Présentation
- Publication type: Book chapter
- Book: Chronique de la Régence et du règne de Louis XV. Tome I. 1718-1726
- Pages: 11 to 17
- Collection: Reading the Eighteenth Century, n° 74
Présentation
Le Journal de Barbier, parfois dit sa Chronique (titres d’ailleurs qui ne sont pas de son fait) est bien connu. Son intérêt exceptionnel, ce commentaire au jour le jour tenu pendant 45 ans à une époque relativement pauvre en mémorialistes n’a pas manqué de retenir l’attention des éditeurs de documents anciens. Le xixe siècle qui a tant fait pour la publication des témoignages des temps passés ne pouvait l’ignorer. Il fut donc l’objet de deux éditions. La première, entreprise sous l’égide de la Société de l’histoire de France1, a son mérite, celui d’avoir été la première à se confronter au massif épais des sept volumes manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale de France2, protégé des regards indiscrets par l’écriture broussailleuse, parfois aux limites de l’intelligible, de notre avocat. Mais c’est bien son seul avantage, car sur l’injonction bizarre de son commanditaire, il fut admis que l’œuvre serait « complète », mais resserrée en quatre volumes. Ce que l’éditeur du moment, Arthur de Villegille accomplit avec zèle, taillant dans le texte, le résumant à l’occasion, le complétant parfois, sans jamais laisser voir la part de son intervention. Cette édition mensongère, sorte de belle infidèle attardée, eut son succès. Elle se trouve encore commodément et a même le douteux honneur de figurer au catalogue des reproductions de Gallica.
Par bonheur, presque au même moment, une nouvelle édition d’un tout autre calibre allait voir le jour. Ce fut l’admirable édition, parue en huit volumes en 18573. Admirable d’abord et avant tout par l’extrême fidélité de sa transcription. Pour l’avoir minutieusement comparée au 12manuscrit, nous pouvons attester de sa parfaite fidélité au texte de Barbier, performance que la décourageante écriture du mémorialiste rend d’autant plus remarquable. Admirable aussi par la minutie de l’annotation qui mobilise toute la documentation disponible à l’époque. Et pour couronner le tout, de courtes synthèses, sur le jansénisme ou le système de Law par exemple, ou encore la reproduction de documents difficiles d’accès. Enfin, peut-être pour compléter un tome VIII et dernier, sans cela peut-être un peu grêle, la reprise de très intéressantes nouvelles à la main rédigées par le chevalier de Mouhy, et in fine un index que l’extrême profusion des personnalités évoquées rendait tout à la fois indispensable et fort délicat à établir. Terminons sur un dernier trait qui laisse rêveur le chercheur d’aujourd’hui : l’auteur de cet immense travail n’a pas jugé utile de le signer et on chercherait en vain son nom dans les huit volumes4.
L’affaire était entendue et Barbier mis à sa juste place : la première, qui serait même unique en son genre si l’on ne pouvait désormais mettre à ses côtés la chronique (1753-1789) du libraire Siméon-Prosper Hardy, conçue dans le même esprit, dont l’ampleur avait jusqu’à tout récemment rebuté toutes les bonnes volontés de publication5. Depuis 1857, notre chroniqueur a toujours figuré en bonne place dans toutes les bibliographies quelque peu exigeantes concernant le dix-huitième siècle. Il est le témoin constamment cité toutes les fois qu’il est question d’évoquer l’ambiance du temps, les préoccupations au jour le jour de l’opinion parisienne. Il ne pouvait par exemple manquer de figurer dans une anthologie des Français vus par eux-mêmes dont il est un des fleurons6. Il a donné matière à des extraits, même dans des collections grand public7, et tout récemment a fait l’objet d’une reprise, fragmentée 13mais assez systématique8, dont le grand inconvénient est de se présenter sans la moindre note, ce qui la rend, de fait, fort peu praticable : presque illisible pour le lecteur peu informé, submergé par ce flot d’anecdotes et le déferlement de personnalités aujourd’hui totalement oubliées, et absolument pas satisfaisante pour le chercheur qui doit de se reporter à l’édition de 1857. Et pour couronner le tout, les deux éditions du xixe siècle sont consultables en ligne.
