Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: Danser entre ciel et terre. Le maître à danser du Quattrocento, sa technique et son art
- Pages: 7 to 11
- Collection: Renaissance Library, n° 80
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Préface
Ce qui m’a d’abord attiré dans le projet de Ludmila Acone lorsqu’elle me l’a exposé, c’est qu’il vienne d’une praticienne de la danse. Depuis longtemps, les historiens et notamment les médiévistes ont pris l’habitude d’intégrer l’image à leurs sources, et depuis longtemps, ne serait-ce qu’à travers leurs travaux sur les rituels, ils se sont intéressés aux spectacles et aux représentations. Mais, même si quelques historiens comme Étienne Anheim et Olivier Mattéoni s’y intéressent, la musique n’occupe encore aujourd’hui qu’une place trop marginale dans l’historiographie française, et quant à la danse, elle semble presque totalement passée sous silence : c’est comme si ces domaines d’expression étaient secondaires aux yeux de la plupart des historiens, alors qu’il est pourtant évident qu’ils ont, au-delà de leur intérêt esthétique intrinsèque, une fonction sociale importante et occupent une place importante dans le système de communication. Cette importance est particulièrement évidente au-delà des Alpes, où l’intensité de la compétition politique permanente entre les partis et les groupes familiaux au sein des communes et des seigneuries n’a d’égale que celle des luttes qui les opposent continuellement : cette situation a favorisé, entre autres, un surinvestissement esthétique qui atteint tous les médias du système de communication et a fini par faire dès la fin du Moyen Âge ou le début de la Renaissance – c’est la même chose… – de la culture italienne la plus brillante de l’Europe.
Les sources mobilisables sont aussi extrêmement riches et le choix de l’Italie comme terrain d’étude privilégié de la danse médiévale s’imposait, d’autant que l’historiographie italienne, qui est abondante et dans l’ensemble d’une grande qualité, offrait un accès facile à la documentation. Les spécialistes de l’Italie ont en effet le grand mérite de ne pas avoir négligé la danse qui n’est pas réduite par eux au rang de simple appendice du spectacle et les recherches en matière de coreutique ont déjà permis des progrès substantiels. Toutefois, comme toujours en Italie, l’approche est souvent limitée à telle ou telle cité – reproche un peu rituel et assez vain étant donné l’abondance des fonds florentins, vénitiens ou milanais – et privilégie l’histoire du spectacle dans laquelle nos collègues 8transalpins sont passés maîtres. Il fallait donc choisir une perspective un peu différente. Le projet de Ludmila Acone était de démontrer que la danse noble était un enjeu central aussi bien sur le plan esthétique que sur le plan social dans les cours de l’Italie centro-septentrionale et qu’elle devait être pleinement prise en compte dans l’analyse historique du fonctionnement de ces cours. Pour comprendre quelles étaient les pratiques de la danse dans ces cours, il faut en disséquer son langage, ses signes et son discours, puisqu’au temps de l’humanisme la rhétorique n’est jamais loin : pour ce faire, Ludmila Acone a rassemblé une énorme documentation, à la fois textuelle et visuelle, qui permet de prendre la pleine mesure de ce qu’est la danse en tant que pratique sociale.
Le projet est donc multipolaire, et le lecteur passe d’une cour et d’une cité à l’autre, de la Ferrare des Este à l’Urbino des Montefeltre ou à la Mantoue des Gonzague, comme de la Milan des Visconti et des Sforza à l’incontournable Florence des Médicis, sans oublier de faire un détour par la cour Aragonaise de Naples. Les festivités matrimoniales dans lesquelles la danse joue un grand rôle sont évoquées à travers les fêtes somptueuses données pour les noces d’Éléonore d’Aragon et d’Hercule Ier d’Este en 1473 et de Camille d’Aragon et de Costanzo Sforza en 1475. En revanche, le spectacle, qu’il soit sacré ou civique, n’est pas ici central : il n’est assurément pas oublié, mais ce sont les maîtres à danser qui sont invités à faire office de guide dans cette exploration des mondes italiens de la danse, où l’on se penche sur les rapports sociaux comme sur les rapports de genre, en redonnant toute sa place au corps et à l’exercice physique. Pour ce travail Ludmila Acone a pu bénéficier de l’aide experte de Paola Ventrone1, professeure à l’Université du Sacro Cuore de Milan qui a bien voulu accepter de codiriger cette thèse.
