Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dictionnaire André Malraux
- Auteur : Godard (Henri)
- Pages : 31 à 32
- Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 7
PRÉFACE
Qu’attendons-nous de ces dictionnaires d’écrivains qui se sont multipliés depuis dix ou vingt ans, au point de devenir une sorte de genre nouveau de critique littéraire ? Outre l’avantage pratique d’une consultation ciblée et ponctuelle sur tel ou tel point de la vie ou de l’œuvre, ils doivent satisfaire un désir obscur que Malraux, précisément, peut nous aider à cerner.
Ils sont à comparer aux deux types d’ouvrages les plus couramment consacrés à un écrivain : biographies d’une part, études synthétiques de l’œuvre de l’autre. Les unes et les autres, le plus souvent œuvres d’un seul auteur, s’efforcent de prendre sur cette vie ou sur cette œuvre un point de vue unique qui en fasse apparaître la cohérence, et même, espère-t-on, la vérité. Cela ne va jamais, quelque scrupuleux que soit l’auteur, sans de mini coups de pouce qui tantôt portent sur l’interprétation, tantôt amènent à passer sous silence tel fait, tel écrit ou tel passage d’un écrit, décrétés négligeables, qui n’entrent pas dans le cadre de cette cohérence, voire la mettent en danger parce qu’ils contredisent d’autres faits ou d’autres écrits. Bien plus : il ne se peut que le biographe ou le critique, d’entrée de jeu ou au cours de son travail, n’en vienne à entrer avec son objet d’étude dans un rapport tant soit peu personnel, de sympathie ou d’antipathie. Rien qui rompe avec l’engagement d’objectivité mais, dans le choix des mots, selon ce qu’ils suggèrent au-delà de leur sens, un éclairage senti plutôt que perçu par le lecteur, et qui entre dans ce sentiment d’une cohérence d’ensemble.
Le dictionnaire, ouvrage en général collectif, échappe à cette tendance. L’auteur de chaque article a naturellement son point de vue propre, qui le cas échéant relativise ou même corrige la présentation faite ailleurs de sujets connexes. Pluralité et diversité d’inflexions d’autant plus sensibles que le lecteur s’en avise sans que rien soit venu les souligner, les articles étant présentés dans le moins significatif des ordres : l’ordre alphabétique.
Ce refus d’une cohérence préconçue, jugée infidèle à la réalité d’une vie, et de la continuité temporelle et narrative qui en est le vecteur,
Malraux l’avait lui-même signifié en écrivant, au lieu de Mémoires, des Antimémoires. Chez cet écrivain trop facilement rejeté par certains dans le passé, ce qui se manifeste là est un certain sentiment moderne de l’impossibilité de totaliser une vie, par suite de l’incomplétude essentielle de toute conscience et de toute mémoire. Du côté de la critique, cela conduit Malraux à valoriser la pluralité des points de vue en parlant de « colloque », au sens étymologique du mot, à propos d’un recueil collectif d’études qui lui sont consacrées.
Et à quelle vie et à quelle œuvre conviendrait mieux qu’aux siennes ce parti pris de fragmentation, et donc l’entreprise d’un dictionnaire ? Dans les Mémoires d’Outre-tombe, Chateaubriand racontait sa vie comme une succession de « carrières ». Malraux, lui, est comme le chat, son animal de prédilection et pour ainsi dire son totem : il a neuf vies ou plus – chineur de livres anciens, aventurier, éditeur, romancier, militant, orateur, combattant de terrain, ministre, ambassadeur de la culture française, d’autres encore, et, simultanément à toutes, du début à la fin, amateur passionné d’arts plastiques et philosophe de la création artistique. Chacune de ces vies comporte ses épisodes, ses incidents, ses rencontres, ses compagnons, ses interlocuteurs – de même que chacun des genres dont se compose l’œuvre était dans un certain état au moment où l’écrivain l’a abordé, a ses références, ses repères, ses modèles et ses contre-modèles qu’il faut connaître pour apprécier l’originalité de cette œuvre. Pour faire le point des connaissances sur chacun de ces sujets, rien de mieux qu’un dictionnaire.
Reste qu’il y a dans l’œuvre d’un écrivain prise dans son ensemble la poursuite d’un sens à laquelle seule une volonté de synthèse peut rendre justice, restât-on conscient qu’il ne s’agira jamais que d’une vérité, et qu’elle est pour une part celle de l’auteur de l’étude. Le dictionnaire, lui, est le gardien de l’exactitude des faits, et le témoin de ce halo d’incertitude qui entoure inévitablement toutes ces tentatives, dont cependant nous ne pouvons nous passer, d’ordonner ces faits en une totalité.
Henri Godard
- Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN : 978-2-8124-3413-6
- EAN : 9782812434136
- ISSN : 2261-5938
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3413-6.p.0031
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/09/2015
- Langue : Français