Dès lors à quoi bon une nouvelle édition ? Bonne question qui appelle trois réponses. D’accessibilité tout d’abord. Certes, l’édition Charpentier figure dans presque toutes les bonnes bibliothèques, universitaires en particulier. Certes encore il en circule de temps en temps des collections qu’on peut se procurer d’occasion. Malgré tout elle se fait rare, comme toutes les publications de ce type.
Ensuite elle a vieilli, phénomène inévitable après 150 années d’existence. Si des pans entiers de sa documentation (par exemple la plupart des données prosopographiques) demeurent valides, tout le reste est obsolète et ne saurait satisfaire le lecteur moderne, au courant de l’immense effort de documentation et d’interprétation entrepris par des générations de chercheurs sur les années commentées par Barbier.
Une troisième raison enfin justifie cette reprise. Il vient d’être rendu un juste hommage au travail si scrupuleux de l’éditeur de 1857, à sa fidélité au texte. Et pourtant la présentation qu’il propose ne correspond pas de manière satisfaisante à la réalité du manuscrit. L’édition du xixe siècle méconnaît en effet gravement la présence, dans le manuscrit même, de très nombreux documents rassemblés par Barbier, ou plutôt il en tient compte de manière fragmentaire et maladroite, qui modifie profondément la physionomie du texte. L’érudition moderne ne saurait admettre ces pratiques bricolées sur lesquelles il convient de s’expliquer.
De fait, Barbier ne s’est pas contenté de tenir sa chronique au jour le jour. Il l’a doublée de documents, dont il ne se soucie pas de dire d’où il les tient, puisque ce journal n’était, semble-t-il, du moins au début, destiné qu’à son seul usage. Ces documents doublent en quelque manière la chronique quotidienne qu’il tient 14si scrupuleusement9. Parfois il les incorpore directement dans le journal, mais le cas est rare et ne concerne que des textes courts. En règle générale il les intercale dans son texte selon une double logique. Soit il les place derrière le feuillet où il relate l’épisode correspondant dont ils portent témoignage, comme une sorte de preuve à l’appui. Par exemple une copie de remontrances dont il relate sur le feuillet suivant les conditions dans lesquelles elles ont été présentées devant le roi. Ou bien tel poème satirique dont il évoque au même moment l’existence et la diffusion dans le Paris du temps.
Soit encore, visiblement, il les insère au moment où il les reçoit ou les recopie. Dans ce cas, la correspondance entre le document et l’endroit du journal où il est évoqué est nettement plus aléatoire, les deux étant séparés par plusieurs feuillets.
Un troisième cas se rencontre encore. On trouve en effet dans les volumes manuscrits de la Bibliothèque nationale, tels du moins qu’ils ont été reliés, des pièces sans aucun rapport avec le contenu du journal. On peut croire que Barbier en a eu communication avoir tenu sa chronique où il n’en a fait nulle mention. Pourtant il les a jugées suffisamment intéressantes pour vouloir les conserver et les insérer, un peu au petit bonheur, semble-t-il, ou plutôt, selon toute probabilité au moment où il les a reçues.
Ces documents diligemment recueillis peuvent être des imprimés (remontrances ou mandements en règle commune), et sortent des presses des imprimeurs officiels, du Roi, du Parlement, de l’évêché. Ils sont moins nombreux que les pièces manuscrites qui elles-mêmes relèvent de deux catégories : soit elles sont de l’écriture si reconnaissable de Barbier lui-même ; soit ce sont des copies exécutées par des mains inconnues, de provenances diverses, même si certaines reviennent avec une relative régularité.
Tous ces documents manuscrits ont des supports de taille diverse, mais sont tous autonomes, reproduits sur autant de feuillets séparés. On aimerait certes beaucoup savoir comment ils sont arrivés dans les mains de notre avocat, pourquoi certains sont recopiés par Barbier et d’autres non, sans que leur longueur soit un argument en faveur d’une solution ou de l’autre.
15Il n’est d’ailleurs pas le seul à ainsi pratiquer. Les deux mémorialistes qui lui sont si proches par leur conception du journal, leurs centres d’intérêt, leur manière d’écrire ne fonctionnent pas autrement. Son contemporain du début du journal, Mathieu Marais, et le libraire Hardy qui en quelque sort prendra son relais, sont tout autant friands de documents qui corroborent, accompagnent, justifient le récit même, ce qui est d’ailleurs un trait d’époque, étant une pratique constante de l’historiographie contemporaine qui pratique avec ardeur le genre des Mémoires pour servir à l’histoire de…, au point, fréquent, de s’en tenir là et de ne jamais réaliser l’histoire même qui aurait été l’aboutissement logique de la documentation patiemment accumulée.