L’un des apports majeurs de ce travail est l’attention apportée aux sources qui sont abondamment transcrites, éditées, citées et commentées ce qui confère à ce volume une incontestable valeur documentaire. Ce sont d’abord des sources littéraires et les nombreuses allusions à la danse de grands auteurs comme Boccace et surtout Dante, mais aussi d’auteurs moins célèbres sont exploitées ici avec bonheur. Il y a ensuite les sources liées aux représentations sacrées dont certains, comme les Sacre Rappresentazione d’Abraham et d’Isaac et du Giudicio de Feo Belcari, et le Miracolo di Maria du Magliabecchi vii 732 de Florence 9sont particulièrement mis à l’honneur. Une troisième catégorie de sources est constituée par les sources iconographiques pour lesquelles Ludmila Acone avait constitué, dans la version primitive de sa thèse, un répertoire qui, sans être exhaustif, était exceptionnel par son ampleur et qu’elle exploite ici : le lecteur familier avec l’art italien pense immédiatement aux fresques comme celle du Bon gouvernement à Sienne ou à certains tableaux célèbres, mais les représentations figurées de danses se trouvent aussi sur des meubles, tels les cassoni et les deschi da parto, sur des panneaux décoratifs qui ornent les murs des villas, dans les miniatures qui ornent les manuscrits, les gravures et les estampes, les tapisseries et toutes sortes d’objets. Enfin, le quatrième ensemble de sources est formé par les textes qui constituent le cœur du travail, les traités de trois maîtres à danser : le plus ancien est le De Arte saltandi e choreas ducendi de Domenico da Piacenza – le professeur des deux autres maîtres – qui n’est connu que par un manuscrit de la Bibliothèque nationale de France et a été édité par Dante Bianchi en 1963 ; le Libro dell’arte del danzare d’Antonio da Cornazzano, qui date de 1455, mais n’est connu que par un manuscrit de la Vaticane, plusieurs fois édité, qui contient une deuxième rédaction composée en 1465 pour le mariage d’Ippolita Sforza et d’Alphonse d’Aragon ; et enfin par celui de Guglielmo Ebreo da Pesaro, qui semble dater quant à lui de 1463, qui existe en plusieurs versions et en de nombreux exemplaires, car il a été beaucoup plus diffusé que les deux autres, au-delà même de l’Italie.
L’analyse de ces traités, notamment pour tout ce qui concerne les aspects techniques et les mouvements de la danse constitue certainement l’un des apports décisifs de la thèse parce qu’il permet de voir comment se construit, par invention mais aussi par approximations successives et par emprunts, le vocabulaire et le lexique de la danse : les termes sont disséqués de façon à découvrir sous chaque mot le ou les gestes qu’ils expriment, et l’on comprend vite qu’il faut être soi-même un danseur confirmé pour accomplir ce travail d’herméneutique. Des danses, comme la moresque, font aussi l’objet d’une étude détaillée. Mais Ludmila Acone s’est aussi attachée à éclairer les biographies de ces maîtres à danser, et particulièrement celle de Guglielmo Ebreo qui lui permet d’ouvrir une perspective aussi riche qu’inattendue sur l’histoire des communautés juives en Italie du Nord et leurs rapports avec les cours princières. Grâce à ces traités et à leurs auteurs, il est possible de voir comment s’autonomise et s’affirme une nouvelle profession, à laquelle il aurait d’ailleurs été possible d’adjoindre celle des maîtres d’armes (Cornazzano 10est aussi l’auteur d’un traité beaucoup plus célèbre, consacré à l’art de la guerre, De Re Militari) et dans une certaine mesure celle des maîtres de musique, en particulier instrumentale, les musiciens des chapelles y compris princières ayant encore un statut particulier : il est vrai qu’une telle recherche demanderait des compétences si variées qu’elle ne pourrait être que le produit d’un travail collectif. Dans toutes ces disciplines – et l’on doit entendre ici le terme dans toute sa polysémie – qui, il faut le noter au passage, sont des disciplines du corps, une pédagogie fondée sur une approche théorique, mise au point et dispensée par des professionnels, se substitue à une formation au sein de la famille ou de la communauté fondée sur l’imitation et la pratique. Il n’est évidemment pas indifférent que cela se produise dans le cadre des cours princières, où la maîtrise des esprits et des corps manifeste l’intériorisation par les courtisans de la toute-puissance du prince.
