Présentation Nérac, Uzès, Montpellier : trois mises en scène des lieux et des langues
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Du Bartas (1578), Rosset (1597), Despuech (1633). Trois mises en scène des lieux et des langues
- Pages : 9 à 18
- Collection : Études et textes occitans, n° 4
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PRÉSENTATION
Nérac, Uzès, Montpellier
trois mises en scène des lieux et des langues
Guillaume de Saluste Du Bartas, Nérac, 1578 ;François de Rosser, Uzès, 1597 ;Isaac Despuech, dit Le Sage, Montpellier, 1633. Trois noms d'écrivains, trois dates, trois lieux, sur un peu plus d'un demi siècle, d'une période complexe et troublée. Le premier est devenu de son vivant un poète illustre, grâce essentiellement àson opus magnum intitulé I,a Sepmaine ou Création du monde, avant d'être un long temps méprisé, puis oublié, puis de revenir en grâce auprès de certains lecteurs. Le deuxième est surtout connu pour son recueil d'Histoires mémorables et tragiques de ce temps, et ses traductions en français de Cervantès. Le troisième, enfin, s'est acquis de plus modestes titres de renommée, bien qu'il soit l'une des nombreuses personnalités mentionnées, avec discrétion il est vrai, par Gédéon Tallemant des Réaux dans ses Historiettesl
Un nommé le Sage se fit catholique, moyennant quoy M. de Montmorancy luy donna deux cens pistolles, un cheval et une place de gendarme. M. le Faucheur luy dit : « Or çà, ne sçavez-vous pas que nostre religion est la meilleure ? Aussy », dit cet homme, «ay-je pris du retour »Z. (éd. Adam 1961, II, 810)
Ils sont tous trois très dissemblables, et ont appartenu à des époques assez différentes. Leurs oeuvres ne se ressemblent pas davantage. Les deux premiers appartiennent, presque totalement, à la littérature d'expression française. Le dernier, Despuech, figure quant à lui dans toutes les histoires de la littérature occitane, dont les différents auteurs, au fil des années, ont fini pax reconnaître les mérites d'une oeuvre, poétique et dramatique, située hors des sentiers battus, et pour cela sans doute restée pendant longtemps mal connue et surtout incomprise.
Le premier, Du Bartas, après d'autres3, mais de façon plus remar- quée, illustra un genre très officiel, celui des entrées. Son Poeme dressé pour l'accueil de la Reine de Navarre, faisant son entrée à Nerac. Auquel trois Nymphes debatent qui aura l'honneur de saluer sa Majesté, composé dans les dernières semaines de 1578, imprimé dès l'année suivante à de nombreuses reprises, n'avait apparemment rien qui fût susceptible d'assurer durablement la réputation de son auteur. Mais il devait connaître une destinée assez exceptionnelle, due, en particulier, à la façon dont y étaient articulés avec bonheur et panache un genre très codé, celui de l'accueil et de l'éloge d'un haut personnage, en l'occurrence une reine, faisant son entrée dans une ville, et une courte composition théâtrale rondement menée, sous la forme d'un débat, c'est-à-dire d'une dispute, heureusement couronné par la double célé- bration de l'hôte illustre et du lieu où il était accueilli. Du Bartas ajoutait à cela un usage presque immodéré de la langue de ce lieu : au terme d'une querelle assez retentissante avec les autres prétendantes au titre de puissance invitante, c'est la nymphe locale qui, malgré son langage moins prestigieux que le latin ou le français, acquiert chez lui le droit de prononcer le compliment final et, secondairement, de faire briller d'un éclat assez inaccoutumé ce langage. Toute la fin du Poeme dressé de 1578 peut être lue, au second degré, comme un hymne au parler de la nymphe gasconne, et comme la preuve apportée de ses capacités poétiques et des pouvoirs de persuasion qui étaient attachés
aux manifestations d'éloquence dont elle était capable. Nombreux, d'ailleurs, devaient être dans les années et les décennies suivantes les écrivains d'expression occitane, depuis la Gascogne jusqu'au Languedoc et, au-delà même de la Provence, jusqu'à Nice (Gasiglia 1984), qui trouvèrent chez Du Bartas et son oeuvre de circonstance les raisons de cultiver une muse autre que les habituelles et reconnues muses latines et françaises (Lafont 1970 ; Anatole 1987 ; Gardy, 1996 ; 1999 ; 20041). On mentionnera seulement ici le poème de Jules (Giulio) Torrini (Lantosque, 1607 Turin, 1678) : L'Omdggio del Pdglione. Per le felici Nozze delle Serenlr.rl.e Alterne d1 MduY1t10~ e LOd01J1Gd MdY1d PYenG1~71 d1 SdvO1d. Epitdldmio de Giulio Torrino, in Torino, M. DC. XXXXII. Cet opuscule de 23 pages, comme l'indique son intitulé, a été offert au couple princier de Savoie à l'occasion de son mariage, célébré le 29 septembre 1642 à Sospel :les époux gagnèrent ensuite Nice, où ils firent leur entrée le
5 octobre et virent leur union célébrée en grande pompe. L'essentiel de cet hommage poétique consiste en une longue pièce en deux langues, l'italien, et, pour l'essentiel, le nissard, dans laquelle le fleuve de Nice, le Paillon, s'adresse aux deux époux : « 308 alexandrins en nissard en strophes de 6 vers entre deux passages formés respectivement de 132 et
6 vers italiens » (Rémy Gasaglia). On y retrouve, transformés et adoucis (le nissard dans sa modestie est présenté comme un idiome «moyen », au carrefour, y compris politique, de beaucoup d'autres ses voisins ou prédécesseurs) certains des arguments linguistiques présents dans le poème de Du Bartas. Rémy Gasiglia, cependant, tout en rapprochant cette composition de celles de Du Bartas4 et de Despuech, s'interroge sur une éventuelle parentés : «S'agit-il d'une simple coïncidence ? »
