 1780, permet à son fils de détenir seul les rênes du pouvoir à Vienne. Vergennes qui prête avec raison de grandes ambitions au nouvel empereur, craint tout particulièrement qu’il n’aspire à s’emparer des principautés roumaines de Valachie et de Moldavie, pendant que les Russes envahiraient la Crimée et porteraient leurs armes sous les murs de Constantinople. Cependant, le ministre de Louis XVI n’ignore pas les contradictions qui traversent la politique autrichienne156. La progression de la Russie vers la mer Noire et son influence croissante auprès des populations orthodoxes des Balkans, place en effet Vienne dans une situation difficile. Si les Autrichiens préfèreraient avoir comme voisins des Ottomans affaiblis plutôt que des Russes trop puissants, ils doivent se garder de témoigner la moindre hostilité envers les projets méridionaux de Catherine II de crainte qu’elle ne cherche du soutien auprès du roi de Prusse, qui est alors le principal ennemi de l’Autriche157.
Le texte de Poterat fait écho à cette situation politique incertaine. Lorsqu’il passe à Saint-Pétersbourg et à Moscou, le voyageur français cherche à se renseigner sur les conversations que Joseph II a eues l’année précédente et sur les questions qu’il a posées. En dehors de sentiments anti-anglais qui s’expliquent par le contexte de guerre d’Indépendance américaine, Poterat manifeste une forte méfiance vis-à-vis des ambitions
expansionnistes qu’il attribue à Joseph II et surtout à Catherine II. Ce sentiment est également partagé par Vergennes. Bien qu’il privilégie la voie de la diplomatie et cherche à améliorer les relations entre la France et la Russie, notamment au moyen de la médiation commune lors de la paix de Teschen (1779), le ministre n’en conserve pas moins une profonde suspicion envers la politique russe. Il est persuadé que Catherine II, secondé par l’Empereur, va conduire une autre guerre contre l’Empire ottoman dont il connaît parfaitement les faiblesses pour avoir occupé l’ambassade de Constantinople158. Il ne peut que s’opposer à la perspective d’un conflit qui aurait pour effet de bouleverser l’équilibre européen reposant, selon lui, sur le maintien de la barrière de l’Est constituée de la Suède, de la Pologne, de l’Empire ottoman, autant de puissances menacées à des degrés divers par la politique expansionniste de Catherine II159. Cependant, dans le contexte de la guerre contre l’Angleterre, Vergennes se doit de rester mesuré dans l’expression de son opposition aux progrès russes, pour que l’impératrice conserve sa neutralité. C’est pourquoi l’intervention du comte de Saint-Priest dans le règlement des contentieux russo-ottomans portant sur l’interprétation des clauses du traité de Kutchuk-Kaïnardji, est plutôt favorable aux sujets de l’impératrice. Les dispositions de la convention d’Aïnali-Kavac du 21 mars 1779 reflètent le choix de Vergennes de ménager Catherine II et d’éviter absolument une nouvelle guerre russo-turque, fût-ce au prix de nouvelles facilités accordées à la navigation russe en mer Noire qui fragilisent davantage l’Empire ottoman160. La France pourrait également y trouver un avantage, puisque Vergennes est parfaitement conscient du profit que les négociants trouveraient grâce à l’ouverture d’un commerce avec la Russie par la voie méridionale. C’est pourquoi le marquis de Vérac a pour instruction de faire valoir aux Russes l’intérêt qu’ils auraient à développer les échanges commerciaux avec la France à partir de la mer Noire161. Cependant, cette convergence d’intérêts ne saurait subsister en
cas d’une mainmise totale de Catherine II sur la région qui aurait des conséquences néfastes pour le commerce français au Levant. Dans un mémoire de 1775, le comte de Broglie prédit que la puissance russe « va porter un coup fatal à notre commerce du Levant. Il est menacé de déchoir en proportion des avantages que la Russie veut obtenir, et qu’elle arrachera vraisemblablement pour le sien en mer Noire162 ».
Le texte de Poterat reflète à bien des égards les interrogations du gouvernement français sur la situation de l’Europe orientale, mais développe également une lecture propre de la scène internationale. À en suivre l’auteur, la France évolue dans un environnement périlleux organisé autour de l’antagonisme avec l’Angleterre. C’est à la lumière de cette opposition fondamentale qu’il cherche à attirer l’attention sur les tractations austro-russes. Visiblement, Poterat ne s’est pas départi de l’idée qu’il subsiste une opposition de fond entre la France et la maison d’Autriche. Il reste persuadé de l’existence d’un lien privilégié entre Londres et Vienne qui, par conséquent, lui fait craindre que la France ne fasse finalement les frais de l’accroissement de la puissance de Joseph II dans les Balkans : « Si la maison de Bourbon laisse faire, l’Angleterre lui donne une ennemie formidable et éternelle par la masse énorme de forces nouvelles que l’Empereur ajoutera par l’effet de ce nouvel ordre de choses à ses possessions anciennes, et par l’accroissement des ressources dont il procurera le déploiement à ce souverain, l’un de ses alliés les plus naturels. Forces et ressources qu’elle pourra employer utilement contre la France qui est son ennemie la plus dangereuse et inconciliable » (chap. 8, art. 3). Quant à la Russie, il est indéniable selon Poterat qu’elle subit pleinement l’influence anglaise, au moyen de l’emprise commerciale de ses négociants, de l’habileté et des ressources financières de son ambassadeur James Harris. Mais on ne trouve pas sous la plume de Poterat une véritable inquiétude sur l’expansionnisme de la Russie, comme on peut l’avoir chez Vergennes, même si le voyageur ne manque pas de signaler les visées de Catherine II sur la Crimée et l’Empire ottoman. Dans le tableau des puissances européennes qu’il brosse, la France semble relativement isolée. Les puissances moyennes du Nord, les Provinces-Unies, le Danemark et la Suède sont dans un état de faiblesse insigne. Frédéric II de Prusse « allié naturel de la France » (chap. 3) n’est pas très fiable, comme ses retournements diplomatiques
successifs l’ont déjà prouvé, alors même que la puissance de son royaume ne tient que par les qualités exceptionnelles de ce souverain.
Parallèlement à un examen de la situation géopolitique de l’Europe orientale et des politiques des principales puissances régionales, il est possible de faire ressortir des Observations de Poterat un regard particulier sur la nature même des relations internationales de son temps. On peut trouver dans les archives du marquis, un texte anonyme intitulé « Mémoire sur l’état actuel de l’Europe relativement au partage de la Pologne. 30 mars 1773 ». Il n’est pas possible d’assurer que Poterat en soit l’auteur, mais il est pour le moins certain qu’il a lu ce texte. Il développe un point de vue très hostile au récent partage de la Pologne qui « renverse le système politique des nations », foule « les traités les plus authentiques » et n’a aucun égard « pour le droit des gens et de la justice163 ». Il s’agit d’une condamnation morale de la partition de la Pologne, au nom des principes devant régir les relations entres les puissances européennes, plus que de considérations diplomatiques stricto sensu. Ce type d’approche n’est pas rare, puisque les condamnations des convenances comme mobile de politiques extérieures immorales, agressives et dénuées de tout droit sont de plus en plus fréquentes au cours du xviiie siècle164. La légitimité de la première partition de la Pologne est l’objet d’une vive discussion qui ne reste pas confinée aux milieux gouvernementaux, puisqu’on le retrouve dans des périodiques et différentes publications. La nécessité de mettre un terme à « l’anarchie polonaise », s’oppose à la dénonciation de princes qui ont piétiné les traités internationaux constituant la pierre angulaire du droit public, du droit des gens et des droits des nations165. Vergennes se range à cette dernière opinion puisque le principe central de sa politique extérieure est la notion d’équilibre garanti par les dispositions les accords internationaux. Ils portent le droit régissant les relations entre les différentes puissances : « Si la force est un droit si la convenance est un titre, quelle sera désormais la sûreté des États ? Si une possession immémoriale, si des traités solennels qui ont fixé les limites respectives ne servent plus de frein à l’ambition, comment se garantir contre la surprise et l’invasion ? Si le brigandage politique se perpétue, la paix ne sera bientôt plus qu’une
carrière ouverte à l’infidélité et à la trahison166 ». Un certain nombre de réflexions de Poterat peuvent être replacées dans cette perspective. Il dénonce à plusieurs reprises « l’immoralité profonde du système usurpateur et copartageant » de l’Autriche et de la Russie (chap. 9, art. 2, § 6 et chap. 24, art. 7) qui s’est manifesté à l’occasion de la partition de la Pologne de 1772. Mais il ne cache pas sa crainte de voir les « têtes également exaltées et combustibles » de Joseph II et de Catherine II, poussées par l’Angleterre, se partager selon leurs désirs les territoires européens de l’Empire ottoman (chap. 8, art. 3). L’un des objectifs des Observations de Poterat est de convaincre Vergennes du danger résultant du rapprochement entre l’Empereur et l’impératrice. De ce point de vue, les informations données par le marquis recoupent celles qui sont transmises à Vergennes par les ambassadeurs de France, ce qui montre la qualité des renseignements glanés par le voyageur mais aussi la pertinence de ses analyses. Cette dimension du texte de Poterat le rapproche des mémoires de diplomates, mais par sa nature même de rapport de voyage, il offre également un regard et des impressions sur les pays visités, tout particulièrement la Russie.
