Prologue
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Comment analyser une pièce de théâtre. Éléments de dramatologie
- Pages : 11 à 17
- Collection : Théorie de la littérature, n° 13
Prologue
Afin de satisfaire l’aimable curiosité du lecteur qui se penche sur les pages préliminaires d’un livre – peut-être même avec une certaine prédisposition à le lire –, rien de plus honnête que de lui déclarer clairement ce qu’il pourrait et ce qu’il ne pourra y trouver. Nous lui épargnerons ainsi de nourrir des illusions injustifiées au moment d’entreprendre la lecture. Commençons donc par dire que, du point de vue négatif, qui est le plus fiable, ce livre ne donne pas une réponse à la question formulée par le titre. Non seulement parce que je ne la possède pas mais aussi, pire encore, parce qu’il n’y en a pas. Rassurons-nous : cela signifie qu’il n’existe pas une seule réponse à la question, non pas qu’il n’y en a aucune. En effet, on peut être certain que les réponses sont légion, presque trop, et que ce n’est pas au vide mais à la confusion que l’on fait face en posant la question, dont on évaluera mieux la difficulté en formulant cette autre question : « Comment est-ce qu’une pièce de théâtre se fait ? » Il s’agit, en effet, d’une formulation différente mais symétrique de la même question.
On sait que les procédures d’analyse de pièces de théâtre sont nombreuses et variées, comme c’est le cas pour les œuvres littéraires et artistiques en général. C’est pourquoi la seule réponse honnête à notre question est : « De nombreuses façons. » Un tel chemin, que nous allons écarter, nous amènerait à essayer les taxonomies et énumérations, jamais exhaustives, correspondant à différentes méthodes ou techniques d’analyse. La seconde réponse digne de foi, dans le sens le plus exigeant de « comment doit-on » – non pas de « comment peut-on » – analyser, devra être : « Ça dépend ». Or, c’est par la voie spéculative ouverte par cette réponse que je crois possible d’obtenir de véritables réponses, quitte à affronter de formidables difficultés. Je remarque, par exemple, qu’en général, les réponses claires et simples ont une utilité pratique restreinte, alors que les réponses pratiques (censées nous apprendre quelque chose) sont trop obscures et complexes.
12Voyons donc : comment doit-on analyser une pièce ? Ça dépend. De quoi ? Des trois facteurs suivants, selon moi : les caractéristiques de l’œuvre, celles de l’analyste, ainsi que les intentions de ce dernier. Par exemple, quelle est la qualité décisive de ce dernier dont dépend le succès de sa tâche ? C’est, sans aucun doute pour moi, l’intelligence. Il apparaît malheureusement évident que cette réponse, des plus nettes et simples qui soient, ne s’avère pas pratique, pédagogiquement parlant. Rappelons, si nécessaire, la sentence d’Héraclite, que l’on ne peut qu’accepter : « L’érudition n’apprend pas être intelligent ». Ni l’érudition – très utile pour l’analyse, cependant – ni, probablement, rien d’autre. Je me presse d’admettre que j’entends intelligence dans un sens restrictif, « ancien », peut-être élitiste et, par conséquent, politiquement incorrect, mais dont je suis pourtant convaincu de la pertinence. Qualité fuyante, impossible à enseigner ou à acquérir, comble de la précarité, elle consiste, selon Ortega y Gasset (1930 : 362),
en súbitas, instantáneas visiones y entrevisiones que nadie sabe cuándo ni si van a producirse. La gracia mayor de la inteligencia, que es a la vez la condición de su ejercicio, es que no está nunca segura de sí misma. El hombre inteligente, precisamente porque es inteligente, no sabe nunca si en el momento inmediato va a ser inteligente. El que cree con seguridad en la permanencia de su perspicacia es precisamente el tonto. El inteligente camina siempre teniendo a la vista las posibles tonterías que se le pueden ocurrir y por eso las evita.