Le poème de Du Bartas bénéficia ainsi d'une postérité inattendue, qui se développa d'ailleurs dans plusieurs directions. Si des vocations d'écrivains d'oc naquirent à son contact, d'autres en effet se contentèrent de l'imiter avant de passer à autre chose, c'est-à-dire, en général, à l'écriture en français. Tel fut indubitablement le cas de François de Rosset, qui, une vingtaine d'années plus tard, semble bien n'avoir eu recours à la «langue du pays », selon une formulation de l'époque, que pour répondre aux exigences du moment et mieux la délaisser par la suite. Rosset, sans contestation possible, s'est saisi du Poeme dressé comme d'un modèle, et plus précisément comme d'un canevas sur lequel poser ses propres vers, adaptés à la situation qui s'offrait à lui dans la ville d'Uzès, dont il était sans doute originaire. Sans chercher à rivaliser avec Du Bartas, il s'est évertué, lui-même usager, on peut le supposer, de l'occitan de l'Uzège, à tirer le meilleur profit de l'exemple qui lui était offert. Mais son intention n'a pas été alors de proclamer son amour pour une langue qu'il ne nomme d'ailleurs pas. Déjà auteur de poésies en français qu'il devait rassembler, réunies à d'autres, dans un recueil récapitulatif en 1604, sous le titre Les XII. Beautez de Phyllis, il n'a jamais renoué avec la muse languedocienne après son coup d'éclat de 1587. Si le Chant Triomphal composé à Uzès figure bien dans cet ouvrage, c'est aux côtés d'autres textes, en français, écrits à la louange de la famille de Crussol : sa présence s'y trouvait donc amplement justifiée et l'incongruité de sa bigarrure linguistique, mêlant au français et au latin des passages en occitan, était toute relative, puisqû il s'agissait bien d'un texte de circonstance, obéissant à des règles qui autorisaient cette sorte d'incartade à la règle commune. Pas plus que Du Bartas, Rosset n'a persisté dans cet écart avec les usages linguistiques dominants en faveur du français. Son prédécesseur et modèle avait bien tâté de la muse gasconne en nous laissant un sonnet que nous pouvons lire grâce à son ami bordelais Pierre de Brach ;mais cet unique sonnet, composé, on y reviendra plus loin, dans des circonstances assez particulières, constitue lui aussi une exception.
Le troisième des auteurs réunis ici représente un cas bien différent, à l'opposé des deux autres. L'auteur du Dialogue des Nymphes, Representé devant Monseigneur le Mareschal de Schomberg, à son entrée à Montpelier,
Isaac Despuech, est l'auteur d'une oeuvre poétique et dramatique dont la langue est quasi exclusivement l'occitan montpelliérain. Son unique recueil, Les Folies du sieur Le Sage, ne nous est connu actuellement que par une impression montpelliéraine de 16366, mais la plupart de ceux qui se sont intéressés à son oeuvre supposent l'existence d'une impression antérieure, autour de 1630. En 1633, quand il écrit et fait représenter devant Schomberg, gouverneur du Languedoc faisant son entrée à Montpellier, son Dialogue des Nymphes, il est un écrivain déjà installé dans sa ville, dont chacun sait qu'il s'exprime pour l'essentiel en occitan et dont les activités d'écrivain public, sinon officiel, sont bien connues. Il a déjà composé de courts textes dramatiques dans des circonstances comparables, et c'est sans aucun doute en toute connaissance de cause qu'on lui permet de prendre paxt à l'accueil de cette importante autorité, malgré les aspects assez équivoques de son oeuvre et de son personnage. La forme qu'il adopte, celle du dialogue conflictuel entre trois nymphes et, non plus trois, mais seulement deux langues, sans doute par mécon- naissance du latin, a très certainement été empruntée à Du Bartas directement, plutôt qu'à Rosset. Jean-François Courouau (2008, 373) a émis l'hypothèse que c'était la religion réformée qui pouvait expliquer chez Rosset et chez Despuech le recours à Du Bartas. Cette explication paraît probable, mais le succès du poète gascon, y compris au-delà des années 1600, était tel qu'il a dû lui aussi jouer un rôle majeur dans cette sorte de contagion à travers le temps. D'autant que les poètes d'oc qui firent alors le choix, suivant explicitement son exemple, de l'occitan au détriment du (seul) français, étaient eux pour l'essentiel, quand on peut le savoir sans équivoque, de confession catholique.
Chez Despuech, on constate que la disparition du latin s'est accom- pagnée d'une mise en avant assez remarquable de l'occitan :son texte, qui amplifie, comme déjà l'avait fait Rosset, la plupart des thèmes mis en oeuvre par Du Bartas dans la dernière partie de son dialogue, donne à la langue de Montpellier le premier rôle bien au-delà de ce que suggère la fiction imaginée par ses prédécesseurs. Deux nymphes locales, au lieu d'une seule, interviennent en s'épaulant, de telle sorte que la nymphe
française, seule opposante désormais, non seulement perd la partie, mais se trouve supplantée de façon qu'on pourrait considérer comme quasi définitive. Chez le «Sage »montpelliérain, l'occitan, qu'il appelle patois, sans doute avec intention, est bien sûr présent comme représentant de la ville qui reçoit le gouverneur du Languedoc. Mais il l'est aussi, en second rang, comme idiome porteur de valeurs et de résonances «subversives », au-delà des flatteries dont il peut être le véhicule. Là où Du Bartas louait à travers le langage gascon la Gascogne et se livrait à une opération politique à peine voilée, là où Rosset sacrifiait avant tout à une tradition bien établie sans manifester un attachement particulier envers l'occitan, Despuech utilise cette dernière langue comme un outil à la fois poétique et critique. Un idiome «fou », comme l'indique l'intitulé de son recueil, dont les qualités carnavalesques sont riches de potentialités aussi bien critiques que poétiques.