Un regard sur le monde russe
Stéréotypes et dénigrement : Les Russes selon Poterat
Poterat est relativement peu disert sur les habitants des premiers pays qu’il traverse. À peine livre-t-il quelques observations sur ceux des Pays-Bas autrichiens, « un peuple fanatique, ignorant et vain, enivré des petits succès d’un petit commerce naissant » (chap. 1) ou les Hollandais qu’il qualifie de « marchands égoïstes » (chap. 2). En revanche, les Russes sont l’objet de nombreux commentaires bien qu’il n’y ait pas dans les Observations, comme dans nombre de récit de voyage, de passage spécifiquement consacré à ce qu’on appelait alors le « caractère national ». Les réflexions sur les qualités, très peu, et les défauts, nettement plus nombreux, des Russes parsèment le texte et permettent de brosser un portrait des sujets de Catherine II.
La principale caractéristique des Russes est leur ignorance. Poterat ne manque pas de souligner les lacunes de la plupart des personnalités de la cour de Saint-Pétersbourg et du reste de la population en général. Cette situation n’est pas seulement le résultat d’un déficit éducatif, mais elle est avant tout liée aux capacités propres des Russes. Poterat constate « [qu’]il n’est pas croyable combien la nature a donné d’adresse aux Russes pour tous les ouvrages de la main, et combien le bâton les rend souples et obéissants. Tandis qu’ils sont incapables de tout ce qui tient aux sciences exactes et qui exige la connaissance des calculs un peu compliqués » (chap. 17, art. 2). L’ignorance condamne les Russes à la défectuosité, comme le montre l’incapacité des sujets de Catherine II à exercer des spécialités militaires et à réaliser des ouvrages d’art nécessitant un minium de savoir. Poterat en prend pour preuve l’incurie des officiers et des généraux russes dans les domaines de l’artillerie, du génie et de la marine. Le port de Kherson qu’il étudie longuement lui apporte de nouveaux arguments. Tant pour le choix du lieu que pour la méthode employée, il juge le projet de Catherine II et de Potemkin « si extravagant et si déraisonnable que je ne conçois pas qu’il ait jamais pu être imaginé, résolu, et mis en exécution par un gouvernement qui ait l’ombre du sens commun » (chap. 18, art. 2). Et pourtant, l’impératrice a enregistré des progrès significatifs vers le sud au cours des dernières années, l’explication tient selon Poterat dans l’ignorance plus grande encore des Turcs qui seront incapables de détruire Kherson, malgré les défauts de sa forteresse.
Le voyageur stigmatise globalement le comportement des Russes. Il souligne l’avidité des marchands qui cherchent avant tout à tromper leurs acheteurs, ainsi que celle de tous les détenteurs de la moindre parcelle de pouvoir qui monnayent l’exercice de leur autorité. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant de voir régner en Russie une corruption généralisée : « il n’y a guère d’officiers de cette nation qui tiennent contre des offres d’argent et même contre de très petites sommes » (chap. 17, art. 5). Poterat évoque également la brutalité des rapports entre les individus, que ce soit entre officiers et soldats, ou entre Potemkin et ses subordonnés. Le moindre détenteur d’une autorité quelconque en use et en abuse à sa convenance, chacun est, à son niveau, un petit tyran167. Il s’agit en fait d’une déclinaison à l’échelle des rapports entre
les individus du mode de gouvernement despotique et arbitraire qui caractériserait la Russie : « Avec un pareil système de gouvernement, les procès entre les individus sont plus rares et ils durent moins parce qu’ils sont jugés sommairement et pas toujours contradictoirement, selon le caprice, ou l’intérêt particulier, des juges dont la rigueur des formes voulue par la loi n’enchaîne pas la volonté. C’est pourquoi en Russie, la sûreté des personnes et celle des propriétés n’est assurée nulle part, attendu qu’il y a autant de systèmes différents qu’il y a de gouverneurs ou d’administrateurs » (chap. 13, art. 2).
Globalement, les commentaires de Poterat sur les Russes relèvent des stéréotypes les plus courants que l’on trouve alors chez les voyageurs occidentaux. À l’instar de tant de ses prédécesseurs, il reprend le topos de l’esclavage des Russes, 26 occurrences dans le mémoire, et de la barbarie, qui apparaît neuf fois. Il souligne la dépravation générale des mœurs que l’on trouve même chez les enfants : « la détestable éducation qu’ils reçoivent, la mauvaise nourriture qu’ils prennent, leur malpropreté affreuse, leur ivrognerie, dont les dispositions se développent de très bonne heure dans les âmes avilies par l’esclavage et qui se livrent sans aucun frein à tous les vices les plus antisociaux et les plus honteux » (chap. 11, art. 1). C’est pourquoi, Poterat constate sans surprise que l’orphelinat de Moscou n’emploie que des étrangers puisque aucun russe n’a montré assez de moralité et de probité pour être digne d’y travailler. Rien en Russie ne trouve grâce aux yeux du voyageur, même s’il lui arrive d’admirer les magnifiques décorations des églises de Moscou, avant d’ajouter « mais cette magnificence et ces richesses ne présentent que des monuments de la barbarie, de l’ignorance, du fanatisme, et du mauvais goût des donataires » (chap. 12). Il existe de nombreuses études sur les représentations du monde russe et de ses habitants à l’époque moderne qui montrent que les réflexions de Poterat s’intègrent dans un ensemble de considérations dépréciatives168. L’ignorance de la langue
russe, le séjour finalement limité en Russie, de juillet à septembre 1781, rendent Poterat vulnérable aux stéréotypes les plus éculés, conduisant aux déductions hâtives, alors qu’il existe des étrangers ayant longtemps vécu en Russie, connaissant sa langue, qui livrent des témoignages nettement plus favorables169. Poterat illustre, à son corps défendant, certains des défauts du voyageur dénoncés par Diderot dans sa réflexion sur les moyens de voyager utilement. Le philosophe estime qu’il faut que la langue du pays visité ne soit « pas tout à fait inconnue », conseille de ne pas être « admirateur exclusif de vos usages » et surtout d’éviter « l’une des fautes les plus communes [qui] est de prendre, en tout genre, des cas particuliers pour des faits généraux170 ». Le texte de Poterat doit être envisagé autant pour les informations qu’il contient sur le pays visité et ses habitants que pour les jugements qu’il délivre au prisme de la grille de lecture du monde du voyageur. De ce dernier point de vue, dans un exercice de relativisme et de comparatisme, il est instructif de lire en regard du mémoire de Poterat les Lettres de France de 1777-1778 du visiteur russe Denis Fonvizine. Visiblement, il n’apprécie pas plus la France que Poterat la Russie. Les villes sont d’une saleté repoussante et d’une puanteur insupportable, la vénalité des offices fait la part belle à l’ignorance, les habitants sont grossiers, crédules, comme le montre leur attachement aux chimères enseignées par le clergé, mais également orgueilleux, vaniteux, dépravés, les ministres y sont de véritables despotes. Les lettres de cachet montrent que les Français vivent « dans un véritable esclavage », alors que tous les jours des condamnés sont pendus ou roués, et que des bâtiments, certes magnifiques, avoisinent toujours « quelque chose de parfaitement mauvais et barbare171 ». Les mêmes
impressions, les mêmes mots, les mêmes jugements, sans doute aussi hâtifs chez Fonvizine que chez Poterat. Elles montrent qu’en dépit de la culture de la mobilité des élites et de l’esprit réputé cosmopolite de l’époque des Lumières, la découverte des mondes étrangers ne se départit pas toujours des préjugés et encore moins du réflexe de considérer ce que l’on voit à l’aune de ce que l’on connaît.
Il y a, cependant, une population, la seule, qui trouve grâce aux yeux du visiteur français et bénéficie d’un traitement flatteur : les Cosaques. Ils constituent « une excellente espèce d’hommes. Ils sont braves, plein de candeur et d’honnêteté » (chap. 13, art. 4). Si l’on ne peut exclure que Poterat soit sincèrement tombé sous le charme des Cosaques, il est toutefois possible d’avoir une autre interprétation des qualités qu’il leur attribue. Depuis qu’ils étaient passés sous l’autorité de Moscou dans la seconde moitié du xviie siècle, les Cosaques défendaient leurs libertés et leurs droits traditionnels. Cette détermination se heurte à celle de Catherine II qui veut faire de la Russie un État davantage centralisé, en réduisant un certain nombre d’autonomies provinciales, dont elles des Cosaques. L’impératrice procède par étapes en Ukraine en mettant d’abord en place une nouvelle administration composée en partie de Russes, puis en 1775 en supprimant l’hetmanat, l’organisation politique, militaire et sociale des Cosaques. En 1781, l’instauration du Gouvernement général de Petite Russie, regroupant les anciens territoires de l’hetmanat, marque une nouvelle étape de l’intégration administrative des territoires cosaques. Elle s’accompagne d’un processus de russification autoritaire des modes de vie, avec la fixation des paysans sur leurs parcelles, et de la culture cosaque au moyen de la création d’institutions d’enseignement de la langue russe172. Poterat arrive en territoire cosaque alors que le joug de la Russie est en train de s’y appesantir. Dès lors, les victimes incarnent la liberté et se trouvent pourvus de toutes les vertus, tandis que les oppresseurs russes, déjà affublés de nombreux défauts, représentent le despotisme173. Valoriser l’amour de la liberté des Cosaques soumis, permet de faire ressortir et d’illustrer par un jeu de miroir inversé, la tyrannie des Russes, en général, de Catherine II, en particulier.
