Avant-propos
- Publication type: Journal article
- Journal: Des mots aux actes
2019, n° 8. Traduction et technologie, regards croisés sur de nouvelles pratiques - Authors: Lavault-Olléon (Élisabeth), Zimina (Maria)
- Pages: 15 to 22
- Journal: From Words to Deeds
AVANT-PROPOS
La traduction et les traducteurs ont toujours joué un rôle structurant dans le développement de l’humanité en facilitant les échanges culturels, la compréhension mutuelle, les rencontres et les transactions entre personnes de langues et cultures différentes. Aujourd’hui encore, c’est précisément autour de la traduction et de la communication multilingue que se structure la réflexion sur l’évolution des sociétés modernes, marquée par le rôle économique croissant de l’Internet et la multiplication des échanges dans des langues différentes engendrés par la mondialisation.
La révolution numérique entraine un bouleversement sans précédent de la société actuelle, à l’image de la modernisation des techniques d’imprimerie au xixe siècle. À court terme, cette transformation pourrait s’intensifier en modifiant en profondeur les modes de travail et de pensée en sciences humaines et sociales, la transmission des connaissances et les processus de traduction.
Au fil du temps, la profession de traducteur a déjà connu à plusieurs reprises des évolutions importantes, rythmées par des changements technologiques qui ont modifié les métiers de l’écriture au sens large. Cependant, les progrès récents résultant notamment de la disponibilité de données massives qui dépassent l’intuition et les capacités humaines d’analyse, et de l’intelligence artificielle à la base de la traduction automatique neuronale, semblent redessiner radicalement le paysage de cette profession. Les théoriciens et les praticiens s’interrogent aujourd’hui sur le rôle de la technologie en traduction. Quels sont les effets des pratiques outillées sur le métier de traducteur et la formation ? Comment peut-on adapter sa façon de travailler ? Comment défendre la qualité de la production face aux diverses contraintes, y compris temporelles ? Comment valoriser les ressources des traductions existantes ?
Ce numéro de la revue Des mots aux actes de la Société Française de Traductologie (SoFT) et de la Société d’Études des Pratiques et Théories en Traduction (SEPTET), intitulé « Traduction et technologie : regards 16croisés sur de nouvelles pratiques », contribue à la discussion sur les transformations des pratiques qui se mettent en place aujourd’hui en proposant aux chercheurs et praticiens un panorama des effets de la technologie sur la traduction. C’est avant tout une invitation à réfléchir sur la place des outils, leurs apports, leurs limites, leur impact, et sur les conséquences des pratiques adoptées dans le cadre de la traduction outillée.
Si les perspectives abordées par les auteurs des articles réunis sont parfois assez singulières, elles permettent néanmoins de constituer une cartographie des approches pratiquées par ceux qui exercent et enseignent la traduction, ou qui s’intéressent à ses évolutions à cette période charnière de la transformation du métier.
Le premier volet du numéro s’intitule « Traduction outillée : quelle place pour le traducteur ? » et explore l’interface entre l’humain et la machine, celle-ci comprenant à la fois les outils de traduction assistée par ordinateur (TAO) qui viennent en aide au traducteur humain et les outils de traduction automatique (TA) qui visent à le remplacer.
L’omniprésence d’outils numériques a créé une véritable mutation des pratiques traductives, assistées et optimisées mais aussi parfois perturbées voire déshumanisées par un poste de travail de plus en plus informatisé. Comment la traductologie, « discipline qui prend la traduction pour objet », selon Jean-René Ladmiral, peut-elle décrire et analyser un objet devenu largement tributaire des technologies ? C’est la question posée par Élisabeth Lavault-Olléon, qui constate que cette évolution du poste de travail défie les théories traductologiques prédominantes en occultant les éléments clés de l’activité traduisante que sont la prise en compte de la situation de production des énoncés, l’appréhension globale d’un texte et l’interprétation contextuelle du sens. Elle cherche des réponses dans une approche traductologique appliquée et pragmatique qui se nourrit des apports de disciplines comme l’ergonomie, les sciences cognitives et la sociologie, et présente un ensemble de recherches empiriques aidant à analyser les transformations technologiques, organisationnelles et sociales que connaissent les métiers de la traduction.