Au-delà des aspects techniques de la danse et de son lexique et au-delà même de son ancrage socio-politique, aussi bien la théorie que la pratique de la danse s’inscrivent dans le contexte de la nouvelle culture humaniste et néo-platonicienne qui se développe dans l’Italie à la charnière du Moyen Âge et de la Renaissance. Les auteurs des traités invoquent les auteurs de l’Antiquité, comme Cornazzano qui tire ses observations sur la discipline du corps de Végèce, et Domenico da Piacenza qui fonde ses démonstrations théoriques sur Aristote. Mais c’est surtout le rapprochement entre Guglielmo Ebreo et Marsile Ficin à propos de l’élévation de l’âme par la musique et par la danse et de la façon dont ces deux arts peuvent transformer le corps pour que celui-ci cesse d’être la prison de l’âme que fustigent les Pères de l’Église, qui fait ici sens. Certains théologiens médiévaux comme Hugues de Saint-Victor avaient déjà évoqué l’union équilibrée de l’âme et du corps dans la pratique de la musique. Nos trois maîtres à danser s’inscrivent dans cette perspective, liant danse et musique, puisque dans l’une comme dans l’autre, la notion d’harmonie est fondamentale : la danse de cour est une danse d’ordre et de mesure, où les mouvements du corps sont étroitement contrôlés pour que le danseur exprime son harmonie intérieure. Cet ordre est d’ailleurs différent pour l’homme et la femme, qui ne doit jamais se départir de la réserve et de la modestie qui convient à son sexe. Ces trois traités sont riches d’enseignements pour l’histoire du genre au Moyen Âge.
Mais Marsile Ficin va beaucoup plus loin que la simple idée d’harmonie, en introduisant l’idée que la musique « soigne » l’esprit et l’on retrouve cette idée chez Guglielmo Ebreo qui affirme avec force 11l’idée de la valeur thérapeutique de la danse. Elle a un rôle psychologique, en apaisant « la mélancolie des hommes » et en leur permettant de mettre en accord, c’est-à-dire en harmonie, leur esprit et leur corps en optimisant l’interaction entre les sens, la pensée et le mouvement sous le contrôle de l’intellect. Ludmila Acone n’hésite pas à s’inspirer des travaux actuels en matière de psychologie ou de neuro-psychiatrie pour interpréter et mieux comprendre les théories de ses maîtres à danser du xve siècle. Certains ont pu lui faire grief de courir ainsi le risque de l’anachronisme, mais les historiens ne doivent jamais renoncer à la possibilité d’éclairer le passé par les outils que leur offre le présent. Ce n’est d’ailleurs là qu’un exemple de la démarche toujours novatrice et imaginative de Ludmila Acone, dont on trouvera de multiples exemples dans ce livre et qui en fait tout l’intérêt.
Jean-Philippe Genet
1 Son dernier ouvrage, Teatro civile e sacra rappresentazione a Firenze nel Rinascimento, Florence, Le Lettere, 2016, est absolument essentiel non seulement pour la question des représentations à Florence mais aussi pour bien des aspects évoqués dans le présent ouvrage.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-09251-3
- EAN: 9782406092513
- ISSN: 2114-1223
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09251-3.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-30-2019
- Language: French