Pierre le Grand plutôt que la grande Catherine
La thèse d’Albert Lortholary publiée en 1951 sur les philosophes français du xviiie siècle et la Russie montrait que certains d’entre eux, à l’image de Voltaire, ont contribué à construire un « mirage russe174 ». Ils auraient trouvé dans le mythe de Pierre le Grand, puis dans la légende de Catherine II la réalisation de leurs aspirations, l’impératrice incarnant tout particulièrement le modèle du despote éclairé. Même si le propos général de l’ouvrage de Lortholary est bien plus nuancé que son titre ne le laisse supposer, l’idée d’une admiration des philosophes des Lumières pour la Russie a depuis été largement remise en cause. Le mythe pétrovien du démiurge civilisateur des premières décennies du xviiie siècle se fissure à partir des années 1760. Les réformes du tsar sont jugées précipitées, trop ambitieuses et auraient par conséquent été d’avance vouées à l’échec, ce que Rousseau résume dans la formule : « les Russes ne seront jamais vraiment policés, parce qu’ils l’ont été trop tôt175 ». L’échec relatif de Pierre le Grand permet aux thuriféraires de Catherine II de construire le mythe de la « Sémiramis du Nord », tout à la fois sage, tolérante, et philosophe, relayant ainsi les efforts de propagande déployés depuis Saint-Pétersbourg176. Poterat s’inscrit dans une autre logique, en valorisant Pierre pour mieux montrer que l’impératrice ne fait, au fond, que reprendre ce que son illustre prédécesseur avait soit entamé ou déjà réalisé. Pierre le Grand avait des « talents extraordinaires » (chap. 3, art. 3) et a initié l’expansion de la Russie vers le sud, avec la création d’une marine russe et de chantiers de construction navale en mer d’Azov, comme Catherine cherche à le faire. Il en est de même pour les canaux dont l’impératrice relance le percement. Elle ne fait que reprendre le grand projet de Pierre de relier entre elles les mers entourant la Russie. Catherine ne se contente pas d’être une héritière, Poterat assure qu’elle puise une bonne partie de ses idées « dans les mémoires manuscrits de Pierre le Grand, dont elle voudrait en vain diminuer la renommée, afin de mieux affermir la sienne » (chap. 9, art. 1, § 1). Elle procède de la même manière avec l’orphelinat de Moscou et les établissements similaires dont la qualité et l’organisation sont un objet général d’admiration. Mais l’idée vient bien de Pierre « quoique l’impératrice ambitieuse et jalouse de toutes les
espèces de gloire cherche à s’emparer encore de tout le mérite de cette invention » (chap. 15). En revanche, Catherine ne suit pas le tsar dans son analyse des intérêts commerciaux de la Russie, qui devrait l’amener à envisager le profit à attendre du développement des échanges avec la France. En dehors d’un portrait bien peu flatteur de la personnalité de Catherine II, Poterat se livre en plus à une critique d’ordre plus politique en montrant non seulement l’immoralité et les dangers de ses ambitions extérieures mais aussi les carences de sa politique intérieure177.
La Russie qui se dessine sous la plume de Poterat n’a pas grand chose à voir avec un quelconque miracle qui lui aurait permis de passer de l’ombre à la lumière en quelques décennies. C’est un pays arriéré, barbare, avec un peuple esclave, des élites grossières, un système de gouvernement despotique et une administration défaillante. Le « décousu perpétuel » qui règne dans ce pays l’empêche d’exploiter le potentiel de ses « contrées immenses qui sont pour la plupart d’une fertilité sans égale » qui ne pourraient être mises en valeur que par « une administration plus éclairée [conduite] d’après des principes plus libéraux » (chap. 13). À l’instar du voyageur Chappe d’Auteroche qui se rend en Russie en 1761, Poterat relativise la puissance de la Russie en montrant les carences de son armée, les défauts de son administration et la soumission de son commerce aux Anglais, avant de conclure : « En général, on n’a qu’une beaucoup trop médiocre, ou beaucoup trop grande idée de la puissance réelle et des moyens de la Russie, parce qu’ordinairement on ne l’observe que très mal, sur des oui-dire et de trop loin. Quoi qu’il en soit, il est certain que sa constitution extrêmement vicieuse et la forme de son gouvernement arbitraire, qui ne garantit ni la sûreté des personnes, ni celle des propriétés, s’opposeront à ce que la prospérité ne prenne l’accroissement rapide dont elle est susceptible aussi longtemps que subsistera le mauvais ordre des choses actuel » (chap. 11, art. 1). Poterat n’inscrit pas la Russie dans une dynamique de progrès, et se montre pessimiste à ce sujet. Ses habitants ne présentent pas les qualités supposées des populations qui ne sont pas encore civilisées, alors qu’ils ont déjà les défauts des peuples policés178. Les qualités et le dynamisme
de Pierre le Grand apparaissent comme une trouée dans une histoire qui est, au fond, immobile.
Un mémoire sans postérité
À son retour de voyage, dans la seconde partie du mois de novembre 1781, Poterat s’attelle à la rédaction de son mémoire qu’il rédige en deux mois. Il est alors dans les bonnes grâces de Vergennes qui l’invite à lui rendre visite avant qu’il ne retourne dans l’Orléanais179. Il n’y a cependant pas de preuve formelle qu’il se soit rendu à Versailles, mais cela est fort probable puisque Vergennes est entré en possession des Observations et que, d’autre part, considérant le désir de reconnaissance du marquis, il n’aurait sans doute pas manqué l’occasion de rencontrer le ministre. Les archives du fonds Poterat conservent une partie de la correspondance que Vergennes lui a adressée par la suite. Elle permet d’avoir une idée de ce qu’est devenu le mémoire : rien ou si peu. En avril 1782, le ministre reconnaît n’avoir lu le texte « que par bribes », en décembre, soit pratiquement un an après sa rédaction, il concède n’en n’avoir lu qu’une partie, et encore pas celle concernant la Russie180. L’une des explications peut être la concurrence de la mission du négociant marseillais Anthoine. Il souligne, comme Poterat, l’intérêt de la voie commerciale de Kherson, mais à la différence du marquis, il a les moyens de mettre en place de nouveaux échanges commerciaux. D’ailleurs, il est soutenu dès l’origine par le gouvernement puisque les frais de son voyage sont pris en charge, alors que Poterat n’a pas obtenu
la moindre aide. Vergennes avait souhaité que le marquis ne puisse pas être soupçonné d’être envoyé par Versailles, à l’inverse d’Anthoine qui a l’autorisation d’entamer des négociations à Saint-Pétersbourg pour inaugurer un commerce direct via la mer Noire181. Dans ces conditions, l’apport de Poterat ne présente qu’un intérêt limité et secondaire au regard de ce qu’Anthoine peut réaliser. Il l’est d’autant plus que le commerce de la mer Noire n’a pas que des partisans. Les députés du Bureau du Commerce remettent au maréchal de Castries, secrétaire d’État à la Marine, une série d’observations qui sont autant de sérieuses réserves sur ce projet. Ils doutent d’abord que les maisons de commerce de Saint-Pétersbourg consentent à venir s’établir au bord de la mer Noire. Ils considèrent ensuite que les Russes ont tant de travaux à faire pour permettre le développement des échanges méridionaux, qu’en l’état actuel le commerce de la mer Noire ne peut être regardé que comme une « chimère ». Enfin, les députés du Commerce remarquent que les besoins de matériaux de marine russes sont les plus importants dans les ports atlantiques, et qu’en conséquence la voie de la mer Noire ne serait pas plus avantageuse que celle du Nord182. Ce sont autant d’objections auxquelles le mémoire de Poterat n’apporte pas de réponse.
Le second motif de déception pour Poterat concerne le versement de ses appointements. Le ministre de la guerre Philippe Henri de Ségur refuse en effet de verser au marquis ses émoluments pour la période de son congé qui comprend son séjour à l’étranger183. Vergennes, qui a appuyé la demande, lui annonce en outre qu’à son « grand regret », toutes les places du département des Affaires étrangères sont pourvues et qu’il ne prévoit aucune possibilité prochaine de l’employer dans ses services184. Finalement, Louis XVI accorde à Poterat une gratification de 4 800 livres185, mais ce ne doit être qu’une maigre compensation pour celui qui espérait faire remarquer ses capacités afin d’entrer dans les services diplomatiques du roi. Cependant, à plus long terme, son voyage et le rapport qu’il en a tiré lui valent tout de même une certaine
reconnaissance comme spécialiste du commerce du Nord. Vergennes lui demande en 1786 une note sur la Russie dans la perspective de la négociation du traité de commerce franco-russe qui est conclu en janvier 1787186. Sa réputation perdure dans les années suivantes puisqu’il adresse au gouvernement révolutionnaire, au Directoire puis aux Consuls, plusieurs mémoires sur les avantages que la France pourrait trouver à développer ses échanges avec la Russie. Un de ses derniers mémoires en date du 23 frimaire an XI (13 décembre 1802) s’intitule « Observations sur un projet de changer la marche ancienne du commerce du Nord qui se fait par la Baltique et de la diriger vers la Méditerranée en passant par la mer Noire187 ». Vingt après son voyage, le marquis de Poterat n’est pas parvenu à créer la Compagnie de Tauride dont il rêvait, comme il a finalement toujours échoué à faire reconnaître ses propres talents.
Je tiens à remercier Vincent Meyzie, Daniel Tollet, Claude Michaud, Pierre-Yves Beaurepaire, ainsi que madame Henwood et ses collaboratrices des Archives Départementales du Loiret de l’aide qu’ils m’ont apportée pour la réalisation de cette étude.
1 Ce passage a fait l’objet d’une publication particulière : C. Michaud, « Un observateur de la Monarchie des Habsbourg en 1781 : le marquis de Poterat », dans C. Michaud et C. Lebeau (éd.), Entre croisades et révolutions, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p. 163-184.