Trois auteurs, donc, rassemblés sous un même «toit » formel, mais trois itinéraires difficilement comparables. Chacun illustre à sa manière, avec les références de son époque, et en liaison avec des choix personnels et collectifs finalement sans grands rapports les uns avec les autres, un même «genre », qui revêt ainsi des significations et suscite des échos qui ne se confondent pas, malgré une base et un terreau communs. La «comète Du Bartas »s'inscrit dans le temps, et chacun de ceux qui ont été, d'une façon ou d'autre, attirés par son éclat et son rayonnement, en ont tiré les enseignements susceptibles de correspondre à leur situation, leurs ambitions et la forme que prenait alors leur écriture.
On peut ainsi estimer qu'entre 1578 et 1633 le statut de l'occitan a pu évoluer, dans le sens d'une plus importante perte de prestige. Pour Du Bartas, comme pour Pierre de Brach, son complice linguistique, tous deux passés par l'atelier toulousain constitué de façon sauvage autour du Collège de rhétorique, le gascon représentait sans doute une langue poétique encore possible dans un large éventail de couleurs et de registres. Pour Rosset, l'occitan, comme pour son cousin Pierre Laudun d'Aigaliers', est avant tout un parler local dont la valeur poé- tique est largement mise en doute. En outre Uzès n'est pas la Gascogne, et encore moins la Gascogne toulousaine (dont Pierre de Brach n'était pas originaire, mais dont il avait pu subir l'influence à cet égard). Pour Despuech, enfin, l'occitan devait être un idiome poétique possible, dans
le contexte d'usages essentiellement, mais pas seulement, scéniques celui du «Théâtre de Caritats » biterrois, tout proche, qui avait pris son essor dans les premières années du xvlie siècle, mais aussi, proba- blement, celui de la scène toulousaine de la même époque, fortement marquée par la personnalité de Pierre Godolin (1580-1649), poète, dramaturge et interprète de ses propres oeuvres devant un large public mêlé, associant le petit peuple de sa ville, les bourgeois, les membres du Collège de rhétorique et les grands personnages de passage, plus ou moins étroitement liés à Toulouse et son environnement (Henri de Montmorency, Adrien de Monluc parmi d'autres). Une partie non négligeable de la production de Despuech est une écriture de circons- tance, dédiée à nombre d'acteurs importants de la vie montpelliéraine, des sonnets surtout, où perce plus d'une fois l'inspiration nettement carnavalesque de sa production dramatique. C'est un peu de tout cela qui irrigue son Dialogue des Nimphes, oeuvre de circonstance elle aussi, où affleure à certains moments le langage du carnaval, et que domine, comme ressort dramaturgique, la thématique des langues « en conflit », de la part de quelqu'un qui épouse pleinement, semble-t-il, la cause défendue par les deux nymphes locales, celle de Montpellier et celle de Caravètes, double encore plus enraciné de la première. Chez lui, comme chez Du Bartas et comme chez Rosset, la partie finale est un «chant de la langue », un instant libérée de ses chaînes sociales et culturelles. Mais cette libération est autrement plus poussée. D'abord, elle occupe un espace plus grand que chez ces deux prédécesseurs, et qui plus est se développe en deux mouvements. Le premier célèbre l'illustre visiteur arrivé dans «ses » terres, à grand renfort de strophes de quatre vers en alexandrins ; le second se distingue par un changement métrique des strophes de six octosyllabes, qui évoquent par avance cette sorte de jardin d'Eden où Schomberg va pouvoir désormais se promener, le bois de Valène, séjour de la Nymphe de Caravètes. Le ton devient lyrique, proche de celui de l'ode (pindarique ?). Le chant s'y élève et y triomphe au milieu d'une grande fête de couleurs, de mouvements et de parfums. De surcroît, ce chant final est explicitement celui du patois (« nostre patois »), terme inconnu des deux prédécesseurs de Despuech, mais que la Nymphe de Montpellier, lors de son débat tumultueux avec son adversaire française, vient de brandir tel un étendard. Le mot est sans aucun doute rempli d'ambiguïté. Il dénote sans aucun doute une
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évolution des mentalités quant au sentiment de la langue d'oc, et, plus largement, des rapports entre les deux idiomes en présence, le français et l'occitan de Montpellier. Ce dernier, de la marque d'infériorité dont on l'affuble, en devient contradictoirement plus hardi, capable de s'en prendre aux certitudes établies, sur le ton de la satire. C'est cette figure du patois, ambiguë et jouant volontiers de cette ambiguïté, que Despuech paraît avoir choisie comme moyen d'expression privilégié; c'est elle qui occupe le devant de la scène dans son Dialogue des Nimphes, successivement (et simultanément) populacière, encomiastique et lyrique.
Nous avons voulu mettre en perspective ces trois textes, comme s'il s'agissait de variations autour d'un modèle idéal, qui n'a bien sûr aucune existence, mais dont la seule mention supposée aide à mieux caractériser ce qui les distingue. Les différences géographiques et temporelles, les intentions affichées ou moins visibles, voire dissimulées, l'image des langues en présence et leur utilisation à des fins que l'on repère ou qui échappent, sont autant de pistes à suivre pour une meilleure appréhen- sion de ce qui a pu se jouer dans la rédaction, la représentation publique et, parce qu'elles ont connu l'impression, la réception ultérieure de ces textes, qui ont ainsi échappé, sur le moment même ou plus tard, à leur raison d'être objective pour devenir, à divers degrés, des objets de lecture et d'imitation.
Le poème de Du Bartas a été largement reproduit, en son temps, et aussi beaucoup plus tard, aux xlxe et xxe siècles. Il est alors devenu, au-delà de son intérêt historique et linguistique, un symbole renaissantiste pour ceux qui se sont attachés à promouvoir le gascon et, plus largement, la langue d'oc. Il a été le seul à bénéficier d'une édition sérieuse :celle qu'en ont donnée en 1902 Henri Guy et Alfred Jeanroy, souvent reproduite ensuite. Les deux autres sont restés méconnus ou mal connus. Le Chant Triomphal de Rosset, pas davantage que le recueil dans lequel il avait pris place du vivant de son auteur, n'a guère attiré l'attention des commentateurs ou des défenseurs de l'occitan jusqu'aux travaux (deux articles) que lui a consacrés Christian Anatole. Ce dernier, cependant, n'était pas allé jusqu'à en proposer une édition autre que diplomatique, dépourvue de notes et de traduction en français. Le Dialogue des Nimphes de Despuech a lui bénéficié de plusieurs réimpressions, aux xvlll~, xlxe et xxe siècles, mais n'a pas fait l'objet de commentaires détaillés ni de traduction.