« en de soudaines et instantanées visions et entrevues dont personne ne sait quand ni si elles vont se produire. La grâce la plus grande de l’intelligence, qui est en même temps la condition de son exercice, est qu’elle n’est jamais sûre d’elle-même. L’homme intelligent, précisément parce qu’il est intelligent, ne sait jamais s’il va être intelligent dans le moment qui suit immédiatement. Celui qui croit sûrement dans la permanence de sa perspicacité est précisément le crétin. L’intelligent marche toujours en gardant un œil sur les possibles imbécilités qui pourraient lui traverser l’esprit et c’est pour cela qu’il les évite. »
Les difficultés ne diminuent pas lorsque l’on passe du sujet à l’objet d’analyse. Le fait qu’il ne s’agisse pas d’une œuvre en particulier, mais d’une « classe » ou d’un « type » d’œuvres, complique extrêmement la tâche. Afin de commenter Don Juan Tenorio ou Cyrano de Bergerac, par exemple, nous savons assez clairement où obtenir les informations – biographiques, historiques, critiques – utiles. Dans notre cas, cependant, nous avons affaire à n’importe quelle œuvre de théâtre, toutes en 13général et aucune en particulier, à un objet qui englobe, en nous limitant à notre culture, non seulement toutes les œuvres produites depuis les Grecs jusqu’à aujourd’hui, mais aussi toutes celles à venir, toutes les pièces possibles ; un objet, par conséquent, parfaitement théorique, pour lequel les notions disponibles ne peuvent être que théoriques : à quoi serviraient les connaissances biographiques, historiques ou critiques ? Si ce livre appartient légitimement au domaine de la théorie de la littérature, ce n’est pas parce qu’il traite de l’analyse mais de par le caractère abstrait et général, théorique donc, de son objet : la classe, le type ou le genre « pièce de théâtre ». Certainement que le lecteur qui doit analyser telle ou telles pièces ne trouvera pas ici des informations les concernant – cela serait impossible –, la principale restriction de ce livre consistant à effectuer l’analyse de la pièce de théâtre uniquement en tant que pièce de théâtre.
Puisque que tout savoir peut être remis en question lors d’un exercice aussi libre et ouvert que l’interprétation ou le commentaire, et en partant du principe que personne ici n’espère trouver une encyclopédie, il me semble qu’un tel livre requiert un type de connaissance plus restreint et technique. Nul doute qu’il serait pratique pour nous d’affronter l’objet à analyser munis d’un instrument de mesure, de certaines prévisions sur ses caractéristiques, de certains « modèles » avec lesquels on puisse le comparer ; compter, au bout du compte, sur des connaissances que l’on puisse enseigner et apprendre. Afin d’analyser (et finalement, décrire et évaluer) n’importe quelle « classe » d’objets (qu’il s’agisse d’une table de travail, d’une pièce de théâtre ou d’un costume de bain), il s’avère utile avant tout de savoir comment ils sont faits et à quoi ils servent, en d’autres termes, de déterminer leur forme et leur fonction, étroitement liées entre elles. Or il apparaît clairement que la classe « pièce de théâtre » s’avère plus difficile à définir que celles « table de travail » ou « costume de bain ». D’où le défi authentiquement théorique que ce livre se propose de relever : parfaire un modèle ou une méthode cohérente pour analyser ce type d’œuvres. Par l’emploi du terme analyse, j’entends exprimer la seconde restriction d’envergure de mon essai.
Il s’agit de tailler dans le concept trop ouvert et peu manipulable de commentaire afin d’en extraire les opérations analytiques exigeant une connaissance technique de l’objet et permettant d’en identifier les éléments significatifs en les isolant (artificiellement) des opérations, au 14caractère plus créatif et synthétique, consistant à attribuer un sens aux éléments analysés, c’est-à-dire, de l’interprétation ou du commentaire proprement dit, dans lequel une accumulation tellement vaste et variée de savoirs et intentions entre en jeu qu’elle résiste à toute tentative de systématisation. L’analyse est donc, si l’on veut, la base objective (au sens littéral) du commentaire ; en effet, celui-ci non seulement admet mais réclame l’intervention subjective du commentateur, avec ses capacités, connaissances et intentions. Ne perdons pas de vue, cependant, la liaison enchevêtrée qu’ils entretiennent, au point qu’il n’est pas possible de les séparer rigoureusement, pas même en tant que phases ou moments successifs du même exercice. Ceci dit, je crois pouvoir proposer une méthode – tout au moins, donner des repères – pour l’analyse des pièces de théâtre ; pour l’interprétation et le commentaire cela ne constitue pas, à mes yeux, une chose qui puisse ni qui doive se faire.