2 Encyclopédie, art. « Voyage », (17 : 477).
3 Voir par exemple A. Pasquiali, Le Tour des Horizons. Critique et récits de voyage, Paris, Klincksieck, 1994, p. 92-93.
4 D. Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité de voyages, Paris, Fayard, 2003, p. 24 et 42.
5 M. Marty, Les voyageurs français en Pologne durant la seconde moitié du xviiie siècle. écriture, lumières et altérité, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 105 et 130.
6 F. Wolfzettel, Le discours du voyageur, Paris, PUF, 1996, p. 231.
7 M.N. Bourguet, « L’explorateur », dans M. Vovelle (dir.), L’homme des Lumières, Paris, Seuil, 1996, p. 327.
8 N. Hafid-Martin, Voyage et connaissance au tournant des Lumières (1780-1820), Oxford, Voltaire Foundation, 1995, p. 57-58.
9 D. Roche, Humeurs vagabondes. op. cit., p. 31.
10 D. Diderot, Des moyens de voyager utilement, dans J. Goulemot, P. Lidsky et D. Masseau, Le voyage en France. tome 1 : Anthologie des voyageurs européens en France, du Moyen Âge à la fin de l’Empire, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 518.
11 C. de Grève. Le voyage en Russie. Anthologie des voyageurs français aux xviiie et xixe siècles, Paris, Robert Laffont 1990.
12 W. Coxe, Voyage en Pologne, Russie, Suède, Dannemarc, 4 tomes, Genève, 1786, il s’agit d’une traduction de la première édition anglaise de 1784.
13 J. Ollivier-Chakhnovskaïa, « Les conditions matérielles du voyage en Russie vues par les voyageurs français sous Catherine II et Paul Ier (1762-1801) », dans L’influence française en Russie au xviiie siècle, J.P. Poussou, A. Mezin et Y Perret-Gentil (dir.), Paris, 2004, p. 357-382
14 La description des auberges est l’un des incontournables du récit de voyage. Selon Daniel Roche « Il n’y a pas de récit de voyage, il n’y a pas d’études sur les voyages et sur leurs écrits qui ne contiennent une description des auberges rencontrées et fréquentées par les voyageurs », Humeurs vagabondes, op. cit., p. 517.
15 « De Baer à votre excellence Monseigneur le comte de Scheffer sénateur de Suède.. », Paris le 27 mars 1781, A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 45, non fol.
16 Lettre non datée, A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 45, non fol.
17 A de La Chenaye-Desbois, Dictionnaire de la noblesse, t. XI, Paris, 1776, p. 459 ; L.G., Michaud, Biographie universelle ancienne et moderne, t. 34, Paris, 1843, p. 180 ; K. Obser, « Der Marquis de Poterat und die revolutionäre Propaganda am Oberrhein im Jahre 1796 », Zeitschrift für de Geschichte des Oberrheins, no 7, 1892, p. 485-413 ; A. Sorel, « La Mission de Poterat à Vienne », Revue Historique, t. 29, 1885, p. 280-315 ; et surtout C. Michaud, « Marquis, citoyen, espion, agent double ? Pierre-Claude de Poterat (1789-1796) », dans D. Turrel (dir.), Regards sur les sociétés modernes, xvi-xviiie siècle. Mélanges offerts à Claude Petitfrère, Publications de l’Université de Tours, 1997, p. 265-277 ; du même auteur, « Un observateur français de la monarchie des Habsbourg en 1781 : le marquis de Poterat », art. cit., et « Un agent des princes en 1789-1790 : le marquis de Poterat », Bulletin de la Société archéologique et historique de l’Orléanais, t. XIX, no 60, septembre 2009, p. 20-42.
18 Voir la liste des sources.
19 A de La Chenaye-Desbois, Dictionnaire de la noblesse, op. cit., p. 455.
20 L.-P. d’Hozier, Armorial général ou registres de la noblesse de France, registre 5, seconde partie, Paris, 1764, « Poterat », p. 929-934.
21 Son avenir semble tracé dès l’enfance comme il l’écrit lui-même en 1776 : « le service de l’état-major m’est connu, l’ayant fait, et d’ailleurs mon père m’ayant destiné dès ma jeunesse, c’est sous lui que j’en ai appris les premiers principes », A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 51, « Mémoire concernant la levée d’un corps de troupes légères pour le service des Américains ».
22 L’union est mentionnée dans le Mercure de France de juin 1771, p. 236.
23 Le jeune Poterat semble avoir hérité de son père le goût de l’écriture, il est l’auteur de quatre livres : Journal d’un voyage au cap de Horn, au Chili, au Pérou, aux Iles Philippines, et à la côte de la Nouvelle-Espagne…, Paris, 1815 ; Considérations sur l’état actuel de la marine et des colonies françaises, Paris, 1819, Théorie du navire, Paris, 1826 ; Traité pratique à l’usage des marins, Paris, 1826.
24 A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 31, non fol.
25 Bien que l’ouvrage ne soit pas signé, il est attribué généralement au marquis de Poterat, voir par exemple Dictionnaire de l’économie politique, C. Coquelin et C. Guillaumin (dir.), vol. 2, Paris, Hachette, 1854, p. 424.
26 A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 41, non fol.
27 Ibid., les archives conservent un contrat de cession de Luz non daté.
28 M.A.E., M.D., Amérique, vol. 11, « Mémoire de Poterat tendant à mettre la Louisiane sous le protectorat français » (1769).
29 A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 41, Sartine à Poterat, 17 mai 1776, non fol. L’île à Vache est une île de 75 kms² située au sud-est de Saint-Domingue. Elle est concédée par le roi au duc de Praslin en 1771. L’île fournit des bois de construction qui attirent les convoitises. Moreau de Saint-Méry, Description de la partie française de l’Isle de Saint-Domingue, B. Maurel et É. Taillemite (éd.), Paris, Larose, 1958, p. 1324-1326.
30 A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 59, non fol.
31 A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 51, Poterat à Vergennes le 5 juillet 1776, non fol.
32 Ibid., Vergennes à Poterat, 20 juillet 1776, voir également Vergennes au marquis de Clermont Gallerande, même date.
33 Ibid., Poterat à Vergennes, 26 juillet 1776.
34 Ibid., « Mémoire concernant la levée d’un corps de troupes légères pour le service des Américains ».
35 Ibid. id.
36 Il y a un passeport délivré par Vergennes pour un voyage de Poterat en Allemagne, daté du 3 mai 1777, dans A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 50, non fol. Ses écrits sur la future paix envoyés à Maurepas s’intitulent : « Mémoire sur l’état actuel des affaires politiques de l’Europe et sur le plan d’après lequel la maison de Bourbon doit entamer une négociation pour conclure une paix honorable et avantageuse entre elle, les Provinces-Unies de l’Amérique septentrionale et l’Angleterre » et « Projet d’un traité de paix à conclure entre la maison de Bourbon, les Provinces-Unies de l’Amérique septentrionale et la Grande-Bretagne, auquel traité seront ensuite invitées les autres puissances maritimes de l’Europe », A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 51, non fol., voir également annexe 14.
37 M.A.E., Correspondance Politique (désormais C.P.), Danemark, supp. vol. 5, fol. 281, Poterat à Vergennes, 29 mai 1781, et fol. 282, du même au même, 5 juin 1781.
38 J.J. Vernier, Cahiers de doléances du baillage de Troyes pour les états généraux de 1789, t. III, Troyes, 1911, p. 160 et 175.
39 C. Michaud, « Un agent des princes en 1789-1790 : le marquis de Poterat », art. cit. Comme lors de son déplacement de 1781, Poterat tient un journal qui constitue la matière première d’un mémoire intitulé « Observation sur la situation politique des Pays-Bas, de la Hollande et de la Prusse », A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 48.
40 « Compte rendu aux princes sur l’état politique de l’Europe à la fin de 1789, d’après une voyage fait en Allemagne, en Hollande, en Angleterre par leurs ordres. Remis à M. le prince de Condé à Turin le 5 février 1790 », A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 48.
41 C. Michaud, « Marquis, citoyen, espion, agent double ? Pierre-Claude de Poterat (1789-1796) », art. cit., p. 266-268.
42 Il déclare notamment : « la liberté et l’égalité lorsqu’elles sont renfermées dans de justes bornes sont sans aucun doute les premiers, les plus grands et les plus désirables de tous les biens », « Copie d’un discours prononcé en l’église de la paroisse de Saint-André le 14 juillet 1790 au sujet de la fédération par Poterat ex-noble et ci-devant marquis », A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 41, non fol.
43 C. Michaud, « Un agent des princes en 1789-1790 : le marquis de Poterat », art. cit., p. 35. Bien avant la Révolution, Poterat se montre partisan d’un pouvoir royal fort en particulier face aux parlements dont il dénonce les prétentions à représenter les états généraux. Son argumentation rappelle celle de Louis XV lors de la fameuse séance dite de la Flagellation du 3 mars 1766. Poterat considère que les parlements tiennent leurs prérogatives de la seule bonté des rois qui restent « parfaitement les maîtres de les dépouiller, aussitôt qu’il leur plaira, attendu que cette autorité ne vient que de leur volonté, & qu’ils ne sont comptables envers qui que ce soit de ce qu’ils jugent à propos d’ordonner », Observations politiques et morales de finance et de commerce…, op. cit., p. 25.
44 C. Michaud, « Un agent des princes en 1789-1790 : le marquis de Poterat », art. cit., p. 41.
45 A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 60, non fol., « Mémoire sur les avantages politiques et commerciaux que la France obtiendrait en dirigeant par la mer Noire vers la Méditerranée la marche du commerce du Nord qui se fait par la Baltique », 25 décembre 1791.