Parmi les recherches présentées, certaines sont effectuées par les chercheurs de l’université des Sciences appliquées de Zurich (ZHAW) qui ont organisé plusieurs enquêtes, internationales ou suisses, pour cerner la réalité du poste de travail du traducteur en mettant l’accent 17sur ses composantes ergonomiques. Maureen Ehrensberger-DowetGary Masseys’intéressent plus précisément à l’impact des technologies linguistiques sur les processus cognitifs des traducteurs. À partir de données collectées auprès de traducteurs professionnels et d’étudiants (enregistrements d’écrans, entretiens consécutifs et sondage anonyme), ils montrent que les processus sont effectivement perturbés par l’interaction avec la technologie, que ce soit par l’affichage sur des fenêtres multiples, les interfaces plus ou moins ergonomiques, la segmentation due aux mémoires de traduction ou la complexité des flux de tâches. Pour eux, il est nécessaire que les traducteurs s’approprient mieux les outils d’aide à la traduction, depuis la conception de ceux-ci jusqu’à leur intégration dans l’organisation de l’activité, afin de ne pas se laisser dessaisir de leur travail.
Cette résilience du traducteur est-elle celle du « biotraducteur » ? Afin de comprendre pourquoi est apparu, dans un cercle restreint il est vrai, le terme « biotraducteur », Baptiste Dirand et Caroline Rossi se sont interrogés sur la façon dont le traducteur est perçu : ils ont découvert que plus de la moitié des étudiants qu’ils ont sondés en licence de droit, économie et gestion pensent d’abord à un logiciel quand ils entendent le mot « traducteur ». Ils montrent aussi la façon dont la traduction automatique est perçue par des traducteurs et des apprentis traducteurs, et analysent les métaphores qui permettent de mieux comprendre pourquoi la TA est considérée comme une menace, et rarement conceptualisée comme un simple outil.
La traduction automatique a été souvent décriée comme une chimère par Danica Seleskovitch, fondatrice de la Théorie interprétative de la traduction (TIT). Diplômé de l’ESIT et donc nourri par la TIT, Aurélien Talbot nous propose une nouvelle lecture très stimulante des liens entre la TIT et la machine, en revisitant les notions clés de cette théorie et en passant en revue les critiques qui ont pu faire de la TIT une alliée structurelle de la TA. Finalement un espace de conciliation semble possible pour une vision moins antagoniste et plus créative de l’apport de la TA.
C’est effectivement en acceptant de considérer la TA comme un outil et non comme une menace que les traducteurs pourront en tirer parti, et c’est ce à quoi s’est engagée Caroline Rossi, en créant un cours sur la traduction automatique en master de traduction spécialisée. Elle analyse 18ses intentions ainsi que les contenus abordés, et évalue les perceptions des étudiants, en remarquant notamment leur résistance à cette technologie malgré ses efforts pour en dédramatiser l’impact.
Si les outils de TA font déjà partie intégrante de l’environnement de travail des traducteurs, des progrès constants font évoluer les technologies et les rendent de plus en plus adaptées à la pratique de la traduction. L’article d’Antonio Balvet qui clôture le premier volet retrace les évolutions récentes de la traduction automatique. La réflexion proposée montre l’apport des corpus de textes parallèles alignés à la pratique de la traduction et les pistes d’utilisation des technologies de TA comme instruments d’identification d’unités phraséologiques.
Face aux incertitudes des productions issues de la traduction automatique, une voie de recherche complémentaire consisterait à valoriser au maximum les ressources des traductions humaines. C’est l’approche développée dans le second volet consacré aux outils et ressources textométriques, qui montre le développement d’une nouvelle famille de méthodes d’exploration textométrique de corpus de traduction.