Si j’avais eu connaissance d’une méthode d’analyse dramatique suffisamment cohérente, complète et convaincante – je ne dis pas qu’elle n’existe pas – je n’aurais pas trouvé de motivation justifiée à l’écriture de ce livre. En plus, afin d’être cohérente, une méthode d’analyse doit être fondée sur une théorie qui soit cohérente à son tour ; or, je n’en connais pas, par ignorance, certainement. C’est pourquoi, ayant à élaborer la méthodologie en question et à improviser en partie une théorie du drame sur laquelle la fonder, je me résous à tenter l’aventure par la voie de la partialité engagée ou responsable et non pas, expressément, de l’éclectisme. Le livre comporte ainsi une double face, tout comme le théâtre même, bien sûr : la méthode d’analyse proclamée par le titre recouvre la théorie déclarée par le sous-titre ; ou inversement, la théorie se déguise en méthode. Dramatologie et méthode dramatologique sont les deux faces d’un même objet.
Si, malgré tout, quelqu’un devait trouver le livre trop théorique à son goût, je l’invite à penser que sa première parution se fit au sein d’une collection intitulée « Théorie de la littérature et littérature comparée » dont c’était le seul volume consacré au théâtre, contrairement au récit et à la poésie qui disposaient déjà d’ouvrages purement théoriques en plus de ceux consacrés à l’analyse. J’ai donc voulu aussi compenser ce déficit, symptomatique de la mauvaise santé du théâtre dans le champ littéraire, en rendant mieux visible la théorie qui sous-tend le modèle analytique ; le tout, sans renoncer à une finalité instrumentale et foncièrement 15pédagogique. C’est pourquoi j’ai essayé d’atteindre le maximum de transparence dans le langage, de clarté dans les idées et d’austérité dans la paraphernale académique, de sorte qu’aucun lecteur, même accidentel, puisse se sentir exclu ou dédaigné. Quitte à renoncer à la confortable sécurité livrée par l’érudition et l’éclectisme et, au contraire, à me responsabiliser ou à répondre en première personne de ce que je dis, il me semble juste de pouvoir disposer d’une certaine liberté expressive pour accomplir ma tâche, qui consiste à fournir des indications utiles pour une méthode possible, parmi d’autres, d’analyse de pièces de théâtre. De telles indications aspirent à constituer une réflexion systématique et assument ouvertement leur partialité, qui se veut caractéristique de ce que nous entendons par « analyse ».
C’est donc avec une relative « désinvolture » que, dans l’introduction, je m’applique à délimiter conceptuellement l’objet (« pièce de théâtre ») et l’opération (« analyse ») qui nous occupe. S’ensuit l’examen des quatre éléments – nécessaires et suffisants – du théâtre selon la dramatologie : le temps, l’espace, le personnage et le public (la réception), précédé d’une réflexion sur l’écriture, la diction et la fiction dramatiques. Cela correspond au contenu de la première et essentielle partie du livre original, contenant une méthodologie d’analyse dramatique qui se veut cohérente. L’édition française omet une deuxième partie dans laquelle je mettais à l’épreuve la validité et la vigueur de deux modèles classiques, celui de la Poétique d’Aristote et celui de la tradition rhétorique, ainsi qu’une troisième, qui fournissait une anthologie d’analyses de différents auteurs, ouvrant ainsi la porte à la pluralité propre et irréductible à l’exercice, au-delà de la cohésion interne de notre modèle. Le livre se clôt par une bibliographie. Je tiens à préciser que la voluminosité de ma présence n’y est qu’une conséquence de la « partialité responsable » que j’entends pratiquer et non pas un symptôme quelconque de cette mégalomanie peu fondée qui fait des ravages parmi beaucoup de mes collègues.
Pour un francophile ou afrancesado1 comme moi, rien n’est comparable à la satisfaction de voir mes propos traduits en français, qui plus est, 16par quelqu’un que j’admire autant que j’apprécie, mon ami et disciple Christophe Herzog, envers qui je suis dorénavant endetté d’une reconnaissance impayable. Pourtant, ce livre m’a déjà amplement comblé jusqu’à maintenant. Il en est à sa quatrième impression en Espagne (2001, 2003, 2007 et 2010), la dernière en édition digitale ; il a été traduit à l’arabe (Le Caire, 2009) et de nouvelles éditions corrigées et agrémentées sont sorties au Mexique (2012) et à Cuba (2015). Bien qu’il ait récolté des critiques favorables et des éloges sans fin (de ceux qui font perdre la tête), c’est la constatation réitérée de son utilité qui me rend le plus fier. Et ma joie la plus grande est, je le répète, de le voir transformé en un livre français.