46 « Mémoire sur la nécessité pressante et les moyens de détourner la marche du commerce qui se fait présentement par la Baltique et de la diriger vers la Méditerranée en passant par la mer Noire afin de détruire à jamais la funeste influence de l’Angleterre dans le Nord et d’y établir celle de la France sur une base inébranlable », A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 461, non daté, probablement de la période impériale, p. 4-5.
47 M.A.E., Personnel, vol. reliés 1ère série, vol. 58, « Poterat », fol. 139. Il adresse également de nombreux mémoires au Comité de Salut Public, sur la situation politique de l’Europe et de la France, sur les questions militaires, sur les problèmes de subsistances, voir A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 55, 52, 65. Une note de synthèse conservée dans son dossier personnel des archives du ministère des Affaires étrangères, rédigée au moment de sa mort en 1820, évoque l’hypothèse qu’en 1793 Poterat ait été employé par le Comité de Salut Public en Allemagne et en Suisse pour y conduire des missions secrètes. Ce document n’évoque pas son arrestation qui précède Thermidor.
48 « Projet pour négocier un traité de neutralité armée demandée par le Comité de Salut Public, et remis à lui, comme une des plus puissantes, et des dernières ressources qui restent à la République française pour assurer l’arrivage des différents articles en subsistances, en munitions navales qui auraient été achetées pour son compte dans l’étranger », 26 ventôse an II, (16 mars 1794), A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 55, non fol.
49 R. Guyot, Le Directoire et la paix de l’Europe, des traités de Bâle à la deuxième coalition (1795-1799), Paris, Alcan, 1912, p. 134 ; et C. Michaud, « Marquis, citoyen, espion, agent double ? Pierre-Claude de Poterat (1789-1796) », art. cit., p. 269.
50 A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 59, non fol.
51 J.R. Suratteau, Jean-François Reubell : l’Alsacien de la Révolution française, Steinbrunn le Haut, édition du Rhin, 1995, p. 230.
52 A. Sorel, « La Mission de Poterat à Vienne », art. cit., p. 293.
53 « La première mission dont je fus chargé près de la cour de Vienne par le Comité de Salut Public pour entamer les négociations de la paix séparée, était extrêmement délicate puisque mes pouvoirs n’étaient point écrits que le projet de traité à négocier, basé sur la limite du Rhin n’était approuvé que verbalement », « Compte rendu par aperçu au gouvernement par le citoyen P. Poterat sur sa conduite depuis environ un an », sans date, probablement 1796, A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 41, non fol.
54 « Articles additionnels aux instructions remises au cit. Poterat par le Directoire exécutif », 7 frimaire an 4, M.A.E., M.D., Allemagne, vol. 117, fol. 361.
55 R. Guyot, Le directoire et la paix de l’Europe, op. cit., p. 208.
56 « Rapport au ministre des Relations extérieures », M.A.E., Personnel, vol. reliés 1ère série, vol. 58, « Poterat », fol. 142.
57 C. Michaud, « Marquis, citoyen, espion, agent double ? Pierre-Claude de Poterat (1789-1796) », art. cit., p. 275. Poterat reconnaît que ce sont bien ses lettres qui ont été à l’origine des problèmes qu’il a rencontrés : « …ces mêmes correspondances que j’avais rétablies par ordre supérieur, et pour le service public ayant été saisis dans mes papiers devinrent pour moi une occasion de reproches et de persécutions qui pensèrent me coûter la tête, heureux encore de n’avoir perdu que ma fortune », « Mémoire sur la nécessité pressante et les moyens de détourner la marche du commerce qui se fait présentement par la Baltique et de la diriger vers la Méditerranée en passant par la mer Noire afin de détruire à jamais la funeste influence de l’Angleterre dans le Nord et d’y établir celle de la France sur une base inébranlable », A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 461, non daté, probablement de la période impériale, p. 6.
58 Procès verbal de la séance du Directoire du 24 prairial an V (12 juin 1797), A.N., A.F., vol. 453, no 2960, pièces 3 et 4.
59 « Considérations politiques sur la Russie. Danger pour la France de la trop grande prospérité de cette nation : nécessité et moyens de parvenir à entraver cette prospérité ou d’en partager les avantages » et « Observations sur la mort de l’impératrice de Russie », M.A.E., M.D., Russie, vol. 35, fol. 79 et 123.
60 A. Sorel, « La Mission de Poterat à Vienne », art. cit., p. 311.
61 M.A.E., Personnel, vol. reliés 1ère série, vol. 58, « Poterat », fol. 143.
62 Une liste de 58 documents concernant ses négociations avec l’Autriche est conservée au Archives ministère des Affaires étrangères, mais pas les documents eux-mêmes, M.A.E., Personnel, vol. reliés 1ère série, vol. 58, « Poterat », fol. 137-138.
63 Ibid., fol. 145, 1er juillet 1820.
64 Ces informations viennent d’un mémoire sans titre ni date, probablement de 1798, A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 41, non fol.
65 Ibid. id.
66 Ibid. id.
67 Ibid. id.
68 A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 59, non fol.
69 A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 41, non fol., 31 janvier 1815.
70 M.A.E., Personnel, vol. reliés 1ère série, vol. 58, « Poterat », fol. 144.
71 Allonville, Mémoires tires des papiers d’un hommes d’état sur les causes secrètes qui ont déterminé la politique des cabinets dans les guerre de la Révolution, t. 1, Bruxelles 1838 p. 263.
72 A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 41, Thérèse de Salm Reifferschind à sa mère, la comtesse de Salm Reifferschind, 17 juin 1781.
73 M.A.E., C.P., Russie, vol. 107, fol. 53, Vérac à Vergennes, 3 août 1781.
74 Ibid., fol. 107, Vergennes à Vérac, 27 septembre 1781.
75 « Rapport au ministre des Relations extérieures », M.A.E., Personnel, vol. reliés 1ère série, vol. 58, « Poterat », fol. 143.
76 Cité dans C. Michaud, « Marquis, citoyen, espion, agent double ? Pierre-Claude de Poterat (1789-1796) », art. cit., p. 272.
77 A. Sorel, « La Mission de Poterat à Vienne », art. cit., p. 285, et L’Europe et la Révolution française, t. 1 : Les mœurs politiques et les traditions, et t. 5 : Bonaparte et le Directoire, 1795-1799, Paris, Plon, 1897 et 1903, respectivement p. 77 et p. 32.
78 Cité dans C. Michaud, « Marquis, citoyen, espion, agent double ? Pierre-Claude de Poterat (1789-1796) », art. cit., p. 277.
79 On peut en déduire la date grâce à la réponse faite par Vergennes à Poterat, accédant à sa demande, en date du 12 mai 1780, A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 463, non fol.
80 Dans une lettre à Vergennes, Poterat demande à avoir des lettres de recommandation pour « les ambassadeurs et ministres du roi à Bruxelles, à La Haye, à Hambourg, à Copenhague, à Stockholm, à Pétersbourg, à Berlin, à Nuremberg, à Varsovie, à Vienne, à Dantzig, à Constantinople, à Naples, à Rome, à Venise, à Florence et à Turin », Poterat à Vergennes, 24 avril 1780, A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 461, non fol.
81 « Mémoire sur les motifs qui déterminèrent le marquis de Poterat à faire un voyage dans le Nord, lequel mémoire a été adressé à M. le comte de Maurepas le 15 mai 1780 après avoir été communiqué à M. le comte de Vergennes le même jour », A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 461, non fol.
82 Poterat à Vergennes, 24 avril 1780, A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 461, non fol.
83 Ségur à Poterat, 24 janvier 1781, A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 463, non fol. La présence de ce domestique est confirmée par un passeport délivré par le roi de Danemark, 13 juin1781, A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 50, non fol.
84 « Les vues d’instruction qui vous déterminent à voyager dans différentes contrées de l’Europe sont très louables. Je me porterai avec plaisir à vous accorder les lettres que vous désirez pour les ambassadeurs ou ministres du roi dans les différentes résidences étrangères où vous prévoyez devoir faire quelques séjours », Vergennes à Poterat 26 avril 1780, A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 463, non fol.
85 Sur cette question voir le livre ancien de D. von Mohrenschildt, Russia in the intellectual life of eighteenth-century France, New York, Columbia University Press, 1936 ; plus récemment Larry Wolff, Inventing Eastern Europe. The Map of Civilization on the Mind of the Enlightenment, Stanford, Stanford U.P., 1994 ; Ezequiel Adamovsky, Euro-orientalism : Liberal Ideology and the Image of Russia in France (c. 1740-1880), Peter Lang, 2006, et M. Bélissa, La Russie mise en Lumières. Représentations et débats autour de la Russie dans la France du xviiie siècle, Paris, Kimé, 2010.
86 Sur la réception, les polémiques et la postérité de cet ouvrage voir l’introduction de M. Mervaud dans J. Chappe d’Auteroche, Voyage en Sibérie, Oxford, SVEC, 2004, no 3, p. 81-110.
87 Notamment L’état présent de la Grande Russie ou Moscovie de l’anglais Perry (1717), La Description historique de l’empire russien du suédois Strahlenberg (1757), ou encore les Mémoires historiques, politiques et militaires sur la Russie (1772) de l’allemand Manstein. Il faut encore signaler la faveur dont bénéficie toujours au xviiie siècle la Relation de voyage d’Adam Oléarius en Moscovie Tartarie et Perse, publiée pour la première fois en 1656.
88 Sur la Russie à travers ce dernier type de source voir M. Bélissa, La Russie mise en Lumières, op. cit.
89 F. de Callières, De la manière de négocier avec les souverains, A. Pekar Lempereur (éd.), Genève, Droz, 2002, p. 78-79.