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L'édition que nous proposons est d'abord philologique :respectueuse des témoins retenus, elle vise, par la version française proposée, et plus encore par les notes et le glossaire final, établi par les soins de David Fabié, à fournir au lecteur le plus grand nombre d'outils utiles à leur compréhension. Chaque texte est précédé d'une courte présentation, destinée à en situer les conditions d'écriture et à en approcher dans la mesure du possible les divers niveaux de contenu. Nous ne doutons pas que d'autres sauront, mieux et plus complètement que nous, trouver à ces trois mises en scènes des langues des significations renouvelées qui nous auraient échappé.
PRINCIPES D'ÉDITION GÉNÉRAUX
Nos éditions se fondent sur une bibliographie critique des sources. Pour chaque poème, nous avons choisi un seul texte de base que nous avons respecté le plus possible. Notre ambition est à la fois de donner une image fidèle de celui-ci, en fournissant au lecteur les outils nécessaires pour le situer dans l'histoire de l'écriture et de l'édition occitanes, et de proposer un accès facilité à son sens. Nous avons conservé la graphie originale dans tous ses aspects (les mécoupures par exemple$) ainsi que la ponctuation9. Nous sommes uniquement intervenus lorsque nous avons identifié une erreur grammaticale ou typographique manifeste. Toutes nos interventions sont notées en apparat critique. Les notes explicatives, la traduction10 et le glossaire fourniront, nous l'espérons, les éléments nécessaires à l'éclairage du texte et de nos choix d'édition.
NOTE
Les textes ont été établis, annotés et traduits par Philippe Gardy avec la collaboration de David Fabié. Les présentations ont été rédigées par Philippe Gardy. Le glossaire a été conçu et rédigé pax David Fabié.
Nous remercions Jean-Fran~-ois Courouau de nous avoir suggéré le sujet de ce petit ouvrage et de l'avoir accueilli dans la collection qu'il codirige avec Daniel Lacroix. Nous exprimons toute notre gratitude àJean-Pierre Chambon (Université Paris-Sorbonne) pour ses nombreuses suggestions, conseils et remarques. Notre reconnaissance va également à Fran~-ois Pic (Université Toulouse Jean Jaurès), Éva Stein (Nice, Bibliothèque Romain Gary), Frédéric Fourgeaud (Bibliothèque municipale de Bordeaux), Agnès Calza (Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève) et Aurélien Bertrand (Béziers, Cirdoc).
Nérac, Uzès, Montpellier
trois mises en scène des lieux et des langues
Guillaume de Saluste Du Bartas, Nérac, 1578 ;François de Rosser, Uzès, 1597 ;Isaac Despuech, dit Le Sage, Montpellier, 1633. Trois noms d'écrivains, trois dates, trois lieux, sur un peu plus d'un demi siècle, d'une période complexe et troublée. Le premier est devenu de son vivant un poète illustre, grâce essentiellement àson opus magnum intitulé I,a Sepmaine ou Création du monde, avant d'être un long temps méprisé, puis oublié, puis de revenir en grâce auprès de certains lecteurs. Le deuxième est surtout connu pour son recueil d'Histoires mémorables et tragiques de ce temps, et ses traductions en français de Cervantès. Le troisième, enfin, s'est acquis de plus modestes titres de renommée, bien qu'il soit l'une des nombreuses personnalités mentionnées, avec discrétion il est vrai, par Gédéon Tallemant des Réaux dans ses Historiettesl
Un nommé le Sage se fit catholique, moyennant quoy M. de Montmorancy luy donna deux cens pistolles, un cheval et une place de gendarme. M. le Faucheur luy dit : « Or çà, ne sçavez-vous pas que nostre religion est la meilleure ? Aussy », dit cet homme, «ay-je pris du retour »Z. (éd. Adam 1961, II, 810)
1 Comment cette anecdote, qui, il est vrai, concerne également Montmorency, a-t-elle pu parvenir jusqu'à Tallemant? Elle révèle, en tout cas, que Despuech et son surnom n'étaient pas inconnus loin de Montpellier, et que sa conversion (d'opportunité) avait fait parler. Son oeuvre poétique fut diffusée au loin, mais sans le texte qui nous intéresse ici, grâce notamment à une impression amstellodamoise de 1700 en deux volumes, aux côtés de celle du Toulousain Pierre Godolin et du Nîmois Jean Michel (Pic 1994). Certaines pièces bénéficièrent en outre d'une adaptation intra-occitane (en l'occurrence provençale) dans la seconde moitié du xvite siècle (Courouau 2015 ; Gardy 20152).
2 Christian Anatole (1961), le premier, a su identifier Despuech comme le personnage principal de cette hirtariette, qui n'a pas été reprise dans l'édition partielle du texte de Tallemant récemment proposée par Michel Jeanneret (Paris, Gallimard/Folio classique, n° 5558, 2013). Sur le pasteur Le Faucheur, qui enseigna à Montpellier, et la conversion intéressée autant qu'insincère (d'où le «retour» mentionné par Tallemant) de Despuech, on se fiera aux analyses argumentées de Benoît Vieu (2007, 11-12), qui situe finalement
102 Christian Anatole (1961), le premier, a su identifier Despuech comme le personnage principal de cette hirtariette, qui n'a pas été reprise dans l'édition partielle du texte de Tallemant récemment proposée par Michel Jeanneret (Paris, Gallimard/Folio classique, n° 5558, 2013). Sur le pasteur Le Faucheur, qui enseigna à Montpellier, et la conversion intéressée autant qu'insincère (d'où le «retour» mentionné par Tallemant) de Despuech, on se fiera aux analyses argumentées de Benoît Vieu (2007, 11-12), qui situe finalement
Ils sont tous trois très dissemblables, et ont appartenu à des époques assez différentes. Leurs oeuvres ne se ressemblent pas davantage. Les deux premiers appartiennent, presque totalement, à la littérature d'expression française. Le dernier, Despuech, figure quant à lui dans toutes les histoires de la littérature occitane, dont les différents auteurs, au fil des années, ont fini pax reconnaître les mérites d'une oeuvre, poétique et dramatique, située hors des sentiers battus, et pour cela sans doute restée pendant longtemps mal connue et surtout incomprise.