La textométrie considère le texte dans son intégrité, comme une structure ordonnée dont les régularités se manifestent au plan syntagmatique et paradigmatique. Les comparaisons intertextuelles de structures récurrentes dans les corpus attirent l’attention sur la circulation d’unités textuelles étendues qui reflètent l’existence de formations discursives caractéristiques.
La contribution d’Olivier Kraif consacrée aux problèmes de comparaison des ensembles textuels multilingues témoigne de l’importance et de la complexité méthodologique de ces questions. Est-il pertinent de s’appuyer sur des textes traduits pour observer des phénomènes langagiers idiomatiques et étudier, par exemple, la relation entre sous-genres romanesques et phraséologie ? C’est à travers une étude textométrique que l’auteur propose de comparer une série d’œuvres littéraires et leurs traductions sur le plan lexical, syntaxique et phraséologique afin d’évaluer les proximités génériques entre textes sources et textes traduits.
Au-delà des ressources de textes originaux et leurs traductions, l’étude textométrique sur corpus peut être élargie aux corpus bilingues comparables. Dans cette perspective, Marion Bendinelli nous montre qu’une telle réflexion est intimement liée à l’analyse de comparabilité des ensembles textuels réunis dans deux langues concernées. L’exemple 19choisi pour illustrer cette démarche est particulièrement intéressant : il s’agit de trouver des traduction(s) optimales de delicacy (littéralement, finesse de la description, dans les travaux de M. A. K. Halliday) dans un corpus anglais-français de linguistique systémique fonctionnelle.
C’est aussi en s’appuyant sur le socle méthodologique de la textométrie multilingue que Jun Miao explore la notion de style du traducteur en articulant les analyses traductologiques et les méthodes quantitatives. Son corpus d’étude est constitué de trois traductions chinoises d’une œuvre littéraire française, Jean-Christophe de Romain Rolland. L’exploration quantitative des spécificités oriente l’analyse textuelle et révèle progressivement les différences considérables entre les procédés qu’adoptent les traducteurs pour la retranscription des noms en chinois.
Cette articulation entre les analyses traductologiques et les méthodes quantitatives fait ressortir la problématique de la relation entre les unités de traduction et les unités textuelles. Comment matérialiser les équivalences à la surface des corpus pour les interpréter et les rendre ré-exploitables dans les nouvelles traductions ? Au cours d’une analyse traductologique à vocation pédagogique, Ilaria Cennamo construit progressivement les observables discursifs issus de l’analyse textométrique pour montrer la richesse des séquences linguistiques que cette approche permet de repérer au sein d’un corpus comparable français-italien.
En prolongeant cet axe de réflexion, la contribution de Maria Zimina, qui clôture le deuxième volet, montre les principes d’intégration des pratiques textométriques au sein des mémoires de traduction dotées d’un moteur textométrique. Au-delà des correspondances statiques recensées dans les mémoires de traduction intégrées aujourd’hui dans les postes de travail des traducteurs, la textométrie multilingue permet d’amorcer une transition vers une nouvelle génération de mémoires de traduction qui s’appuient sur l’exploration itérative du bi-texte. Le concept de ressource textuelle incrémentale constitue le fil conducteur pour l’implémentation de ces nouvelles pratiques qui visent à changer le paradigme traditionnel en traduction assistée par ordinateur.
Le troisième volet aborde « les nouvelles pratiques », voire les nouvelles compétences, issues de l’utilisation massive des technologies en traduction. Par exemple, la post-édition, « édition et correction d’un document résultant d’une traduction automatique » (ISO 17100/2015), est l’une des tâches nouvelles que les traducteurs tendent à considérer avec réticence, 20et elle est abordée dans les deux premiers articles de ce volet. Katell Hernandez-Morin commence par décrire les domaines d’application où la traduction automatique, qu’elle soit neuronale ou statistique, s’impose dans les pratiques, puis s’interroge sur la post-édition qui l’accompagne nécessairement. Elle distingue la post-édition « rapide » et économique, qui frustre les traducteurs car elle laisse passer des imperfections jugées non essentielles, et la post-édition « conventionnelle », plus complète, qu’elle aimerait rapprocher de la révision.