90 Vergennes à Poterat, sans date, A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 51, non fol.
91 « Mémoire sur la nécessité pressante et les moyens de détourner la marche du commerce qui se fait présentement par la Baltique et de la diriger vers la Méditerranée en passant par la mer Noire afin de détruire à jamais la funeste influence de l’Angleterre dans le Nord et d’y établir celle de la France sur une base inébranlable », A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 461, non daté, probablement de la période impériale, p. 4.
92 M.A.E., C.P., Danemark, supp. vol. 5, fol. 280, Poterat à Vergennes, 20 mai 1781.
93 M.A.E., C.P., Russie, vol. 107, fol. 53, Vérac à Vergennes, 3 août 1781.
94 Voir également « Note de M. le marquis de Poterat pour M. le comte de Vergennes », ibid., fol. 55-56, joint à la dépêche de Vérac du 3 août.
95 A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 41, Thérèse de Salm Reifferschind à sa mère, la comtesse de Salm Reifferschind, 17 juin 1781.
96 M.A.E., C.P. Russie, vol. 107, fol. 157, Vergennes à Vérac, 27 septembre 1781.
97 Ibid., fol. 158.
98 A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 50, Passeport du baron de Breteuil à Poterat, 16 novembre 1781.
99 A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 42, Vergennes à Poterat, 8 avril 1782.
100 M.A.E., C.P., Danemark, supp. 5, fol. 279, Poterat à Vergennes, 20 mai 1781.
101 Ibid., fol. 281, Poterat à Vergennes, 29 mai 1781.
102 Mémoire du 15 novembre 1787 à l’archevêque de Toulouse, A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 43, non fol.
103 M.A.E., C.P., Danemark, supp. 5, Poterat à Vergennes, 20 mai 1781, fol. 279.
104 « Je n’oublierai jamais monsieur le marquis les moments heureux que vous m’avez fait passer à Pétersbourg. Ils ont été bien courts et nous ont coûté bien des regrets. Mes enfants sur ce point sont du même avis que moi », Vérac à Poterat, 15 octobre 1781, A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 43, non fol. Voir également une autre lettre de Vérac à Poterat du 22 février 1782, dans laquelle il fait part de son regret de l’avoir vu quitter Saint-Pétersbourg aussi rapidement, ibid., 12 j 37, non fol.
105 M.A.E., C.P., Russie, vol. 107, fol. 53, Vérac à Vergennes, 3 août 1781.
106 Au même moment, Potemkin encourage le voyageur anglais Pole Carew à aller visiter la Nouvelle Russie et la Crimée, A. Cross, « Les Britanniques et le voyage au Nord (Northern Tour) », dans L’influence française en Russie au xviiie siècle, op. cit., p. 387.
107 Mémoire du 15 novembre 1787 à l’archevêque de Toulouse, A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 J 43, non fol.
108 J. Dull, La Guerre de Sept Ans : histoire navale politique et diplomatique, Paris, les Perséides, 2009, p. 353.
109 E. Taillemite, Louis XVI ou le navigateur immobile, Paris, 2002, p. 69-76.
110 « Mémoire sur les fournitures de la marine française tirées de la Russie », février 1780, anonyme, Raimbert ?, M.A.E., C.P., Russie, vol.104, fol. 83.
111 D. Plouviez, De la terre à la mer. La construction navale militaire française et ses réseaux économiques au xviiie siècle, thèse, université de Nantes, 2009, p. 457-461.
112 J. Dull, The French Navy and American Independence. A Study of Arms and Diplomacy, 1774-1787, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1975, p, 145 et 174.
113 I. de Madariaga, Britain, Russia and the Armed Neutrality of 1780, Londres, Hollis & Carter, 1962, p. 58.
114 Riksarkivet [Stockholm], Diplomatica, Gallica, vol. 442, Creutz à Gustave III, 15 novembre 1778.
115 Vergennes est tout à fait conscient de cette faiblesse : « je suis bien persuadé qu’il serait de la plus grande importance pour notre commerce en Russie d’y fixer plusieurs maisons françaises », M.A.E., C.P., Russie, vol. 106, fol. 235, Vergennes à Raimbert, 7 avril 1781.
116 M.A.E., C.P., Russie, vol. 106, fol. 78, Raimbert à Vergennes, 22 février 1781 ; fol. 135-136, du même au même, 27 février 1781 ; fol. 154, Vérac à Castries, 1er mars 1781.
117 Cette prise de conscience est à l’origine de la mission Barbé-Sénac de 1751. Elle doit son nom aux deux agents dépêchés en Baltique pour enquêter sur l’état de la production et sur la concurrence étrangère dans le Nord. Voir D. Plouviez, « Un voyage d’exploration technique et commerciale : la mission Barbé-Sénac en Baltique au xviiie siècle », Explorations et voyages scientifiques des l’Antiquité à nos jours, C. Demeulenaere-Douyère (dir.), Paris, éditions du CTHS, 2008, p. 237-253.
118 Pour une approche plus large des questions qui viennent d’être abordées voir P. Pourchasse, Le commerce du Nord. Les échanges commerciaux entre la France et l’Europe septentrionale au xviiie siècle, Rennes, 2006, p. 198-205.
119 M.A.E., M.D., Suède, vol. 22, fol. 373, Poterat à Castries, 20 juin 1781.
120 « Plus j’avance monsieur le comte, plus je vois se réaliser cette vérité que je vous ai développé, plus d’une fois dans l’abondance de mon cœur verbalement et par écrit : la partie du commerce devrait appartenir à votre département et qu’il serait convenable et nécessaire que les consuls fussent gouvernés par le ministre des Affaires étrangères », M.A.E., C.P., Danemark, supp. 5, vol. 279, Poterat à Vergennes, 20 mai 1781.
121 Baluze à Louis XIV, 3 octobre 1703, Sbornik Imperatorskago Russkago Istoricheskago Obshchestva, vol. 34, Saint-Pétersbourg, 1881, p. 32.
122 En janvier 1737, Chauvelin, ministre des Affaires étrangères, demande à Villeneuve d’employer « tous les ressorts imaginables pour que les Moscovites ne pussent obtenir dans la mer Noire une liberté de navigation qui s’étendrait bientôt jusqu’à la Méditerranée », cité dans F. Charles Roux, « La monarchie française de l’Ancien Régime et la question de la mer Noire », Revue de la Méditerranée, no 25, 1948, p. 265. Le successeur de Chauvelin, Amelot de Chaillou, suit exactement la même ligne : « Si les Moscovites exigent d’avoir la liberté de navigation de la mer Noire, il vaut mieux tout risquer que de se prêter à une pareille proposition ; vous sentez aisément de quel préjudice cela serait pour nous, et les Turcs doivent connaître de quelle conséquence peut être pour eux de mettre les Moscovites à portée, par cette navigation, de venir jusque sous les murs de Constantinople. Autant vous les avez exhortés à céder Azof, s’il était nécessaire, pour ne pas s’exposer à soutenir en même temps l’effort de deux puissances réunies aussi redoutables que l’Empire et la Russie, autant vous devez vous appliquer à leur faire sentir que Constantinople devient à la merci des Moscovites dès qu’ils auront la liberté de navigation. », Amelot, ministre des Affaires étrangères à Villeneuve, 1er juillet 1737, cité dans A. Vandal, Une ambassade française en Orient sous Louis XV. La mission du marquis de Villeneuve 1728-1741, Paris, 1887, p. 292.
123 En Russie au temps d’Elisabeth. Mémoire sur la Russie en 1759 par le chevalier d’Eon, F.D. Liechtenhan (éd.), Paris, 2006, p. 108 et 110.
124 W. Kirchner, « Ukrainian Tobbacco for France », dans W. Kirchner, Commercial relations between Russia and Europe 1400 to 1800, Collected essays, Indiana University Publications, Bloomington, 1966, p. 180-181.
125 F. Bilici, La politique française en mer Noire, 1747-1789. Les vicissitudes d’une implantation, Istanbul, Isis, 1992, p. 63.
126 « Mémoire sur le commerce de la mer Noire par le comte de Vergennes », Constantinople, 29 janvier 1767 M.A.E., M.D., Russie, vol. 7, fol. 197-200.
127 « Toute la Podolie, toute la Volhynie, toute l’Ukraine polonaise ou russe, une partie de la Lituanie et de l’ancienne Moscovie n’ont pas d’autres débouchés que les rivières affluentes au Bog et au Dnieper. Ces provinces sont très vastes, très fertiles et assez peuplées, elles le seraient bientôt davantage s’il y avait un peu de commerce », M.A.E., M.D. Russie, vol. 7, « Mémoire sur le port d’Oczakoff et sur le commerce auquel il pourrait servir d’entrepôt », anonyme attribué à Saint-Priest 1771, fol. 229. Cf. annexe 4.
128 Instructions au baron de Breteuil, 10 septembre 1762, A. Rambaud, Recueil des Instructions aux ambassadeurs, Russie, t. 2, Paris, 1890, p. 213.
129 Choiseul avait été une première fois chargé des Affaires étrangères entre 1758 et 1761. À son retour au ministère, il écrit dans sa première dépêche à Vergennes le 21 avril 1766 : « Le moyen le plus certain de rompre ses projets et peut être de culbuter de son trône usurpé l’impératrice Catherine, serait de lui susciter une guerre. Il n’y a que les Turcs à portée de nous rendre ce service. […] Serait-il de toute impossibilité de proposer et de suivre des moyens qui portassent le Divan à une guerre dont, d’ailleurs, le succès définitif ne nous intéresse pas vivement, mais dont la déclaration nous mettrait à portée de détruire les mauvaises intentions de Catherine. […] C’est la guerre par les Turcs qui doit être l’unique objet de votre travail et de vos méditations. Si vous espérez y parvenir, si vous la voyez possible, le roi vous demande vos idées et Sa Majesté vous fera fournir tous les secours en argent qui vous seront nécessaires et que vous demanderez pour un objet aussi intéressant », cité dans L. Bonneville de Marsangy, Le chevalier de Vergennes : son ambassade à Constantinople, t. 2, Paris, 1894, p. 306-307.
