Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : De la poétologie comparative
- Auteur : Usher (Phillip John)
- Pages : 7 à 10
- Collection : Théorie de la littérature, n° 16
Chapitre d’ouvrage : 1/16 Suivant
PRÉFACE
« Le présent livre est en quelque sorte un Leiris fantôme », écrivait Michel Beaujour à propos de son Jeu de Rabelais paru en 19691. Sans doute pourrait-on en dire autant de cette Poétologie comparative qui paraît à titre posthume. Ce dernier ouvrage de Michel Beaujour, à la fois riche mais épuré, propose une réflexion de fond sur la création verbale quand celle-ci devient (mais le devient-elle ?) « art », « littéraire » dans une société donnée. À lire ce livre, on a l’impression que son auteur – reconnu aux États-Unis comme l’un des plus grands seiziémistes de sa génération et qui dit, pour le présent ouvrage, être « totalement tributaire des spécialistes de diverses cultures » – partit, comme Leiris déçu par le surréalisme, chercher ailleurs des objets différents, nouveaux, pour mieux réfléchir à l’essentiel tout en évitant l’abstraction pure qui consisterait à ne plus voir les êtres humains qui produisent des objets et qui leur donnent sens.
La question originaire que l’auteur soulève dans ce voyage ethnopoétique prit une première forme dans ses Miroirs d’encre, livre paru en 19802. Partant de la distinction entre l’autobiographie (un récit continu – ou du moins qui se veut tel) et l’autoportrait (un assemblage d’éléments divers, genre pratiqué justement par Leiris mais aussi par saint Augustin et Montaigne), Beaujour y démontre la possible coexistence, voire la nécessaire complémentarité, de la rhétorique et de l’individualité. N’est-ce pas, au fond, cette même problématique qui revient dans la présente réflexion sur la difficulté de savoir si l’on peut « trouver des “poétiques” dans les sociétés sans écriture » ? C’est-à-dire que le problème n’est pas de savoir si ces sociétés peuvent produire des poétiques, mais de se demander en quoi la question même de la poétique, qui depuis Aristote semble aller de soi dans le monde soi-disant 8« occidental », a toujours un sens dès que cette pensée structurante, sœur de la rhétorique, part ailleurs non pour mesurer d’autres paroles, d’autres parleurs, mais pour se mesurer à eux.
Pour « approcher » – comme disent les anglophones – ce livre, on peut s’armer de deux objets qui se trouvaient peut-être sur la table de travail de son auteur.
Primo, revenant au xvie siècle auquel Michel Beaujour consacra des études majeures, relisons la fin du chapitre « Des Cannibales » de Montaigne. On se souvient que dans ce chapitre Montaigne – loin d’idéaliser les habitants du Nouveau Monde pour en faire, simplement, bêtement, les premiers « bon sauvages », comme certains s’obstinent à le dire – modifie en permanence le sens des mots barbare/sauvage et art/nature3. Si au début du chapitre l’essayiste écrit que les Tupinamba « sont sauvages, de mesmes que nous appellons sauvages les fruicts que nature, de soy et de son progrez ordinaire, a produicts4 », dans les dernières pages il s’efforce de montrer a contrario que les Tupinamba seraient non pas du côté de la nature, mais du côté de l’art. Pour ce faire, il cite une de leurs chansons d’amour : « Couleuvre, arreste toy ; arreste toy, couleuvre, afin que ma sœur tire sur le patron de ta peinture la façon et l’ouvrage d’un riche cordon que je puisse donner à m’amie : ainsi soit en tout temps ta beauté et ta disposition preferée à tous les autres serpens5 ». Pour entériner son propos, Montaigne commente ainsi le refrain de la chanson des Tupinamba : « […] j’ay assez de commerce avec la poësie pour juger cecy, que non seulement il n’y a rien de barbarie en cette imagination, mais qu’elle est tout à fait Anacreontique » ; « Leur langage, au demeurant, c’est un doux langage et qui a le son aggreable, retirant aux terminaisons Grecques6 ». Pour dire quelque chose à propos de cette chanson, Montaigne doit recourir à la comparaison avec la poésie grecque et notamment avec celle d’Anacréon, souvent lue, traduite et imitée à la Renaissance7. Citée ainsi, en traduction française, la chanson peut perdre 9de sa qualité de chanson venue d’ailleurs. Et pourtant, précisément, dans la première édition des Essais (1580), Montaigne concluait ainsi : « Leur lâgage […] c’est le plus dous langage du monde, & qui a le son le plus agreable a l’oreille8 ». À savoir qu’il insistait justement sur le son, non sur le sens des mots. À quoi s’intéresse-t-on ici ? À une chanson ? À des paroles ? À de la poésie ? À la poétique ? Peut-être la Poétologie compative de Michel Beaujour trouve-t-elle son origine dans le souvenir de cette difficulté à laquelle dut faire face Montaigne lorsqu’il essayait de parler des « bruits » d’Amérique ?
