Éditorial
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Constellation Cendrars
2019, n° 3. varia - Auteurs : Le Quellec Cottier (Christine), Leroy (Claude)
- Pages : 11 à 14
- Revue : Constellation Cendrars
Éditorial
Ce troisième numéro de Constellation Cendrars déploie les facettes multiples d’une œuvre en résonance avec son temps et, fait encore plus marquant, révèle les liens souvent insoupçonnés mais féconds des poètes de l’OuLiPo avec l’auteur des Poèmes élastiques. Jouant des contraintes et des combinatoires qui fondent l’« Ouvroir de Littérature Potentielle » depuis 1960, Olivier Salon et Jacques Roubaud nous offrent avec une grande générosité une « dédicace à Blaise Cendrars » et un « souvenir » de jeunesse, auquel nous associons un récit antérieur de Claude Roy dont l’effet de symétrie saura séduire tant les mathématiciens que les poètes. La constellation cendrarsienne ne cesse donc de s’enrichir1 !
Ce réseau esthétique et libertaire fonctionne tel un pont entre des époques ; il nous a donc semblé pertinent de maintenir cette démarche en présentant des recherches en cours portant sur le primitivisme littéraire de Blaise Cendrars et de ses contemporains2. Originales, les réflexions proposées interrogent les liens entre Carl Einstein et Blaise Cendrars, offrent une lecture paradoxale du premier roman futuriste de F. T. Marinetti et dévoilent un Charles-Ferdinand Ramuz fasciné par les « primitifs de l’intérieur ». Ce réseau alternatif, faisant du « primus » – archaïque, sauvage, enfantin ou marginal – un modèle nouveau, se révèle autant par les mots qu’à travers les rythmes musicaux que Cendrars explore en compagnie d’Ansermet et de Cingria, ou encore grâce aux images du cinématographe – aux allures pourtant modernistes – auquel le poète associe de façon très surprenante son mentor Remy de Gourmont.
12L’air du temps contemporain, souvent plus militant que critique, met régulièrement sur le devant de la scène ce qui n’est plus nommé un « primitivisme » mais un processus d’appropriation culturelle, donc un vol. Notre dossier ne vise pas à discuter ces prises de position très promptes à pratiquer l’ostracisme, car nous voulons maintenir le dialogue entre des époques différentes. Ainsi, l’ensemble présenté reconnaît des intentionnalités d’auteurs, puisqu’il ne s’agit pas, pour eux au début du xxe siècle, de renverser la pensée coloniale en vigueur, mais d’enrichir un processus de création personnel en puisant dans un ou des mondes qui représentent des alternatives esthétiques et culturelles par eux valorisées. Ces modèles marginaux – aux formes multiples – sont identifiés à des univers « autres », parallèles, mais avec la conviction de leurs richesses et de leur puissance. Se référer au « monde nègre » – dans un cadre français de création esthétique – au début du xxe siècle, n’est pas un signe de mépris. C’est d’ailleurs ce qu’ont dû préciser les éditions Gallimard en tête de la réédition des Petits Contes nègres pour les enfants des blancs (1929) au printemps 2018, pour rappeler à ceux qui l’ignoraient le contexte de publication et la démarche de l’auteur. En 1948, c’est L. S. Senghor qui utilisait encore le mot pour publier l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, à l’occasion de la commémoration des cent ans de l’abolition de l’esclavage. Ce volume à la célèbre préface de Sartre, « Orphée noir », n’est ni paternaliste, ni exotique, ni raciste. L’usage de la langue ne saurait donc être restreint en un temps figé, notre « présentisme ». Reconnaître les signifiés multiples d’un discours, ainsi que ses connotations, sont des dispositions critiques qui s’imposent. Ainsi, certaines de ces revendications, motivées par la conviction qu’un système de domination de type impérial ne s’est jamais arrêté, nient le droit de contextualiser des productions esthétiques, en postulant qu’un tel geste implique l’adhésion à un système de valeurs discriminant. Une telle censure ne fait pas sens et récuse la capacité de chacun d’apprendre et de réfléchir. C’est forts de cette conviction que nous appréhendons les écrits « nègres » de Cendrars durant la décennie des années 1920, qui sont principalement le fruit de sa « récupération » de contes trouvés dans les recueils des administrateurs coloniaux et d’ethnologues de l’époque, dont il a fait son bien poétique.