Le premier, Du Bartas, après d'autres3, mais de façon plus remar- quée, illustra un genre très officiel, celui des entrées. Son Poeme dressé pour l'accueil de la Reine de Navarre, faisant son entrée à Nerac. Auquel trois Nymphes debatent qui aura l'honneur de saluer sa Majesté, composé dans les dernières semaines de 1578, imprimé dès l'année suivante à de nombreuses reprises, n'avait apparemment rien qui fût susceptible d'assurer durablement la réputation de son auteur. Mais il devait connaître une destinée assez exceptionnelle, due, en particulier, à la façon dont y étaient articulés avec bonheur et panache un genre très codé, celui de l'accueil et de l'éloge d'un haut personnage, en l'occurrence une reine, faisant son entrée dans une ville, et une courte composition théâtrale rondement menée, sous la forme d'un débat, c'est-à-dire d'une dispute, heureusement couronné par la double célé- bration de l'hôte illustre et du lieu où il était accueilli. Du Bartas ajoutait à cela un usage presque immodéré de la langue de ce lieu : au terme d'une querelle assez retentissante avec les autres prétendantes au titre de puissance invitante, c'est la nymphe locale qui, malgré son langage moins prestigieux que le latin ou le français, acquiert chez lui le droit de prononcer le compliment final et, secondairement, de faire briller d'un éclat assez inaccoutumé ce langage. Toute la fin du Poeme dressé de 1578 peut être lue, au second degré, comme un hymne au parler de la nymphe gasconne, et comme la preuve apportée de ses capacités poétiques et des pouvoirs de persuasion qui étaient attachés
celle-ci immédiatement avant le siège de Montpellier, place forte protestante, par Henri de Montmorency en 1622.
3 Sur le «modèle de l'entrée de ville royale» et l'«églogue scénique [...] genre en faveur
dans la littérature royale au ruts siècle », voir Goeury 2015, 131-134. Il n'est pas surpre-
nant qu'une partie des propos prêtés à la nymphe gasconne dans le poème dramatique de
Du Bartas ait probablement été empruntée à une composition de ce type due à Ronsard
(Bergerie dédiée à la Majesté de la Royne d'Escosse, 1565).
113 Sur le «modèle de l'entrée de ville royale» et l'«églogue scénique [...] genre en faveur
dans la littérature royale au ruts siècle », voir Goeury 2015, 131-134. Il n'est pas surpre-
nant qu'une partie des propos prêtés à la nymphe gasconne dans le poème dramatique de
Du Bartas ait probablement été empruntée à une composition de ce type due à Ronsard
(Bergerie dédiée à la Majesté de la Royne d'Escosse, 1565).
aux manifestations d'éloquence dont elle était capable. Nombreux, d'ailleurs, devaient être dans les années et les décennies suivantes les écrivains d'expression occitane, depuis la Gascogne jusqu'au Languedoc et, au-delà même de la Provence, jusqu'à Nice (Gasiglia 1984), qui trouvèrent chez Du Bartas et son oeuvre de circonstance les raisons de cultiver une muse autre que les habituelles et reconnues muses latines et françaises (Lafont 1970 ; Anatole 1987 ; Gardy, 1996 ; 1999 ; 20041). On mentionnera seulement ici le poème de Jules (Giulio) Torrini (Lantosque, 1607 Turin, 1678) : L'Omdggio del Pdglione. Per le felici Nozze delle Serenlr.rl.e Alterne d1 MduY1t10~ e LOd01J1Gd MdY1d PYenG1~71 d1 SdvO1d. Epitdldmio de Giulio Torrino, in Torino, M. DC. XXXXII. Cet opuscule de 23 pages, comme l'indique son intitulé, a été offert au couple princier de Savoie à l'occasion de son mariage, célébré le 29 septembre 1642 à Sospel :les époux gagnèrent ensuite Nice, où ils firent leur entrée le
5 octobre et virent leur union célébrée en grande pompe. L'essentiel de cet hommage poétique consiste en une longue pièce en deux langues, l'italien, et, pour l'essentiel, le nissard, dans laquelle le fleuve de Nice, le Paillon, s'adresse aux deux époux : « 308 alexandrins en nissard en strophes de 6 vers entre deux passages formés respectivement de 132 et
6 vers italiens » (Rémy Gasaglia). On y retrouve, transformés et adoucis (le nissard dans sa modestie est présenté comme un idiome «moyen », au carrefour, y compris politique, de beaucoup d'autres ses voisins ou prédécesseurs) certains des arguments linguistiques présents dans le poème de Du Bartas. Rémy Gasiglia, cependant, tout en rapprochant cette composition de celles de Du Bartas4 et de Despuech, s'interroge sur une éventuelle parentés : «S'agit-il d'une simple coïncidence ? »
4 Torrini (ou Torrino), figure typique des «universitaires médecins humanistes et poètes courtisans» de son temps, a laissé une oeuvre considérable en latin et en italien, précise Rémy Gasiglia. Peut-être trouverait-on dans cette oeuvre des éléments permettant de voir en Du Bartas (pour Despuech, cela paraît très peu probable), écrivain éminemment «européen» à cette époque, une source de ce poème. Dans son étude, Rémy Gasiglia ne donne que des extraits du poème de Torrini, qui mériterait une édition complète.