Ensuite, l’étude présentée par Hanna Martikainen, permet de comparer, en termes de distorsion traductionnelle, la traduction humaine et la traduction automatique post-éditée dans le domaine médical. Les résultats de l’analyse suggèrent que la traduction humaine se distingue par un plus grand degré d’interprétation qui peut mener à des traductions biaisées de schémas lexico-grammaticaux, tandis que la seconde se démarque par un plus grand nombre de distorsions dues à des erreurs de traduction, notamment au niveau de la syntaxe et des termes composés.
Les trois articles suivants nous emmènent au cœur des pratiques concrètes de traduction, et celles-ci peuvent aussi se trouver sur les réseaux sociaux. Emine Bogeng Demirel et Zeynep Görgüler ont mené une étude dans les communautés virtuelles en Turquie et ont découvert une nouvelle sorte de traductrices et traducteurs : citoyens, engagés et militants, ce sont eux qui permettent à des associations actives dans la défense des droits des femmes et des minorités d’enrichir leurs sites de contenus internationaux traduits et de gagner en autonomie.
Cette exploration des pratiques se poursuit avec Anna Kuznik, qui a mené une étude empirique de type ethnographique au cœur des petites agences de traduction de la Région Auvergne-Rhône-Alpes. Elle décrit leur structure et les différents services proposés : si la traduction reste l’activité principale, celle-ci se décline sous plusieurs formes et s’accompagne souvent de services connexes qui permettent à ces petites entreprises de diversifier leur activité.
Dans ces entreprises de traduction, la traduction spécialisée se taille la part du lion, mais elle reste assez méconnue. Luz Martínez a pris pour objet d’étude la traduction médicale et a mené une enquête en France et en Espagne afin de déterminer le profil des traducteurs spécialisés dans le domaine médical, le type de documents traduits, les ressources et outils utilisés. Elle livre ici un premier volet de son enquête, en se 21concentrant sur le type d’outils et de ressources que ces traducteurs médicaux utilisent, dans l’optique de mieux former les futurs traducteurs dans ce domaine.
Enfin, c’est un traductologue qui n’est pas réputé pour son amour de la technologie qui conclut ce numéro avec quelques bémols et un certain humour. Jean-René Ladmiral revisite ici ses fameux quatre âges de la traductologie (1997) en prenant en compte des avancées technologiques qu’il ne peut nier mais en soulignant aussi toutes les spécificités du discours qui lui semblent autant de poches de résistance à l’automatisation.
Élisabeth Lavault-Olléon
et Maria Zimina
Références bibliographiques
European Commission Directorate-General for Translation, Contribution de la traduction à la société multilingue dans l ’ Union européenne. Études sur la traduction et le multilinguisme 2/2010, Translation Journal, 2011. E-book : https://translationjournal.net/e-Books/contribution-de-la-traduction-a-la-societe-multilingue-dans-l-union-europeenne.html
Hoffmann, Elsa, « Le métier de traducteur : (r)évolution d’Internet », InPuzzle,2017, [En ligne] https://www.inpuzzle.com/decryptage/metier-traducteur-evolution/
Ladmiral, Jean-René, « Les quatre âges de la traductologie – Réflexions sur une diachronie de la théorie de la traduction », L’histoire et les théories de la traduction. Les actes (colloque de Genève : 3-5 octobre 1996), Berne & Genève, ASTTI & ETI, 1997, p. 11-42.
- CLIL theme: 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- ISBN: 978-2-406-09779-2
- EAN: 9782406097792
- ISSN: 2592-690X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09779-2.p.0015
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-30-2019
- Periodicity: Annual
- Language: French