Continent noir est le titre d’un des premiers poèmes que Cendrars écrivit après sa mutilation, en 1916. C’est sous le signe du continent 13africain que le retour vers la vie se matérialise ; les images de statuaire ayant inspiré sa plume offrent un imaginaire lointain au poète qui vient de subir la perte de sa main d’écriture et la violence des tranchées. Le discours européen et ses soi-disant valeurs ne sont plus recevables ; l’artiste, comme bien d’autres, cherche avec l’Afrique une alternative lui permettant de se rebâtir. Il ne s’agit pas de s’investir dans la cause noire ; par exemple, Cendrars ne tisse pas de liens avec René Maran, Prix Goncourt pour son roman Batouala. Véritable roman nègre, paru la même année que l’Anthologie nègre en 1921. Mais il ajoute dans la bibliographie du volume le nom de l’auteur, en vue d’une prochaine publication actualisée. Pour de nombreux intellectuels et artistes de ce temps, les cultures extra-européennes méconnues sont perçues comme la source d’un « élan vital » à valeur réparatrice. Cette interprétation, simultanément, va de pair avec une valorisation de ces univers en tant que tels. En 1969, c’est sans doute sous ces deux aspects qu’il faut comprendre la fameuse formule de Michel Leiris à propos de l’Anthologie nègre qui, pour la première fois, proposait une somme artistique et non ethnologique : « plus qu’un livre, c’est un acte3 ».
Le poète est un relais entre des cultures et des civilisations qui le passionnent : en 1924, en route pour le Brésil, il fait escale à Dakar où il dresse dans Feuilles de route le portrait calamiteux d’« un beuglant colonial » avant de s’associer au « pauvre nègre » qui n’y a pas sa place. Cette identification à l’homme-machine du temps colonial génère un renversement identitaire – et politique – que le poète confortera au Brésil, société métisse où l’art national, « moderniste », doit selon lui primer sur les modèles européens. L’attachement de Cendrars à ce qui devient dès cette date sa « seconde patrie » s’affirme encore dans « Carnaval de Rio 1953 », transcription inédite d’un entretien préparé pour la radiodiffusion française, au terme duquel le poète s’imagine disparaître parmi les masques d’un cortège du carnaval…
Depuis Henri Meschonnic, nous le savons, le « primitivisme est une invention de la modernité, en même temps que lui-même invente la modernité4 ». Nous n’avons donc pas à revêtir de masques, mais 14souhaitons élargir la constellation cendrarsienne dont l’intérêt pour cette esthétique des marges est encore à explorer, en lien avec son temps et avec nos réceptions contemporaines.
L’accueil de l’œuvre de Cendrars, dans toute sa diversité, est particulièrement riche pour cette année 2018-2019, comme le montrent nos rubriques associatives, Chroniques et Comptes rendus. Toujours inspirante pour de nombreux artistes et lecteurs passionnés, la fiction cendrarsienne fait preuve d’une capacité de renouvellement infinie, en donnant raison à un proverbe senoufo de l’Anthologie nègre : « la langue n’a pas de liens ».
Christine Le Quellec Cottier
Directrice du CEBC,
Berne et Lausanne
Claude Leroy
Président de l’AIBC,
Paris
Le CEBC et l’AIBC remercient la Bibliothèque nationale suisse à Berne et la Fondation Isaac Dreyfus-Bernheim, à Bâle.
1 Il est réjouissant d’annoncer que L’Homme foudroyé est inscrit, en France, au programme de toutes les agrégations des lettres (classique, moderne ; externe, interne) pour l’année prochaine.
2 Ces recherches sont motivées par le projet « Le Primitivisme littéraire au cœur des avant-gardes. 1898-1924 », co-dirigé par A. Rodriguez et Ch. Le Quellec Cottier (Unil), avec le soutien du Fonds national suisse (FNS).
3 Leiris Michel, in Blaise Cendrars, Œuvres complètes, t. III, Paris, Le Club français du livre, 1969, p. xvi.
4 Meschonnic Henri, « Le Primitivisme vers la forme-sujet », La Licorne, no 14, 2011 : http://licorne.edel.univ-poitiers.fr/index.php?id=5095&format=print.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-09758-7
- EAN : 9782406097587
- ISSN : 2557-7360
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09758-7.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/10/2019
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
- Mots-clés : Littérature, XXe et XXIe siècles, Oulipo, Carnaval, Brésil, cinéma, Primitivisme