Les deux autres mémorialistes sont tout aussi discrets sur leurs sources d’information, soit qu’ils ne jugent pas utile de les mentionner, soit qu’ils souhaitent rester discrets sur leurs informateurs, crainte d’éventuels confiscations par la police, par exemple après décès, comme cela a pu se produire pour quelques auteurs jugés sulfureux. Car si nos auteurs recueillent à l’occasion des documents officiels, ils ont aussi une évidente dilection pour les pièces irrévérencieuses qui courent tout Paris et constituent un commentaire moqueur sur l’actualité. Ils sont parfaitement conscients, et le disent, que ces petits poèmes satiriques reflètent l’humeur du jour et sont à ce titre indispensables pour écrire la vraie histoire du temps, loin des contraintes des autorités et de la censure. Et comme ce sont productions éphémères que le jour suivant ne manquera pas de démoder, et qui de plus sont conservées sur des supports fragiles, petits feuillets où le texte litigieux est recopié à la hâte, ils considèrent de leur devoir d’historien du présent de leur tenir lieu de conservatoire.
Un Mathieu Marais est tout aussi friand que Barbier de ce genre de petites pièces, mais il les intègre d’ordinaire dans le courant de son récit, à moins qu’il ne les recopie pour le plus grand plaisir de son correspondant, le président Bouhier, avec qui il échange d’interminables et fréquentes lettres. Rien de tel pour Barbier. Il peut certes recopier dans le journal même, telle petite pièce qu’il vient visiblement de recevoir. Mais c’est exceptionnel. On aurait pu aussi concevoir le mémorialiste revenant en arrière et accrochant a posteriori le document à sa place dans le continu mémoriel. Rien de tel, même dans le cas où c’est lui qui recopie la pièce.
16Ainsi, en marge du journal, le doublant en quelque manière, la collection Barbier contient de nombreux documents qui constituent, dans leur diversité même, un ensemble autonome, qu’il ne pouvait être question de négliger. Ainsi en avait déjà décidé le scrupuleux annotateur du xixe siècle. Mais il semble avoir été perplexe sur le sort à leur réserver. Parfois une note en marge de son texte en signale l’existence, voire le reproduit à cette place, mais c’est loin d’être la règle. Plus souvent il l’incorpore, lui, au récit, ce qui parfois se justifie tout à fait, mais à d’autres non. Dans ce cas, le document ainsi inséré, de force en quelque sorte, fait pièce rapportée, d’allure quelque peu incongrue. Enfin, dernier et fréquent cas de figure, le document est purement et simplement écarté, pratique parfois honnêtement signalée en note. Ce, visiblement pour trois raisons parfaitement identifiables : soit la pièce justificative est trop longue pour être reprise dans le fil du texte, cas par exemple des remontrances ; soit, comme signalé, elle n’a aucun rapport direct avec la chronique du moment ; soit encore, rares instants où l’extrême probité intellectuelle de l’historien fait des concessions à la pudeur de l’honnête homme, la crudité, voire l’obscénité du document en interdit la reproduction.
Ces aléas de l’édition de 1857, attestant de la perplexité de l’annotateur, qu’on s’amuse à constater en la confrontant au manuscrit, ne diminuent en rien le respect qu’on se doit d’avoir pour l’honnêteté intellectuelle de notre prédécesseur. Simplement il s’est lui-même enfermé dans un dilemme impossible à traiter de manière satisfaisante.
La solution retenue pour la présente édition s’imposait d’elle-même. Accorder à ces documents la place marginale, mais autonome, qu’ils occupaient dans le texte de Barbier et donc les publier séparément, bien entendu en s’interdisant tout choix. Seule solution possible, mais dont on n’ignore pas le double inconvénient : d’une part séparer drastiquement le récit du document qui le corrobore ou le justifie ; d’autre part reproduire des documents dont il existe des copies par ailleurs. On a tenté de pallier le premier inconvénient par un système de références croisées qui devraient autoriser la mise en relation prévue par Barbier lui-même. Et d’autre part, la reproduction de documents imprimés, par ailleurs connus ou d’intérêt informatif mince, restitue indirectement un univers intellectuel. Que Barbier, outre la tenue de son journal, se soit astreint à les recopier ou est jugé digne d’intérêt de les conserver 17dans les marges de son opus magunm en dit long sur ses curiosités ou ses obsessions. Cette pratique corrobore par exemple ses centres d’intérêt (les intrigues de cour ou les pratiques parlementaires). Plus encore peut-être, cette vigilance à collecter les poèmes satiriques qui constituent peut-être la moitié de son corpus dévoile, comme chez les deux doctes compères, l’avocat Marais et le président Bouhier, une secrète appétence pour l’irrespect, même et peut-être surtout quand il se teinte de grivoiserie.
