Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Calvin en polémique. Une maïeutique du verbe
- Auteur : Crouzet (Denis)
- Pages : 17 à 35
- Collection : Bibliothèque d’histoire de la Renaissance, n° 10
Préface
Parfois le lecteur averti pourrait se demander, en considérant le titre d’un ouvrage, s’il s’imposait à son auteur de consacrer tant d’années difficiles pour traiter de ce qui semblerait déjà approfondi ou fouillé par le travail cumulé de plusieurs générations de savants. Et le « Calvin en polémique » de Nathalie Szczech pourrait l’incliner, de prime abord, à aller en ce sens. Mais l’illusion d’optique, en histoire comme dans toutes les sciences expérimentales, fait que ce n’est jamais là où on l’attend que la créativité surgit, qu’elle procède souvent par effet de surprise ou de décalage et qu’à l’image du passé qu’elle étudie, elle est placée sous le sceau de la contingence. Même dans le plus banalisé et peut-être d’abord dans le plus banalisé, il y a toujours un potentiel de découverte. Parce que ce n’est jamais l’objet de la recherche qui détermine le cheminement réflexif. Bien à l’opposé des politiques scientifiques d’aujourd’hui qui veulent, de manière dirigiste, programmer la recherche d’abord en une recherche collective et ensuite en une recherche ciblée sur des interrogations arbitrairement présumées innovantes, c’est l’aventure individuelle, portée en avant par des intuitions pouvant se révéler d’autant plus puissantes qu’elles interviennent dans un champ heuristique en apparence balisé, qui est à l’origine de l’avancée de la réflexion historienne. L’historien n’est guère différent du géologue, il est avant tout celui qui se voue à repérer des failles dans ce qui est compact, massif ou encore lisse, des fissures dans lesquelles il s’engouffre sans trop réfléchir où elles vont le mener, dans lesquelles il peut s’imaginer glisser comme passivement, tant sa réflexion lui semble désormais nécessaire. De là découle que le moins susceptible de novation devient soudain, comme à contrecourant des attentes, le plus innovant. Nécessité du hasard ou hasard d’une nécessité.
J’ai éprouvé soudain, en me plongeant dans l’ouvrage de Nathalie Szczech, un grand bonheur. Ou, plus, la sensation étonnée et émerveillée de lire un grand livre, une thèse qui était plus qu’une thèse, 18d’avancer sur un chemin certes ardu, mais menant implacablement à une série de renouvellements autant méthodologiques qu’historiographiques, voire d’être initié à la résolution de problèmes que les spécialistes se posaient depuis longtemps à propos du personnage de Calvin. Nathalie Szczech offre en effet à ses lecteurs un plaisir d’intelligence, d’érudition, d’intuition, elle démontre que l’histoire demeure une sphère d’inventivité pour qui s’arme de patience, d’abnégation et surtout, à partir de sources savamment analysées et du savoir universitaire le plus exigeant, cherche à « comprendre » ; « comprendre » seulement, pour reprendre le mot de Lucien Febvre. Nathalie Szczech, non seulement, m’a prouvé que j’avais eu raison de soupçonner qu’il y avait un angle mort dans les études sur Calvin, un angle mort qui tenait dans un activisme de polémiste, semblant s’inscrire dans la marge par rapport aux écrits théologiques, mais qui pouvait avoir joué un rôle majeur dans le processus de fabrication de la figure de réformateur. Les débuts de la recherche furent cependant, j’en témoigne, des débuts brumeux, obscurs, aveugles, d’accumulation lente et brute des données ; des débuts sous le digne du stress, de la peur de ne pas comprendre, comme si la fréquentation de Calvin communiquait, par une sorte d’infusion inconsciente, une angoisse : ne pas parvenir à aller au-delà de la surface des mots et rester hors du sens. Mais l’angoisse fait les grandes thèses parce que les grandes thèses s’inscrivent dans la dynamique d’un travail d’une exigence absolue, d’un travail qui porte à ne jamais se savoir assurée dans son savoir, à ne jamais se satisfaire des approximations, à lire et à relire tous ceux qui ont pris part à la longue chaîne de la connaissance, en latin, français, allemand, anglais, italien, à ne rien laisser passer aussi bien sur le plan des sources que de la bibliographie, à ne pas capituler devant l’effet terrorisant que peut avoir le savoir. Il n’y a pas de secret à un grand livre : ou plutôt le secret tient dans le temps passé à recevoir l’enseignement de tous ceux qui ont travaillé auparavant, à décrypter, traduire, interroger, douter, remettre en question, expliquer, à aspirer à l’innervation par les textes du passé, à travers leur langue comme leur style, leur formatage et leur typographie, leur expressivité rhétorique, leur mystère encore, l’incomplétude du sens qui les marque.