Secundo, pour mieux partir, pour se défaire de nos habitudes d’écoute, prenons et écoutons un CD réalisé par l’ethnomusicologue Steven Feld. Le geste s’impose puisque le livre Sound and Sentiment de ce dernier, souvent discuté dans cette Poétologie, marqua de façon durable la pensée de Beaujour. C’est justement au lendemain de la deuxième réédition, en 1990, de Sound and Sentiment que Feld repartit passer trois mois en Papouasie-Nouvelle-Guinée pour y enregistrer les sons du peuple bosavi, et donner à entendre, comme l’écrit Feld lui-même, « l’écologie profonde de la forêt tropicale et la vie musicale quotidienne de ses habitants9 ». Dans ces enregistrements, dont la forme définitive doit beaucoup à l’intervention de Mickey Hart, le célèbre batteur des Grateful Dead, se mêlent bruits d’insectes et chants d’oiseaux. S’y confondent aussi sifflements indistincts, chants de femmes préparant la sago (un féculent), rires d’enfants, bruits de pas, etc. S’y entend aussi une guimbarde, cet instrument qui consiste en une lamelle que le musicien fait vibrer avec un doigt, en utilisant la bouche comme cavité de résonance. Ou plutôt, pendant les cinq minutes de la cinquième piste, on ne sait plus dire si l’on écoute un instrument de musique, une bouche humaine qui lui est essentielle, les bruits de la forêt présents en arrière-fond, ou tous ces éléments à la fois. Où s’arrête le bruit ? Où commence la musique ? Où, la poésie ? Où, la poétique ? D’où la méfiance de Michel Beaujour non seulement vis-à-vis de la Poétique d’Aristote mais aussi à l’égard de la monographie de Feld. Écouter, lire, poser des questions, refuser les réponses toutes faites, telle est justement la méthode qu’emploie Michel Beaujour dans ce livre.
10Même si Michel Beaujour affirme que la « poétologie comparative se situe à un autre niveau et dans une autre perspective que les tenants de la world literature », on peut difficilement nier que la présente réflexion, qui nous emmène dans un voyage chez les Dogon et à la rencontre des poétologies kaluli, hellénique, chinoise, arabe, yéménite, rejoint une série de questionnements d’actualité. Comment parler de « littérature mondiale », de « Weltliteratur », de « littérature-monde » ou de « littérature globale », en France, aux États-Unis, ou ailleurs, sans se demander, non pas avant mais en même temps, ce qu’est la littérature et, également en même temps, la poétique ? Cette Poétologie comparative – l’anglicisme de l’adjectif est voulu par notre auteur – apporte justement à cette réflexion en cours sur la « globalisation » ou « mondialisation » de la littérature une invitation à tenir compte des sound studies10 et du « tournant acoustique » (the acoustic turn11), à ne jamais oublier que – avant de parler d’idées – on a affaire à des bruits, à des sons, à des sensations auditives dont le sens nous échappe.
J’écris cette préface au sixième étage d’un immeuble à Manhattan, là où se trouve le Department of French où Michel Beaujour enseigna pendant plusieurs décennies. Un grand nombre de ses livres, que Liz, son épouse, a légués au Département, sont à quelques mètres de moi. Et si je peux écrire ces quelques pages, c’est en partie grâce à Michel Beaujour lui-même : j’ai lu ses Miroirs d’encre voilà bientôt vingt-et-un ans, dans le cadre d’un cours sur Montaigne à l’Université de Londres. Sans ce livre, je n’aurais peut-être pas rédigé une thèse de premier cycle sur « Montaigne et la médecine », je n’aurais peut-être pas fait des études doctorales, et je ne serais sans doute pas ici en train de taper des lignes en écoutant les Voix de la forêt tropicale.
Phillip John Usher,
New York University
1 Michel Beaujour, Le Jeu de Rabelais, Paris, L’Herne, 1969, p. 65. Voir aussi la nouvelle édition (Paris, L’Herne, 2014) avec une préface de Tom Conley.
2 Michel Beaujour, Miroirs d’encre. Rhétorique de l’autoportrait, Paris, Le Seuil, 1980.
3 Pour cette lecture du chapitre, se rapporter à Edwin M. Duval, « Lessons of the New World : Design and Meaning in Montaigne’s “Des Cannibales” (I/31) and “Des coches” (III/6) », in : Yale French Studies 64, 1983, p. 95-112.
4 Michel de Montaigne, Essais, éd. Pierre Villey, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1965 [2004]), I/31, p. 205.
5 Id., p. 213.
6 Ibid.
7 Voir surtout John O’Brien, Anacreon redivivus. A Study of Anacreontic Translations in Mid-Sixteenth Century France, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1995.
8 Voir Phillip John Usher, « Oicoe-gatou : l’altérité linguistique chez Breydenbach et Léry », in : L’Esprit créateur 48/1, Printemps 2008, p. 5-17 (ici p. 15).
9 Steven Feld, « Introduction to the Third Edition », p. xiii, in : Steven Feld, Sound and Sentiment. Birds, Weeping, Poetics, and Song in Kaluli Expression, Durham et Londres, Duke University Press, 2012.
10 Voir notamment Jonathan Sterne (dir.), The Sound Studies Reader, Londres, Routledge, 2012.
11 Steven Feld, Sound and Sentiment, op. cit., p. xxiii-xxvi.
- Thème CLIL : 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
- ISBN : 978-2-406-06627-9
- EAN : 9782406066279
- ISSN : 2261-5717
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06627-9.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/04/2017
- Langue : Français