Tout ce qui précède justifie notre ambition d’apporter du nouveau sur un texte canonique. Mais cela n’enlève rien au sentiment de gratitude et d’admiration éprouvé pour notre vaillant devancier. Certes la confrontation minutieuse du manuscrit et de sa transcription a fourni l’occasion de rectifier quelques erreurs de lecture et de redresser une ponctuation parfois envahissante au détriment de la respiration du texte. Mais nous avons souvent été bien heureux de pouvoir faire fond sur la perspicacité de sa lecture pour résoudre les énigmes d’une écriture parfois décourageante d’obscurité.
Un tri a sévère a été fait dans son abondante annotation, mais justice a été rendue à notre prédécesseur toutes les fois qu’une de ses notes a été reprise.
Une analyse détaillée du mémorialiste, tant sa pratique personnelle que son rapport à l’époque qu’il décrit, figurera en conclusion de la présente édition. Ultime hommage, la préface de l’édition de 1857, quelque peu amendée, est maintenue. Elle retient l’essentiel de ce qui est connu du parcours de Barbier, sur qui on sait si peu.
1 Journal historique et anecdotique du règne de Louis XV, par E. J. F. Barbier, avocat au Parlement de Paris, publié pour la Société de l’histoire de France d’après le manuscrit inédit de la Bibliothèque nationale par A. de La Villegille, secrétaire du Comité pour la publication des documents écrits de l’histoire de France, Paris, Jules Renouard, 1847-1856, 4 vol.
2 Barbier. Journal historique et anecdotique du règne de Louis XV, BnF ; Département des manuscrits, Fonds Français 10285-10291. Le titre est du xixe siècle.
3 Chronique de la Régence et du règne de Louis XV (1718-1763). Journal de Barbier, avocat au Parlement de Paris. Première édition complète, conforme au manuscrit autographe de l’auteur. Publiée avec l’autorisation de S.E.M. le Ministre de l’Instruction publique. Accompagnée de notes et éclaircissements et suivies d’un index, Paris, Charpentier, 1857, 8 vol. in-12.
4 Il s’appelait Ch. H. Sainte-Marie-Méville ; mais il faut bien chercher avant de réussir à le dénicher.
5 Siméon-Prosper Hardy, Mes loisirs ou Journal d’événements tels qu’ils parviennent à ma connaissance, dont le premier volume, couvrant la période 1753-1770, a paru en 2008 aux éditions Hermann dans la collection République des Lettres ; Sources du CIERL (Centre interuniversitaire d’étude sur la République des Lettres, Québec). La publication, menée par un collectif d’historiens, s’en poursuit à un bon rythme.
6 Arnaud de Maurepas et Florent Brayard, Les Français vus par eux-mêmes. Le xviiie siècle. Anthologie des mémorialistes du xviiie siècle, Robert Laffont, Collection Bouquins, 1996.
7 Journal d’un bourgeois de Paris sous le règne de Louis XV, par Edmond-Jean-François Barbier ; textes choisis et présentés par Philippe Bernard. : Paris, UGE, 1963. Barbier. Journal anecdotique d’un Parisien sous Louis XV, 1727 à 1751. Textes choisis et présentés par Hubert Juin, Paris, Livre club du libraire, 1963.
8 Aux éditions Paleo.
9 Cf. « La petite comédie de Cartouche est imprimée pour comble d’impertinence ; je l’ai achetée avec l’arrêt des Rompus pour servir de pièces justificatives des sottises en ce pays-ci » (Décembre 1721).
- CLIL theme: 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- ISBN: 978-2-406-09883-6
- EAN: 9782406098836
- ISSN: 2275-2765
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09883-6.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-15-2020
- Language: French