130 Cité dans B. Nolde, La formation de l’empire russe, t. II, Paris, Institut d’études slaves, 1953, p. 712, note 2 p. 56.
131 Sur les opérations militaires de cette guerre voir F. Tóth, La guerre russo-turque (1768-1774) et la défense des Dardanelles. L’extraordinaire mission du baron de Tott, Paris, Economica, 2008.
132 Les principaux articles de la paix de Kutchuk-Kaïnardji sont reproduits dans M.S. Anderson, The Great Powers and the Near East, 1774-1923, Londres, 1970, p. 9-14.
133 Les Russes obtiennent aussi une importante indemnité financière, la garantie ottomane de l’autonomie de la Valachie et de la Moldavie, et de la cessation des persécutions contre les Chrétiens vivant sous leur domination. Le traité marque également la progression russe dans le Caucase grâce à l’acquisition de la Kabardie (autour de l’actuelle frontière russo-géorgienne). Cependant la domination sur cette province est théorique et ce n’est qu’au siècle suivant que les Russes y exercent un véritable contrôle.
134 « La puissance ottomane n’est plus qu’une faible barrière pour contenir la puissance moscovite. On doit supposer à celle-ci le projet d’unir la Crimée entière à son empire, et de l’étendre sur les deux bords du Danube sitôt que le temps lui aura permis d’affermir l’établissement de sa marine sur la mer Noire. Sans doute la cour de Pétersbourg a fait entrer dans sa politique de se mettre à portée de secourir la Géorgie et de la rendre totalement indépendante. La mer Noire lui en donne tous moyens, son intérêt l’exige, et le motif de religion ne tardera pas à lui servir de prétexte », « Mémoire sur les moyens de remédier au préjudice que le nouveau traité de paix des Russes et des Turcs peut porter au commerce de France », M.A.E., M.D., France, 2005, fol. 263.
135 « Ou en serait l’Europe si jamais, à ce qu’à Dieu ne plaise, ce monstrueux système [la partition de l’Empire ottoman] venait à s’accréditer. Tous les liens politiques seraient dissous, la sécurité publique serait détruite et l’Europe n’offrirait bientôt plus qu’un théâtre de troubles et de confusion », cité dans R. Salomon, La politique orientale de Vergennes, Paris, Presses modernes, 1935, p. 31.
136 Les instructions au marquis de Juigné, qui part pour Saint-Pétersbourg en 1775, témoignent de cette nouvelle orientation. Le roi ordonne à son représentant de faire savoir à Catherine II son désir « de voir naître plus de confiance entre nous et la Russie » pour contribuer à « la conservation d’une paix si nécessaire au bonheur de l’humanité » et à maintenir « la meilleure intelligence avec toutes les puissance de l’Europe ». Juigné doit aussi convaincre les Russes que « la conduite personnelle du roi depuis qu’il est sur le trône, et celle de son ministre, n’ont porté aucune empreinte de ressentiment, d’animosité ou de mauvaise volonté », Instructions au marquis de Juigné, 20 mai 1775, dans A. Rambaud, Recueil des Instructions aux ambassadeurs, Russie, op. cit., p. 315 et 317. Une des manifestations de ce rapprochement est la médiation franco-russe au congrès de Teschen mettant un terme à la guerre austro-prussienne de la succession de Bavière en 1779.
137 Les Russes estiment que libre passage accordé dans le traité leur permet d’expédier leurs marchandises sur leurs navires sans s’arrêter à Constantinople, et qu’ils pourront exporter du blé, ce que les Ottomans leur refusent, R. Salomon, La politique orientale de Vergennes, op. cit., p. 95.
138 « Nous débiterions avec un bénéfice énorme nos vins de Provence, de Languedoc et de Dauphiné, nos dorures et même nos draps. Je suis persuadé que les habitants de la partie méridionale de la Russie, qui sont encore vêtus à la tartare et à la polonaise, et s’habillent d’étoffes grossières fabriquées dans le pays ou de ces gros draps de Pologne qui n’ont que deux ou trois couleurs se jetteraient avidement sur les draps de nos manufactures de Languedoc. Nous trouverions peut-être beaucoup d’avantages à acheter de première main par cette voie les pelleteries, les tabacs, les chanvres et les cuirs de Russie », « Réflexions politiques sur l’indépendance des Tartares et sur la navigation des Russes dans la mer Noire », par le comte de Saint-Priest, 1772, M.A.E., M.D., Turquie, vol. 14, fol. 206.
139 H. Halm, Gründung und erstes Jahrzehnt von Festung and Stadt Cherson (1778-1788), Wiesbaden, O. Harrassowitz, 1961, p. 24-25.
140 « Le territoire de Cherson était un désert dépourvu d’arbres : son sol n’a rien fourni pour la construction de la ville, ni pour la nourriture de ses habitants : tout y a été fait et transporté à force de bras et d’argent », A. Anthoine de Saint Joseph, Essai historique sur le commerce et la navigation en mer Noire, Paris, 1820, p. 29.
141 H. Halm, Gründung und erstes Jahrzehnt von Festung and Stadt Cherson (1778-1788), op. cit., p. 42.
142 Le roi de Prusse « a vexé les Polonais et circonscrit Danzig [il] est parvenu à faire prendre en partie au commerce de la Pologne la route du Midi et à favoriser ainsi les nouveaux établissements commencés à l’embouchure du Borysthène. […] D’ailleurs si Danzig tombe, si Kerson profite de sa ruine, ce seront les Russes, les Turcs et la France qui en tireront avantage ; l’Angleterre, la Hollande, la Suède et le Danemark perdront le bénéfice d’une grande partie du commerce de la Pologne, et une pareille révolution est bien loin d’être indifférente aux yeux de la politique », Instructions au marquis de Vérac, 6 mai 1780, A. Rambaud, Recueil des Instructions aux ambassadeurs, Russie, op. cit., p. 369.
143 J. Reychman, « Le commerce polonais en mer Noire au xviiie siècle par le port de Kherson », Cahiers du Monde Russe et Soviétique, VII, no 2, 1966, p. 234-235.
144 La négociation n’aboutit finalement qu’en 1784, J.L. Van Regemorter, La Russie méridionale, la mer Noire et le commerce international de 1774 à 1861, thèse université Paris I, 1982, p. 39-40.
145 Parmi les principaux obstacles se trouve le montant des droits de douane : « On sent que pour que Kerson devienne en importation et exportation le débouché du midi de la Pologne il faut que les marchandises [échappent aux] énormes douanes russes », M.A.E., C.P., Russie, vol. 104, fol. 147, Saint-Priest à Vergennes, 4 mars 1780, voir également « Mémoire sur les facilités à accorder et les entraves à lever pour diriger la majeure partie du commerce de Pologne vers Kerson », A.N., A.E., B1/989, fol. 383.
146 M.A.E., C.P., Russie, vol. 106, fol. 345, Vérac à Vergennes, 30 mai 1781.
147 H. Halm, Gründung und erstes Jahrzehnt von Festung and Stadt Cherson (1778-1788), op. cit., p. 48.
148 M.A.E., C.P., Russie, vol. 106, fol. 348, Raimbert à Castries, 30 mai 1781
149 M.A.E., C.P., Russie, vol. 106, fol. 406, Vergennes à Castries 21 juin 1781.
150 M.A.E., C.P., Russie, vol. 107, fol. 82-83, Vergennes à Vérac, 16 août 1781.
151 « Le sieur Faleev a bien fait quelques entreprises dans le genre, mais ses opérations sont combinées et conduites de manière qu’il se verra bientôt hors d’état d’y donner des suites », « Vues sous lesquelles j’envisage le commerce de Russie par la mer Noire », par Anthoine, Archives Nationales, Paris, [A.N.], Affaires Etrangères, BI 989, fol. 395, 1782, et J.L. Van Regemorter, La Russie méridionale, la mer Noire et le commerce international de 1774 à 1861, op. cit., p. 52.
152 Sur l’activité mercantile d’Anthoine en mer Noire dans les années 1780 voir J. L. Van Regemorter « Légende ou réalité : Antoine Anthoine, pionnier du commerce marseillais en mer Noire » dans Hommes, idées, journaux. Mélanges en l’honneur de Pierre Guiral, Paris, 1988, p. 319-325, pour une approche historique plus large du personnage, G. Buti « Du comptoir à la toge. Antoine Anthoine : négoce, familles et pouvoirs en Provence au xviiie siècle », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 112, vol. 4, 2005, p. 201-215
153 A. Anthoine de Saint Joseph, Essai historique sur le commerce et la navigation en mer Noire, op. cit., p. 38
154 « Journal de mon voyage dans le Nord commencés le 17 mars 1781 », A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 45, non fol, observation 736, 22 août 1781.
155 « Je conviens avec vous, M. que l’Empire ottoman présente un appât bien séduisant pour une souveraine aussi animée que l’est l’impératrice de Russie du désir d’acquérir de la gloire et de remplir le siècle présent de la postérité de ses grands exploits », M.A.E., C.P., Autriche, vol. 341, fol. 345, Vergennes à Breteuil, 18 novembre 1780.
