Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : De la poétologie comparative
- Auteurs : Beaujour (Michel), Beaujour (Elizabeth)
- Pages : 11 à 15
- Collection : Théorie de la littérature, n° 16
AVANT-PROPOS
II y a longtemps que je me suis tellement avisé de l’impossibilité du présent livre que celui-ci a sérieusement risqué de rester en carafe. Impossibilité pratique, mais surtout impossibilité théorique, épistémologique : Ponge nous avait avertis : L’on ne peut sortir de l’arbre par des moyens d’arbre. Peut-être aurait-il été plus sage de compiler une ou deux anthologies rassemblant d’une part des « arts poétiques » formulés dans des cultures non occidentales (il en existe déjà dans l’Occident) et d’autre part des travaux de spécialistes analysant, du point de vue occidental, des « poétiques » exotiques1.
L’hétérogénéité de l’ensemble serait, me semble-t-il, saisissante au point qu’en l’absence d’un commentaire analytique visant à mettre en lumière les présupposés et l’implicite des diverses sortes de textes, on peut douter de l’utilité d’une telle compilation. C’est, en quelque sorte, un tel commentaire portant sur un échantillonnage de deux sortes de documents, dont j’ai tenté de procurer ici les premiers éléments. Pourtant, au cours de la rédaction du présent livre je me suis constamment heurté à des difficultés terminologiques si fondamentales et si complexes que je suis tenté de les croire insurmontables puisque les synonymes et les périphrases auxquelles je me suis acculé ne faisaient que déplacer les problèmes. Si, en effet, les diverses langues de l’Occident disposent, en recourant principalement au grec et au latin, d’un vocabulaire commun ou du moins mutuellement intelligible qui nous permet de traiter tant bien que mal de théorie littéraire, ou poétique, et si d’autres cultures ont également élaboré des terminologies correspondant à leur propres conceptions des arts verbaux, il apparaît vite que ces diverses conceptions, et les diverses terminologies, diffèrent tellement les unes des autres et de la nôtre, ou des nôtres, qu’en parler en français est une gageure.
12En fin de compte, les difficultés que j’ai rencontrées en écrivant ce livre relèvent plutôt du comment dire que du quoidire. De telles difficultés sont familières à tous les chercheurs qui étudient les cultures distantes dans l’espace ou dans le temps. En effet, il s’agit alors de décrire et d’analyser des pratiques culturelles, indissociables de pratiques linguistiques éloignées de celles du chercheur et de son public. Ces difficultés incontournables doivent cependant se surmonter. L’abondance de notre littérature ethnographique et historique montre à l’évidence que des milliers de chercheurs, souvent fidèles aux traditions élaborées au sein de leurs disciplines respectives, y sont parvenus, nonobstant d’endémiques querelles d’école et mises en question épistémologiques. Il faut donc préciser que le succès scientifique – avoir persuadé un public professionnel de la validité et de l’intérêt des descriptions et interprétations proposées dans l’ouvrage – dépend en ce domaine du contexte idéologique, des traditions professionnelles et souvent nationales régissant la discipline. La validation de telle interprétation ethnographique ou historique tient forcement compte, même si elle le fait tacitement (ce qui signifie que la solution adoptée par l’auteur passe aux yeux de ses lecteurs pour « évidente » ou « valable »), de la traduction, dans tous les sens du terme ; ces traductions pouvant d’ailleurs rester délibérément partielles, certains termes étant conservés dans la langue originale pour bien marquer qu’ils sont, et doivent paraître, « intraduisibles », c’est-à-dire trop profondément impliqués dans un contexte culturel exotique pour qu’on en propose un équivalent occidental ancien (grec, latin) ou moderne (allemand ou français, par exemple).
On conçoit que ce problème du comment dire varie considérablement d’une science humaine à l’autre, l’historien de la culture hellénique (latin, hébraïque, voire chinoise) ancienne peut légitimement présumer que ses destinataires privilégiés – ceux qui sont susceptibles de valider ou de contester son travail – « connaissent » la langue en question. En revanche, il serait absurde d’exiger du destinataire d’une étude comparative une connaissance approfondie des quatre langues citées plus haut. L’ethnographe, amené à étudier un terrain qui héberge une société de quelque deux mille cinq cents personnes dont la langue est pratiquement inconnue de tous les Occidentaux, y compris de ses collègues anthropologues, se trouve dans une situation linguistique bien différente, qui peut présenter l’avantage professionnel, sinon scientifique, 13de l’improbabilité d’une contestation sur le plan linguistique. Toute recherche comparative portant sur des cultures dont la langue n’est connue que des enquêteurs sur le terrain ne fait que multiplier les difficultés linguistiques, et les risques d’approximations invérifiables.