Au fil d’une lecture presque envoûtante, le lecteur prend alors conscience que, par l’écriture, par ses méandres, ses articulations logiques, ses soucis du détail et ses topiques nécessaires, c’est moins peut-être 19Nathalie Szczech qui cherche Calvin, le traque dans son épaisseur, ses présumées contradictions et dans surtout ses silences, ses non-dits, que Calvin qui réitère, comme magiquement, un mouvement maïeutique possibiliste. Qui, se redécouvrant à lui-même par le truchement d’une reconstruction virtuelle de son parcours de polémiste, a trouvé Nathalie Szczech, comme truchement d’une reconstitution de cette énigmatique a-conscience de soi qu’a été la saisie providentielle par l’imaginaire de la mission réformatrice. L’ouvrage est une expérience d’écriture a-biographique, parce qu’elle rejette la facilité psychologisante dans laquelle certains spécialistes tombent ou sont tombés ; parce qu’encore, elle ne tente pas de combler artificieusement les vides et les trous de la vie de Calvin par des supputations problématiques. Mais surtout parce qu’elle repose dans sa méthodologie sur un incroyable pari : remonter à la trame, tissée durant plus de trente années, la trame ontologique, celle que Calvin lui-même agença dans une mutabilité constante de son cogito, par le biais de l’expérience et de l’expérimentation de l’écriture polémique qui n’est donc plus marginale, mais devient le pivot de l’expérience du « self fashioning ».
Le lecteur suivra l’historienne dans son effort de réveiller donc Calvin, accomplissant ce presque miracle de le faire se comprendre à lui-même, dans un parcours très serré, qui ne laisse rien au hasard parce qu’il postule qu’il n’est pas besoin de se dire pour parler de soi. On pourrait parler d’une histoire infra-linguistique, puisque c’est avant tout sous les mots de Calvin, par dessous leurs significations mêmes, que celui-ci est imaginé pouvoir être appréhendé comme un acteur du xvie siècle religieux. Imaginé, le mot est choisi ici de manière délibérée, car Nathalie Szczech n’oublie jamais que l’historien ne peut prétendre qu’à une seule vertu, l’humilité, n’oublie pas encore que l’histoire est un espace fluide dans lequel l’historien doit d’abord traquer la liberté des individus, ce pourquoi ils ont eu un devenir et pas un autre, souvent contre la scénarisation qu’ils ont composée une fois que ce devenir est accompli.