156 R. Salomon, La politique orientale de Vergennes, 1780-1784, Paris, Presses modernes, 1935, p. 75-76.
157 M. Hochedlinger, Austria’s war of Emergence, 1683-1797, Londres/New-York, longman 2003, p. 376-377 ; K.A. Roider, Austria’s eastern Question, 1700-1790, Princeton N.J., 1992, p. 153-159.
158 T.M. Orville, Charles Gravier, comte de Vergennes French diplomacy in the age of revolution, 1719-1787, State University of New York Press, Albany, 1982, p. 316.
159 J.F. Labourdette, « La politique d’équilibre de Vergennes », J. Bérenger et G.H. Soutou (éd.), L’ordre européen du xvie au xxe siècle, Paris, PUPS, 1998, p. 106.
160 « La chute possible de l’empire turc [en cas de guerre contre la Russie] exciterait dans le monde une révolution dont les suites pouvaient être très funestes pour la politique générale, il lui parut qu’elle [SM] seule pouvait prévenir ce malheur. De là l’offre de son entremise pour terminer les différends entre la Russie et la Porte », Instructions à Corberon, 28 juin 1779, A. Rambaud, Recueil des Instructions aux ambassadeurs, Russie, op. cit., p. 363-364.
161 Instructions au marquis de Vérac, 6 mai 1780, A. Rambaud, Recueil des Instructions aux ambassadeurs, Russie, op. cit., p. 369.
162 De Broglie, « Conjectures raisonnées sur la situation actuelle de la France dans le système politique de l’Europe », Politique de tous les cabinets de l’Europe pendant les règnes de Louis XV et de Louis XVI, t. I, Hambourg, 1794, p. 304.
163 « Mémoire sur l’état actuel de l’Europe relativement au partage de la Pologne. 30 mars 1773 », A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 51, non fol.
164 M. Bélissa, Fraternité universelle et intérêt national (1713-1795), Paris, Kimé, 1998, p. 122.
165 M. Bélissa, « Les Lumières, le premier partage de la Pologne et le ‘système politique’ de l’Europe », Annales Historiques de la Révolution Française, no 356, 2009/2, p. 57-92.
166 Mémoire de Vergennes à Louis XVI, 8 décembre 1774, dans R. Salomon, La politique orientale de Vergennes, op. cit., p. 30-31, voir également J.F. Labourdette, « La politique d’équilibre de Vergennes », art. cit., p. 100-102.
167 On retrouve fréquemment ce type d’observation, notamment chez Chappe d’Auteroche qui écrit à propos de la noblesse qu’elle est « rampante vis-à-vis du despote, de ses supérieurs, et de tous ceux dont elle croit avoir besoin, elle traite avec la plus grande dureté ceux sur lesquels elle peut avoir des droits, ou qui n’ont pas la force de lui résister », Voyage en Sibérie, op. cit., vol. 2, p. 413-414.
168 Citons, sans prétention à l’exhaustivité : M. Mervaud et J.C. Roberti, Une infinie brutalité : l’image de la Russie dans la France des xvie et xviie siècles, Institut d’études slaves, Paris, 1991 ; M. T. Poe, « A people born to slavery » : Russia in early modern european ethnography, 1476-1748, Cornell University Press, 2000 ; S. Mund, « Orbis russiarum » : Genèse et développement de la représentation du monde « russe » en Occident à la Renaissance, Genève, 2003 ; F.D. Liechtenhan, « Les découvreurs de la Moscovie. L’appréhension des observateurs occidentaux face à la montée de Moscou », Histoire Economie et Société, no 4, 1989, p. 483-506 ; du même auteur « Le Russe ennemi héréditaire de la Chrétienté ? », Revue Historique, vol. 577, 1991, p. 77-103 ; E. Schnakenbourg « Nommer l’étranger aux xvie et xviie siècles : sauvages des Antilles et barbares de Moscovie, interprétation d’une distinction sémantique », étrangers et Sociétés. Représentations, coexistences, interactions dans la longue durée, P. Gonzàlez-Bernaldo, M. Martini, M.-L. Pelus-Kaplan (dir.), P.U.R., 2008, p. 223-232 ; sans omettre M. Bélissa, La Russie mise en Lumières, p. 77-101.
169 Par exemple le général Cristof Hermann von Manstein, qui séjourne en Russie de 1727 à 1744, assure que « les Russes ne manquent pas d’esprit […] j’ai trouvé plus d’intelligence chez les gens du peuple en Russie, qu’on en trouve communément chez les gens de leur état dans les autres pays d’Europe. Mais comme l’on ne saurait faire aucune recherche dans ce pays sans savoir la langue du pays, & que peu d’étrangers ont voulu se donner la peine de l’apprendre, de là tous ces contes ridicules qu’on a faits de cette Nation… », Mémoires historiques, politiques et militaires sur la Russie, Lyon, 1772, t. 2, p. 392.
170 Diderot, « Des moyens de voyager utilement » (1775), dans Le voyage en France, op. cit., p. 517-518.
171 Denis Fonvizine, Lettres de France (1777-1778), Paris, CNRS éditions/ Oxford, Voltaire Foundation, 1995, p. 57, 70, 71, 82, 87, 94, 105, 160.
172 D. Lieven (éd.), The Cambridge History of Russia, vol. II, Cambridge University Press, 2006, 169-170 et I. Lebedynsky, Les Cosaques. Une société guerrière entre libertés et pouvoirs. Ukraine 1490-1790, Paris, Errance, 2004, p. 83-84.
173 On retrouve, de manière atténuée, le même type de raisonnement dans le principal ouvrage français sur les Cosaques du xviiie siècle, J.B. Schérer, Annales de la Petite-Russie ; ou Histoire des Cosaques-Saporogues et des Cosaques de l’Ukraine, vol. 1, Paris, 1788, p. 13 et 262.
174 A. Lortholary, Les ‘‘philosophes’’ du xviiie siècle et la Russie. Le mirage russe en France au xviiie siècle, Paris, Boivin, 1951.
175 J.J. Rousseau, Du contrat social, livre II, chapitre VIII : du Peuple, Hatier, Paris, 1999, p. 55.
176 D. von Mohrenschildt, Russia in the intellectual life of eighteenth-century France, op. cit., p. 272.
177 C’est également l’opinion de Jean Benoît Schérer qui a séjourné treize ans en Russie. Pour lui, le grand personnage de l’histoire russe est le tsar Pierre qui a conduit la guerre contre la Suède pour se procurer des débouchés et stimuler le commerce et non, comme Catherine, pour satisfaire son appétit de gloire, Histoire raisonnée du commerce de Russie, vol. 1, Paris, 1788, p. 84 et 93-94.
178 Le chevalier de Corberon, envoyé de France à Saint-Pétersbourg, émet une opinion similaire : « Quelque envie qu’on ait de penser du bien d’eux, il faut malgré soi en revenir à la triste vérité de ce qu’ils nous font voir sur leur compte : ce sont de vrais sauvages, qui n’ont pas ce nerf appartenant aux peuples qui ne sont pas encore policés ; ils n’en ont que la rusticité. Ils joignent à ce défaut l’abrutissement des esclaves et la mollesse des peuples corrompus par la trop grande civilisation. Enclins à tous les vices qu’amène le luxe, corrompus sans avoir passé par les différentes gradations de la maturité, ils ressemblent à des fruits verts et pourris, qui n’ont ni sève, ni douceur et qui ne pourront jamais parvenir à la perfection », Un diplomate français à la cour de Catherine II. op. cit., 19 décembre 1776, p. 75.
179 « Je vous verrai avec beaucoup de plaisir Monsieur avant votre retour à votre terre. Vous êtes bien le maître de choisir le jour de cette semaine qui vous conviendra le mieux pour venir à Versailles. Je vous prie seulement de vouloir bien me faire avertir de votre arrivée », A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 463, non fol, Vegennes à Poterat, 21 février 1782.
180 A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 42, non fol, Vegennes à Poterat, 8 avril et 24 décembre 1782.
181 M.A.E., C.P., Russie, vol. 107, fol. 158-159, Vergennes à Vérac, 27 septembre 1781.
182 « Avis des députés du Commerce sur le commerce du Nord et de la mer Noire », A.N., Marine B7/465, fol. 3.
183 A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 42 et 12 j 463, non fol, Ségur à Vergennes, et Ségur à Apremont, 2 juillet 1782. Dans une lettre postérieure, Ségur justifie ce refus en faisant valoir que les services que Poterat ne concernaient pas le domaine militaire mais les affaires politiques, Ibid., 12 j 463, non fol., Ségur à Apremont, 3 août 1782.
184 Ibid., 12 j 463, non fol., Vergennes à Poterat, 25 juillet 1782.
185 Ibid., 12 j 42, non fol., Vergennes à Poterat, 15 décembre 1782.
186 « Mémoire sur la nécessité pressante et les moyens de détourner la marche du commerce qui se fait présentement par la Baltique et de la diriger vers la Méditerranée en passant par la mer Noire afin de détruire à jamais la funeste influence de l’Angleterre dans le Nord et d’y établir celle de la France sur une base inébranlable », A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 461, non daté, probablement de la période impériale, p. 4. Il est probable que ce texte soit le mémoire intitulé « De la navigation française dans la Baltique » (1786), M.A.E., M.D., France, vol. 2013, fol. 102-106.
187 A.D. Loiret, fonds Poterat, 12 j 60, non fol.
- CLIL theme: 3378 -- HISTOIRE -- Histoire générale et thématique
- ISBN: 978-2-8124-4096-0
- EAN: 9782812440960
- ISSN: 2264-4571
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-4096-0.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-22-2011
- Language: French