Cet état de fait a eu pour moi deux conséquences principales, renforcées par mon ignorance de la plupart des langues dont la connaissance, dans un monde idéal, aurait été indispensable à mon travail : la première est que j’ai été totalement tributaire des spécialités de diverses cultures dont il est question ici sous l’angle de la poétologie ; la seconde, non moins cruciale, est la nécessité où je me suis trouvé d’imposer une épochè au lexique poétologique français avec lequel nous traitons, tant bien que mal, de poétique, de « théorie littéraire » ou « d’esthétique littéraire », puisque chacun des termes communément utilisés par les théoriciens, les critiques et les écrivains occidentaux eux-mêmes pour parler de la « littérature », renvoie à un ensemble de notions dont, en dépit d’une tendance chronique à postuler leur universalité et à leur conférer le statut de « concepts », on montrera sans peine qu’ils sont particuliers à notre culture et à son développement historique individuel et souvent bien récent. Bien entendu, il en irait de même si nous écrivions dans une autre langue européenne. Il faut d’ailleurs noter qu’à notre connaissance toutes les tentatives de comparaison entre des poétiques occidentales et des poétiques non occidentales ont eu recours à une langue européenne telle que l’anglais, le français, l’allemand ou le russe, ce qui a pour effet immédiat de conférer à cette langue, qui véhicule nécessairement dans sa terminologie technique la tradition occidentale et ses présupposés, un statut exorbitant. Que l’auteur d’une telle comparaison soit occidental ou non, peu importe, pas plus que le feraient d’éventuelles expressions d’humeur envers l’impérialisme culturel occidental. C’est le fait même d’écrire en français ou en russe, c’est le fait de traduire ou d’expliciter en anglais le système symbolique ou mythico-rituel chinois, arabe ou dogon qui place cette langue occidentale et ses présupposés en position d’interprétant.
Par ailleurs, le comparatisme militant – celui d’Étiemble par exemple – néglige, me semble-t-il, de déclarer que la « raison » est toujours forcément occidentale puisqu’elle fait usage de concepts élaborés en Occident, ne serait-ce que pour assurer l’intelligibilité de la démarche comparatiste, c’est-à-dire pour formuler et communiquer la connaissance parmi un 14public constitué en majorité de non-spécialistes de telle ou telle culture exotique.
Les mots littérature, poésie, théâtre, scénario, dialogue s’utilisent fréquemment (beaucoup plus qu’éloquence ou belles lettres en tout cas), et à juste titre, pour désigner une vaste archive et des pratiques artistiques, voire une institution dont tout un chacun se flatte de connaître les traits généraux, la gloire passée et le déclin actuel ; on observe même une extension de la référence de ces mots à des domaines auxquels on aurait naguère contesté (en Occident) qu’ils fussent dignes d’être nommés ainsi : on parle couramment désormais de littérature orale et de poésie orale, à propos de « textes » recueillis parmi les peuples sans écriture, ou du moins partiellement lettrés. C’est d’ailleurs la reconnaissance du caractère littéraire ou poétique de pratiques artistiques verbales exotiques qui suscite et justifie les enquêtes des ethnopoéticiens comme d’ailleurs la constitution d’une poétique comparée.
Michel Beaujour
15Cet ouvrage est publié à titre posthume. Michel Beaujour avait entrepris ce travail d ’ ethnopoétique comparative il y a presque trente ans. Après l ’ avoir laissé « en carafe » (pour reprendre son expression) pendant quelques années, il le reprit douze ans avant son décès, mais dut l ’ abandonner quand sa santé commença à décliner.
La rédaction de l ’ ouvrage était toutefois bien avancée. Deux articles en anglais étaient déjà traduits en français. Des textes dactylographiés analysant diverses poétiques et poétologies étaient utilisables en l ’ état.
L ’ avant-propos ci-dessus et plusieurs autres textes abordant différents problèmes méthodologiques soulevés par l ’ étude de la poétique de langues parlées par des sociétés sans écriture étaient quant à eux à l ’ état de brouillons manuscrits.
Ces manuscrits, une fois retranscrits, ainsi que les deux articles traduits de l ’ anglais ont été remaniés, en ce sens que des passages ont été déplacés, d ’ autres supprimés. Les textes ainsi réorganisés sont maintenant répartis entre l ’ introduction et le chapitre i . « Poétiques » et « littérature orale » de la première partie. Le chapitre ii . « L ’ ethnopoétique et la méconnaissance des “arts poétiques” des sociétés sans écriture », est la reproduction de l ’ article publié dans L’Homme en 1989, sous le titre plus complet de « “Ils ne savent pas ce qu’ils font” : L’ethnopoétique et la méconnaissance des “arts poétiques” des sociétés sans écriture ».
Tous les chapitres de la deuxième partie sont reproduits dans leur intégralité.
Enfin, bien qu ’ il soit quelque peu hors sujet, il nous a paru intéressant d ’ inclure en Appendice le texte manuscrit sur les « Limites de la Poétique occidentale 2 ».
Nous espérons que malgré les nombreux remaniements qu ’ il a fallu apporter à l ’ ouvrage pour lui donner sa forme finale, nous aurons réussi à lui garder une cohérence que n ’ aurait pas désapprouvée Michel Beaujour.
Lise Landeau et Françoise Péeters ont effectué la difficile retranscription des brouillons manuscrits. Julie Marion Sage a fait l ’ excellente traduction en français de deux longs documents amplement repris dans l ’ introduction et la première partie. Françoise Péeters m ’ a assistée dans la restructuration et la mise en forme de l ’ ensemble de l ’ ouvrage, et a complété les références bibliographiques.
Que toutes soient remerciées pour leur collaboration.
Elizabeth Klosty Beaujour
1 Il existe au moins un tel ouvrage qui présente un commentaire occidental de textes poétologiques chinois donnés dans l’original et en traduction : Stephen Owen, Readings in Chinese Literary Thought, Council on East Asian Studies, Harvard University Press, 1992.
2 Faute d’avoir les ouvrages sous la main, il n’a pas toujours été possible de compléter le numéro de page manquant dans certaines références.
- Thème CLIL : 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
- ISBN : 978-2-406-06627-9
- EAN : 9782406066279
- ISSN : 2261-5717
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06627-9.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/04/2017
- Langue : Français