Je citerai à ce propos ce que disait Pierre Chaunu dialoguant avec Éric Mension-Rigau, lorsqu’il évoquait sa modélisation d’une logique de l’imprévisible : il ne faut pas exclure, affirmait l’historien des réformes de l’Église, le déterminisme, car ce serait éliminer la causalité ; mais « le déterminisme absurde est celui qui consiste à construire après coup : on 20prétend expliquer ce qui devait se passer ainsi puisque cela s’est passé ainsi […] Dans les choses humaines, il y a […] un faisceau de possibles avec des centaines de milliers ou des millions de possibles avec des centaines de milliers ou des millions de scenarii ; et il arrive souvent que survienne le moins probable, celui qui découle du plus grand nombre de particularités étranges mises bout à bout ». Nathalie Szczech, dans cette perspective, s’engage dans une forme d’histoire critique, qui essaie d’isoler tous les paramètres qui purent jouer pour expliquer que Calvin, insensiblement, glissa vers ce que l’on pourrait appeler une « calvinité » qui ne serait que l’expression de sa liberté, liberté chrétienne reçue de Dieu et reçue dans la longue appréhension d’un appel divin procédant au sein d’un monde et dans une temporalité dont Dieu, peu à peu, lui révèle le sens. Un sens qui lui vient par le truchement d’une sorte de vagabondage du discours, d’errance contrôlée de son discours.
Si l’histoire est alors infra-linguistique, puisqu’elle s’efforce de reconnaître le lent processus de distinction signifiante, au gré d’une contextualisation, elle est aussi événementialisation. Le Calvin de Nathalie Szczech s’identifie à lui-même et en lui-même, comme en se situant dans les voies de la providence par l’impulsion d’événements interagissant, qui le portent à partir à la découverte de nouvelles résolutions traduisant son absolue confiance dans la gratuité de la grâce et l’engageant toujours plus intensément dans le service de Dieu, Dieu absolu de puissance. Et l’histoire est aussi un défi à l’anachronisme, car en parcellisant, en émiettant, en dissociant l’expérience calvinienne sur une longue durée, en la rendant à la prudence et à l’humilité d’un croyant ne voulant pas s’ingérer de penser par soi, Nathalie Szczech ne fait que restituer l’approche même du divin qui put être celle de Calvin, l’approche d’un Dieu face auquel le chrétien, en quête de retrouvailles de la créature avec son Créateur, ne pouvait progresser que patiemment, doucement, timidement, modestement et modérément. Longuement, par l’écriture. Et modestement, il faut le redire, parce qu’il fallait que Calvin s’accepte et se comprenne en tous ses instants dans une totale faiblesse, dans un émiettement de soi.
Je souhaite ajouter, ici, que Nathalie Szczech démontre consécutivement qu’il n’y a pas d’histoire chimiquement pure, qu’il n’y a d’histoire que par voie d’une intériorisation par laquelle l’historien tente de produire ou reproduire les conditions et les mécanismes de possibilité, à partir de 21sources, du self fashioning d’une individualité du passé et qui parvient, de la sorte, à formaliser un tracé subjectif fait d’errements et d’angoisses répétés, de diverses pulsions matricielles, de découvertes, d’assurances, de dubitations, en fonction d’interactions qu’il faut isoler, décrypter, évaluer, corréler et mettre en relation, mais par dessus lesquelles il y a toujours l’ombre de la Toute-puissance divine, qui commande tout. L’intervention de l’imaginaire de l’historien, même lorsqu’il s’avoue contingent, parce que confronté à des apories, n’est pas obligatoirement source de négativité ou de relativité. Nathalie Szczech le prouve extraordinairement dans chaque ligne de son ouvrage. Surtout dans le cas de Calvin polémiste, en faisant, par le recours à un corpus ciblé de textes, de Calvin l’herméneute de lui-même, allant vers la figure d’un réformateur de l’Église sans urgence, dans la totale sujétion à une Toute-puissance divine, qui est la puissance même du Verbe.