5 La «pastorale scénique» du sieur de Fiefinelin, publiée en 1601 à Poitiers dans la première partie de ses 2uvrer par Jean de-Marnef (La Polymnie Ou diverse p0erie), a été composée sur le modèle du poème néraquais de Du Bartas. Mais ce modèle du dialogue des nymphes s'y est trouvé enchâssé dans un ensemble beaucoup plus large, un Accueil paetique et chrertien adressé à Anne de Pons, comtesse de Marennes. Par ailleurs, si trois nymphes s'y affrontent bien, la nymphe latine, celle d'Oleron et celle de Marennes, au bénéfice de ces deux dernières, on n'y trouve aucune trace du parler local chez les deux «nymphes sainctongeoises », qui s'expriment en français devant leur rivale latinisante. On renvoie à
125 La «pastorale scénique» du sieur de Fiefinelin, publiée en 1601 à Poitiers dans la première partie de ses 2uvrer par Jean de-Marnef (La Polymnie Ou diverse p0erie), a été composée sur le modèle du poème néraquais de Du Bartas. Mais ce modèle du dialogue des nymphes s'y est trouvé enchâssé dans un ensemble beaucoup plus large, un Accueil paetique et chrertien adressé à Anne de Pons, comtesse de Marennes. Par ailleurs, si trois nymphes s'y affrontent bien, la nymphe latine, celle d'Oleron et celle de Marennes, au bénéfice de ces deux dernières, on n'y trouve aucune trace du parler local chez les deux «nymphes sainctongeoises », qui s'expriment en français devant leur rivale latinisante. On renvoie à
Le poème de Du Bartas bénéficia ainsi d'une postérité inattendue, qui se développa d'ailleurs dans plusieurs directions. Si des vocations d'écrivains d'oc naquirent à son contact, d'autres en effet se contentèrent de l'imiter avant de passer à autre chose, c'est-à-dire, en général, à l'écriture en français. Tel fut indubitablement le cas de François de Rosset, qui, une vingtaine d'années plus tard, semble bien n'avoir eu recours à la «langue du pays », selon une formulation de l'époque, que pour répondre aux exigences du moment et mieux la délaisser par la suite. Rosset, sans contestation possible, s'est saisi du Poeme dressé comme d'un modèle, et plus précisément comme d'un canevas sur lequel poser ses propres vers, adaptés à la situation qui s'offrait à lui dans la ville d'Uzès, dont il était sans doute originaire. Sans chercher à rivaliser avec Du Bartas, il s'est évertué, lui-même usager, on peut le supposer, de l'occitan de l'Uzège, à tirer le meilleur profit de l'exemple qui lui était offert. Mais son intention n'a pas été alors de proclamer son amour pour une langue qu'il ne nomme d'ailleurs pas. Déjà auteur de poésies en français qu'il devait rassembler, réunies à d'autres, dans un recueil récapitulatif en 1604, sous le titre Les XII. Beautez de Phyllis, il n'a jamais renoué avec la muse languedocienne après son coup d'éclat de 1587. Si le Chant Triomphal composé à Uzès figure bien dans cet ouvrage, c'est aux côtés d'autres textes, en français, écrits à la louange de la famille de Crussol : sa présence s'y trouvait donc amplement justifiée et l'incongruité de sa bigarrure linguistique, mêlant au français et au latin des passages en occitan, était toute relative, puisqû il s'agissait bien d'un texte de circonstance, obéissant à des règles qui autorisaient cette sorte d'incartade à la règle commune. Pas plus que Du Bartas, Rosset n'a persisté dans cet écart avec les usages linguistiques dominants en faveur du français. Son prédécesseur et modèle avait bien tâté de la muse gasconne en nous laissant un sonnet que nous pouvons lire grâce à son ami bordelais Pierre de Brach ;mais cet unique sonnet, composé, on y reviendra plus loin, dans des circonstances assez particulières, constitue lui aussi une exception.
Le troisième des auteurs réunis ici représente un cas bien différent, à l'opposé des deux autres. L'auteur du Dialogue des Nymphes, Representé devant Monseigneur le Mareschal de Schomberg, à son entrée à Montpelier,
la présentation et à l'édition de ce texte dans la récente republication des ouvrer d'André Mage de Fiefinelin (édition d'Audrey Duru in éd. Goeury 2015, 130-142 ; 233-251).
13Isaac Despuech, est l'auteur d'une oeuvre poétique et dramatique dont la langue est quasi exclusivement l'occitan montpelliérain. Son unique recueil, Les Folies du sieur Le Sage, ne nous est connu actuellement que par une impression montpelliéraine de 16366, mais la plupart de ceux qui se sont intéressés à son oeuvre supposent l'existence d'une impression antérieure, autour de 1630. En 1633, quand il écrit et fait représenter devant Schomberg, gouverneur du Languedoc faisant son entrée à Montpellier, son Dialogue des Nymphes, il est un écrivain déjà installé dans sa ville, dont chacun sait qu'il s'exprime pour l'essentiel en occitan et dont les activités d'écrivain public, sinon officiel, sont bien connues. Il a déjà composé de courts textes dramatiques dans des circonstances comparables, et c'est sans aucun doute en toute connaissance de cause qu'on lui permet de prendre paxt à l'accueil de cette importante autorité, malgré les aspects assez équivoques de son oeuvre et de son personnage. La forme qu'il adopte, celle du dialogue conflictuel entre trois nymphes et, non plus trois, mais seulement deux langues, sans doute par mécon- naissance du latin, a très certainement été empruntée à Du Bartas directement, plutôt qu'à Rosset. Jean-François Courouau (2008, 373) a émis l'hypothèse que c'était la religion réformée qui pouvait expliquer chez Rosset et chez Despuech le recours à Du Bartas. Cette explication paraît probable, mais le succès du poète gascon, y compris au-delà des années 1600, était tel qu'il a dû lui aussi jouer un rôle majeur dans cette sorte de contagion à travers le temps. D'autant que les poètes d'oc qui firent alors le choix, suivant explicitement son exemple, de l'occitan au détriment du (seul) français, étaient eux pour l'essentiel, quand on peut le savoir sans équivoque, de confession catholique.