Or c’est pour moi une évidence que le livre était déjà français avant d’être traduit. Je m’explique : la dramatologie est née comme la sœur – semblable et différente – de la narratologie de Gérard Genette, qui est mon maître à penser, bien que je n’ai pu le connaître qu’à travers ses écrits professionnels et même personnels à l’occasion, ces derniers ayant démenti pour moi sa réputation de personnage un peu farouche. Je cite certaines de ses paroles qui valent plus que toute autre reconnaissance pour moi : « vous édifiez la dramatologie que nous attendions depuis des années (malgré le lointain précédent d’Aristote) comme symétrique de la narratologie, qui s’est trop longtemps avancée seule dans le champ des études de la représentation littéraire ». Le sous-titre du livre espagnol « Essai de méthode » est d’ailleurs une citation-hommage à son « Discours du récit ». L’expression à la résonance barthésienne « Éléments de dramatologie » qui la remplace ici souligne la tournure théorique de la partie traduite, qui s’intitulait « Éléments de dramaturgie ».
Il faut dire que, dans notre modèle théorique, dramatologie et dramaturgie sont les faces, théorique et pratique, respectivement, de la même médaille : du « drame » tel que nous le définissons. Pour le reste, un coup d’œil à la bibliographie suffit pour soupeser l’apport non seulement quantitatif, mais qualitatif, des français. Parmi les éloges évoqués auparavant, le jugement de Jean-Marie Schaeffer (1995 : p. 620) dans le Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, au sujet du livre fondateur de la dramatologie Drama y tiempo (1991), occupe une place privilégiée : « s’inspirant en grande partie de la narratologie de Genette, [il] propose ce qui est à ce jour l’analyse la plus poussée de la structure dramatique ». Ma francophilie, dont les racines remontent à 17ma formation primaire, secondaire et universitaire, devient ainsi facile à comprendre et à expliquer, étant objectivement justifiée. Ce qui, en revanche, est exceptionnel, est qu’elle soit si généreusement correspondue.
Parler, penser, écrire sur le théâtre aujourd’hui : cela a-t-il encore un sens au-delà de l’usage strictement académique, qui ne saurait justifier à lui seul – si ce n’est en tant que prétexte – l’écriture d’un livre ? Mon intérêt passionné (aux racines sans doute pathologiques, comme pour toute passion) pour le théâtre, et ce depuis que j’ai usage de raison, ne fait qu’aggraver mes doutes, comparables à ceux d’un linguiste ignorant si la langue qu’il étudie fait encore partie du corps des langues vivantes ou est déjà une langue morte. J’ai la conviction, des plus choquante et passionnelle qui soit, qu’il existe des raisons théoriques, de droit, pour que le théâtre continue à occuper le sommet de la hiérarchie « poétique », le rang le plus élevé parmi les formes de représentation de fictions : exactement le contraire de se qui se passe dans les faits. La marginalisation actuelle du théâtre au sein du canon des genres littéraires (et même spectaculaires) va de pair avec la marginalisation de la langue espagnole2 dans le canon des véhicules de communication scientifique, culturelle, et d’informations. Que faire ? Tout ce qui est en notre pouvoir, bien sûr, afin de contrer un état de choses si indésirable. Y contribuer dans la mesure modeste de nos forces est la justification la plus authentique à laquelle ce livre peut aspirer. Et pas en vain, apparemment, si l’on en juge par les traductions en arabe et, maintenant, en français.
Dans le monde où nous vivons, il devient toujours plus facile de dénicher de l’information, plus difficile de trouver des idées. Même dans les livres. Voilà pourquoi celui-ci aspire modestement à renfermer une poignée d’idées dignes de discussion.
1 [NDT] Afrancesado signifie maintenant en espagnol « quelqu’un qui aime et imite les français ». Le terme remonte aux xviiie et xixe siècles où il désignait respectivement ceux qui adhéraient aux idées des Lumières et, successivement, les partisans espagnols de Napoléon lors de la Guerre d’Espagne de 1808.
2 [NDT] Et de la langue française ?
- Thème CLIL : 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
- ISBN : 978-2-406-06036-9
- EAN : 9782406060369
- ISSN : 2261-5717
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06036-9.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/03/2017
- Langue : Français