Avant-propos
- Publication type: Journal article
- Journal: Création et Intermédialité
2018 – 4 - Authors: Linarès (Serge), Winter (Susanne)
- Pages: 15 to 17
- Journal: Journal of Modern Literature
- Series: Jean Cocteau, n° 8
Avant-propos
Sa vie durant, Jean Cocteau se défendit de mêler les pratiques artistiques et littéraires sans distinction. Il entendait par là combattre sa réputation de dilettante. « Le grief qu’on me fait de touche-à-tout est absurde » (PD, III, 33), écrivit-il le 29 janvier 1954 dans Le Passé défini. Et d’ajouter : « Il m’arrive de changer de véhicule mais je ne l’abandonne qu’après m’être acharné dans son emploi jusqu’à l’épuisement. » S’élever contre l’accusation d’amateurisme, c’était aussi une façon d’affirmer sa conscience des différences sémiotiques entre les langages. Il n’en demeure pas moins que la multimédialité de son œuvre, unique dans le siècle à ce degré d’intensité, mérite d’être interrogée dans ses causes, ses modalités et ses effets. Le revirement du jeune Cocteau n’est-il pas imputable à l’articulation problématique du dessin de l’Eugène avec l’écriture des débuts (Le Potomak) ? La part la plus reconnue de son œuvre – les films qu’il réalisa – n’est-elle pas fondée sur la rencontre de la parole avec l’image ? Le dramaturge ne créa-t-il pas pour certaines de ses pièces (Les Chevaliers de la Table ronde, Renaud et Armide, Bacchus…) décors, costumes et/ou mises en scène ? L’expérience de la peinture dans les années 1950 ne perturba-t-elle pas, du propre aveu de Cocteau, sa manière d’écrire pour les planches, lorsqu’il s’attela à la rédaction de Bacchus, moins linéaire que de coutume ?
La recherche scientifique la plus récente sur Cocteau, en battant en brèche, preuves à l’appui, le reproche de dispersion qui entache encore sa postérité, a montré la cohérence de sa production protéiforme, sous le rapport des structures de l’imaginaire autant que des constantes du style. Mais elle n’a pas assez envisagé les interférences entre les moyens de création que Cocteau a sollicités tour à tour, ou de conserve. Ce volume entend précisément mettre l’accent sur les raisons psychologiques et esthétiques, les enjeux poétiques et culturels, les modes de circulation, voire les facteurs d’incompatibilité, qui se trouvent liés, chez Cocteau, aux usages croisés des arts. Ce faisant, il particularise 16la notion d’intermédialité, dont il sonde les ressources herméneutiques et touche aussi quelques limites. En l’espèce, l’intermédialité se révèle fertile parce qu’elle éclaire l’importance des supports et des canaux d’expression dans la création coctalienne ; mais elle vaut la peine d’être transcendée par des considérations autres que techniques et pragmatiques. Car, elle gagne à s’enrichir de réflexions sur le contexte de l’époque, sur l’engagement éthique et la nature caractérologique de Cocteau. Historicisée et socialisée, elle inscrit la coexistence et l’hybridation des médias dans l’évolution de la pensée et de la sensibilité à l’orée du xxe siècle. En passant d’un langage à un autre, Cocteau ne se montrait-il pas des plus sensible à l’esprit avant-gardiste, si enclin à violer les frontières entre les domaines ? En cela, ne signait-il pas son adhésion au champ artistique du modernisme ? De fait, il fondait en éthique sa pluridisciplinarité sans négliger le sentiment d’appartenance à la marge sociale la plus anticonformiste : « Pareil aux mauvais sujets auxquels il ressemble, un poète doit être capable de tout. » (PD, III, 34). Autre facteur de dépassement de l’analyse intermédiale, l’approche psychanalytique, qui permet notamment de comprendre la prégnance de l’image dans l’univers de Cocteau comme sa fascination pour l’épreuve argentique, à la lumière du traumatisme que provoqua le suicide paternel, associé à l’histoire d’un appareil photographique en réparation.
La transgression, voire la conversion des médias desserre-t-elle néanmoins l’emprise verbale sur Cocteau ? Rien de moins sûr. Le graphisme en tient pour le dessin au trait, qui renoue avec la matérialité délinéée de l’écriture. Le goût de Cocteau pour la pantomime et le ballet narratifs est fonction du régime littéraire de son esprit. En vérité, le poète se sera ménagé des occasions de vivre l’altérité dans l’identité, d’ouvrir le même au différent, sans désorientation durable de son être de parole. Jouant de l’hétérogénéité des langages dans Le Jeune Homme et la Mort, il chercha ainsi à provoquer sur scène le « synchronisme accidentel » (RO, 966), qui suspendait aux lois du hasard les possibilités de coïncidence entre les médias, dans le strict respect du fil de l’intrigue. S’il n’aspira pas à confondre les arts dans une visée unificatrice, il ne cessa de provoquer leurs rencontres dans son œuvre, avec la conscience que de ces mises en contact pouvaient naître des déséquilibres expressifs à fort pouvoir d’évocation poétique. Leur portée esthétique n’était donc pas exempte d’intentions heuristiques, restituant au monde son étrangeté 17et sa précarité. L’expérience intermédiale avait d’autres vertus pour Cocteau : récréative, compensatoire et réflexive. Par exemple, le dessin valait souvent pour délassement de la littérature, entre autres dans l’exécution de caricatures ou dans la décoration de chapelles. L’activité plastique pouvait même apporter apaisement et consolation en période de crise, notamment lors des cures de désintoxication. « Il arrive que l’encre m’écœure. La poésie s’exprime comme elle peut. Je lui refuse des limites. », constatait Cocteau dans Le Mystère laïc pour justifier ses sculptures en débourre-pipe et la réalisation du Sang d’un poète (ECI, 34). Enfin, Cocteau exprimait dans ses recherches polymorphes sa vocation à penser, entre rivalité et solidarité, chacun des médias employés et, brochant sur le tout, la mystérieuse singularité de l’action poétique, qui échappe à la catégorisation générique et à l’interprétation rationnelle.
Arts plastiques, cinéma, musique, arts de la scène, autant d’espaces de création pour Cocteau qui sont ici abordés dans leurs relations avec l’écriture1. La question de l’intermédialité est interrogée dans les deux premières contributions, sur le plan formel (Susanne Winter) ou thématique (Christian Sauer). Les quatre suivantes (Katalin Bartha-Kovács, Pierre-Marie Héron, Evanghélia Stead, Jean Touzot) concernent l’exercice du dessin, vecteur matriciel de l’œuvre, et donc concurrent potentiel du discours. Deux articles (Serge Linarès, Caroline Surmann) portent sur le cinéma en tant qu’écriture du mouvement comme de la lumière. Le dernier volet du dossier comporte des études sur les collaborations musicales (Hervé Lacombe) et chorégraphiques (Claudia Jeschke), enfin sur les usages du théâtre et des textes dramatiques (Danielle Chaperon, Miroslava Novotná). Comme de coutume dans cette série, la rubrique Mélanges accueille un article indépendant de la thématique d’ensemble, consacré aux juvenilia du poète (Wendy Prin-Conti).
Serge Linarès
Susanne Winter
1 Le lecteur trouvera un résumé des différents articles au terme du présent ouvrage.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-07943-9
- EAN: 9782406079439
- ISSN: 0035-2136
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07943-9.p.0015
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-27-2018
- Periodicity: Monthly
- Language: French