Chez Despuech, on constate que la disparition du latin s'est accom- pagnée d'une mise en avant assez remarquable de l'occitan :son texte, qui amplifie, comme déjà l'avait fait Rosset, la plupart des thèmes mis en oeuvre par Du Bartas dans la dernière partie de son dialogue, donne à la langue de Montpellier le premier rôle bien au-delà de ce que suggère la fiction imaginée par ses prédécesseurs. Deux nymphes locales, au lieu d'une seule, interviennent en s'épaulant, de telle sorte que la nymphe
6 Seuls deux exemplaires (BM Amiens, BnF) de cette impression étaient jusqu'ici connus
des bibliographies occitanes (éd. Vieu 2007, 5). Il nous a été fortuitement donné d'en découvrir un troisième, conservé à la Bayerische Staatsbibliothek (Munich) sous la cote
P.o.gall. 1252 p (une numérisation est disponible sur le site de cette bibliothèque).
14des bibliographies occitanes (éd. Vieu 2007, 5). Il nous a été fortuitement donné d'en découvrir un troisième, conservé à la Bayerische Staatsbibliothek (Munich) sous la cote
P.o.gall. 1252 p (une numérisation est disponible sur le site de cette bibliothèque).
française, seule opposante désormais, non seulement perd la partie, mais se trouve supplantée de façon qu'on pourrait considérer comme quasi définitive. Chez le «Sage »montpelliérain, l'occitan, qu'il appelle patois, sans doute avec intention, est bien sûr présent comme représentant de la ville qui reçoit le gouverneur du Languedoc. Mais il l'est aussi, en second rang, comme idiome porteur de valeurs et de résonances «subversives », au-delà des flatteries dont il peut être le véhicule. Là où Du Bartas louait à travers le langage gascon la Gascogne et se livrait à une opération politique à peine voilée, là où Rosset sacrifiait avant tout à une tradition bien établie sans manifester un attachement particulier envers l'occitan, Despuech utilise cette dernière langue comme un outil à la fois poétique et critique. Un idiome «fou », comme l'indique l'intitulé de son recueil, dont les qualités carnavalesques sont riches de potentialités aussi bien critiques que poétiques.
Trois auteurs, donc, rassemblés sous un même «toit » formel, mais trois itinéraires difficilement comparables. Chacun illustre à sa manière, avec les références de son époque, et en liaison avec des choix personnels et collectifs finalement sans grands rapports les uns avec les autres, un même «genre », qui revêt ainsi des significations et suscite des échos qui ne se confondent pas, malgré une base et un terreau communs. La «comète Du Bartas »s'inscrit dans le temps, et chacun de ceux qui ont été, d'une façon ou d'autre, attirés par son éclat et son rayonnement, en ont tiré les enseignements susceptibles de correspondre à leur situation, leurs ambitions et la forme que prenait alors leur écriture.
On peut ainsi estimer qu'entre 1578 et 1633 le statut de l'occitan a pu évoluer, dans le sens d'une plus importante perte de prestige. Pour Du Bartas, comme pour Pierre de Brach, son complice linguistique, tous deux passés par l'atelier toulousain constitué de façon sauvage autour du Collège de rhétorique, le gascon représentait sans doute une langue poétique encore possible dans un large éventail de couleurs et de registres. Pour Rosset, l'occitan, comme pour son cousin Pierre Laudun d'Aigaliers', est avant tout un parler local dont la valeur poé- tique est largement mise en doute. En outre Uzès n'est pas la Gascogne, et encore moins la Gascogne toulousaine (dont Pierre de Brach n'était pas originaire, mais dont il avait pu subir l'influence à cet égard). Pour Despuech, enfin, l'occitan devait être un idiome poétique possible, dans
7 Voir à son sujet la présentation du poème de Rosset.
15le contexte d'usages essentiellement, mais pas seulement, scéniques celui du «Théâtre de Caritats » biterrois, tout proche, qui avait pris son essor dans les premières années du xvlie siècle, mais aussi, proba- blement, celui de la scène toulousaine de la même époque, fortement marquée par la personnalité de Pierre Godolin (1580-1649), poète, dramaturge et interprète de ses propres oeuvres devant un large public mêlé, associant le petit peuple de sa ville, les bourgeois, les membres du Collège de rhétorique et les grands personnages de passage, plus ou moins étroitement liés à Toulouse et son environnement (Henri de Montmorency, Adrien de Monluc parmi d'autres). Une partie non négligeable de la production de Despuech est une écriture de circons- tance, dédiée à nombre d'acteurs importants de la vie montpelliéraine, des sonnets surtout, où perce plus d'une fois l'inspiration nettement carnavalesque de sa production dramatique. C'est un peu de tout cela qui irrigue son Dialogue des Nimphes, oeuvre de circonstance elle aussi, où affleure à certains moments le langage du carnaval, et que domine, comme ressort dramaturgique, la thématique des langues « en conflit », de la part de quelqu'un qui épouse pleinement, semble-t-il, la cause défendue par les deux nymphes locales, celle de Montpellier et celle de Caravètes, double encore plus enraciné de la première. Chez lui, comme chez Du Bartas et comme chez Rosset, la partie finale est un «chant de la langue », un instant libérée de ses chaînes sociales et culturelles. Mais cette libération est autrement plus poussée. D'abord, elle occupe un espace plus grand que chez ces deux prédécesseurs, et qui plus est se développe en deux mouvements. Le premier célèbre l'illustre visiteur arrivé dans «ses » terres, à grand renfort de strophes de quatre vers en alexandrins ; le second se distingue par un changement métrique des strophes de six octosyllabes, qui évoquent par avance cette sorte de jardin d'Eden où Schomberg va pouvoir désormais se promener, le bois de Valène, séjour de la Nymphe de Caravètes. Le ton devient lyrique, proche de celui de l'ode (pindarique ?). Le chant s'y élève et y triomphe au milieu d'une grande fête de couleurs, de mouvements et de parfums. De surcroît, ce chant final est explicitement celui du patois (« nostre patois »), terme inconnu des deux prédécesseurs de Despuech, mais que la Nymphe de Montpellier, lors de son débat tumultueux avec son adversaire française, vient de brandir tel un étendard. Le mot est sans aucun doute rempli d'ambiguïté. Il dénote sans aucun doute une
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évolution des mentalités quant au sentiment de la langue d'oc, et, plus largement, des rapports entre les deux idiomes en présence, le français et l'occitan de Montpellier. Ce dernier, de la marque d'infériorité dont on l'affuble, en devient contradictoirement plus hardi, capable de s'en prendre aux certitudes établies, sur le ton de la satire. C'est cette figure du patois, ambiguë et jouant volontiers de cette ambiguïté, que Despuech paraît avoir choisie comme moyen d'expression privilégié; c'est elle qui occupe le devant de la scène dans son Dialogue des Nimphes, successivement (et simultanément) populacière, encomiastique et lyrique.
Nous avons voulu mettre en perspective ces trois textes, comme s'il s'agissait de variations autour d'un modèle idéal, qui n'a bien sûr aucune existence, mais dont la seule mention supposée aide à mieux caractériser ce qui les distingue. Les différences géographiques et temporelles, les intentions affichées ou moins visibles, voire dissimulées, l'image des langues en présence et leur utilisation à des fins que l'on repère ou qui échappent, sont autant de pistes à suivre pour une meilleure appréhen- sion de ce qui a pu se jouer dans la rédaction, la représentation publique et, parce qu'elles ont connu l'impression, la réception ultérieure de ces textes, qui ont ainsi échappé, sur le moment même ou plus tard, à leur raison d'être objective pour devenir, à divers degrés, des objets de lecture et d'imitation.
Le poème de Du Bartas a été largement reproduit, en son temps, et aussi beaucoup plus tard, aux xlxe et xxe siècles. Il est alors devenu, au-delà de son intérêt historique et linguistique, un symbole renaissantiste pour ceux qui se sont attachés à promouvoir le gascon et, plus largement, la langue d'oc. Il a été le seul à bénéficier d'une édition sérieuse :celle qu'en ont donnée en 1902 Henri Guy et Alfred Jeanroy, souvent reproduite ensuite. Les deux autres sont restés méconnus ou mal connus. Le Chant Triomphal de Rosset, pas davantage que le recueil dans lequel il avait pris place du vivant de son auteur, n'a guère attiré l'attention des commentateurs ou des défenseurs de l'occitan jusqu'aux travaux (deux articles) que lui a consacrés Christian Anatole. Ce dernier, cependant, n'était pas allé jusqu'à en proposer une édition autre que diplomatique, dépourvue de notes et de traduction en français. Le Dialogue des Nimphes de Despuech a lui bénéficié de plusieurs réimpressions, aux xvlll~, xlxe et xxe siècles, mais n'a pas fait l'objet de commentaires détaillés ni de traduction.
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L'édition que nous proposons est d'abord philologique :respectueuse des témoins retenus, elle vise, par la version française proposée, et plus encore par les notes et le glossaire final, établi par les soins de David Fabié, à fournir au lecteur le plus grand nombre d'outils utiles à leur compréhension. Chaque texte est précédé d'une courte présentation, destinée à en situer les conditions d'écriture et à en approcher dans la mesure du possible les divers niveaux de contenu. Nous ne doutons pas que d'autres sauront, mieux et plus complètement que nous, trouver à ces trois mises en scènes des langues des significations renouvelées qui nous auraient échappé.
Nos éditions se fondent sur une bibliographie critique des sources. Pour chaque poème, nous avons choisi un seul texte de base que nous avons respecté le plus possible. Notre ambition est à la fois de donner une image fidèle de celui-ci, en fournissant au lecteur les outils nécessaires pour le situer dans l'histoire de l'écriture et de l'édition occitanes, et de proposer un accès facilité à son sens. Nous avons conservé la graphie originale dans tous ses aspects (les mécoupures par exemple$) ainsi que la ponctuation9. Nous sommes uniquement intervenus lorsque nous avons identifié une erreur grammaticale ou typographique manifeste. Toutes nos interventions sont notées en apparat critique. Les notes explicatives, la traduction10 et le glossaire fourniront, nous l'espérons, les éléments nécessaires à l'éclairage du texte et de nos choix d'édition.
8 Nous avons conservé les mécoupures résultant de choix graphiques, mais nous avons corrigé celles qui ne sont dues qu'à des erreurs ou des contraintes matérielles.
9 Nous avons développé les tildes, utilisés dans nos textes pour remplacer n ou, plus rare- ment, m. Nous avons alors noté ces consonnes en italiques.
10 Les passages en français ont été conservés tels quels dans la traduction.
189 Nous avons développé les tildes, utilisés dans nos textes pour remplacer n ou, plus rare- ment, m. Nous avons alors noté ces consonnes en italiques.
10 Les passages en français ont été conservés tels quels dans la traduction.
Les textes ont été établis, annotés et traduits par Philippe Gardy avec la collaboration de David Fabié. Les présentations ont été rédigées par Philippe Gardy. Le glossaire a été conçu et rédigé pax David Fabié.
Nous remercions Jean-Fran~-ois Courouau de nous avoir suggéré le sujet de ce petit ouvrage et de l'avoir accueilli dans la collection qu'il codirige avec Daniel Lacroix. Nous exprimons toute notre gratitude àJean-Pierre Chambon (Université Paris-Sorbonne) pour ses nombreuses suggestions, conseils et remarques. Notre reconnaissance va également à Fran~-ois Pic (Université Toulouse Jean Jaurès), Éva Stein (Nice, Bibliothèque Romain Gary), Frédéric Fourgeaud (Bibliothèque municipale de Bordeaux), Agnès Calza (Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève) et Aurélien Bertrand (Béziers, Cirdoc).
- Thème CLIL : 4029 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues régionales
- ISBN : 978-2-406-06668-2
- EAN : 9782406066682
- ISSN : 2430-8269
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06668-2.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/10/2017
- Langue : Français