Par l’apparat critique des notes, c’est une forme de discours de la méthode qui surgit et qui signifie aussi ce qui parfois manque dans les thèses d’aujourd’hui : la chaîne de la recherche et les travaux de ceux grâce à qui la mise en réflexion a été possible : pas étonnant alors que tous les maîtres ès calvinologie trouvent une place d’honneur dans les citations référentes ; Olivier Millet, bien sûr, mais aussi William Bouwsma, Bernard Roussel, Jean-François Gilmont, Irena Backus, Francis Higman, Alexandre Ganoczy, William Naphy, Olivier Christin, sans que les anciens, Émile Doumergue par exemple, ne soient oubliés. Nathalie Szczech reconnaît sans cesse ses dettes et les inscrit dans ses pages mêmes, avec scrupule et méticulosité. Si parfois Nathalie Szczech s’attarde à faire retour sur sa démonstration comme pour mieux se persuader qu’elle est dans le bon fil de son investigation, qu’elle ne se perd pas elle-même dans le prudent et complexe rapport de Calvin au Logos, le lecteur est conduit à assimiler que Calvin ne chemina pas en soi simplement, schématiquement, brutalement, froidement, qu’il fut tout le contraire d’un homme de la rudesse ou de la cassure pour ce qui fut de ses choix et des ruptures, un homme des émotions brusques. À l’opposé, ce fut diachroniquement, par un travail qu’il imaginait porté en avant par l’Esprit divin, lentement, en une succession de moments distincts et corrélés tout à la fois, qu’il procéda ou fut porté à procéder. Là encore l’écriture de Nathalie Szczech, dans son inter-réactivité constante, qui peut parfois ressembler à un remâchage, se veut le reflet d’une expérience 22cognitive, la maïeutique ardue, longue, qui fit de Calvin un réformateur et que, seule, l’historicisation peut permettre de circonscrire. C’est là le défi de Nathalie Szczech : « Traiter historiquement de Calvin a longtemps été un problème historiographique en soi : traiter historiquement la polémique calvinienne reste ainsi pour partie un défi »1. Parce qu’il fallait intégrer, faut-il ajouter, la linguistique, la sémiologie, la sociologie, la socio-littérature, l’histoire du livre, etc., non pas à côté de l’histoire, mais dans l’histoire même.
Ce livre est défini d’emblée comme un pari, un pari « possible » sur le possible de l’intériorité du réformateur, au sens où il se fixe sur une part de lui-même, sur sa posture de polémiste, au sens encore où est sollicitée une « invention » à partir d’un corpus hétérogène, associant des « traités de controverse, noués autour d’un point précis de doctrine et dont les développements se révèlent spécialisés, des épîtres, un poème militant, des libelles parodiques et satiriques, ou encore des sermons ». Pari possibiliste, au sens encore où « polémique » n’existe pas dans la terminologie du xvie siècle, au sens où il y a pluralités de pratiques discursives controversistes, fluidité et « souplesse » des catégories englobantes et normatives. Avec intelligence, Nathalie Szczech récuse l’approche des textes en terme de « réception », pour s’intéresser au « processus de destination », laissant en outre de côté le concept anachronique de propagande. C’est là le point liminal qui donne son mouvement à l’enquête : « Nous avons cherché à sonder les sources à la recherche des stratégies dont les prises de parole ou de plumes sont animées2 ». Surgit de la sorte une histoire à profil déconstructiviste, qui découvre que le « rigide » Calvin, qui aurait été happé dans la diction obligée des infinis exigences d’un Dieu jaloux, est un homme hanté par la malléabilité, par la plasticité, qui ne cesse pas de se penser et se repenser, actualisant ainsi ses stratégies, sollicitant un cogito impliqué dans une écriture qui se veut action, action sur le présent mais aussi sur son propre présent. Avec de s’engager dans le processus de mise en maïeutique d’une maïeutique renaissante, Nathalie Szczech a construit sa méthode, elle fabrique intelligemment ses instruments conceptuels, sans jamais chercher à les plaquer artificiellement sur l’écriture calvinienne, 23mais les générant de cette écriture qui, de manière existentielle, se déplie, à ses yeux, par le biais d’impératifs de présentation de soi, dans ce qu’elle nomme la mise en scène de soi qui a un lieu : le texte. Parce que donc le texte est un théâtre, l’historienne Nathalie Szczech se place dans la position d’une spectatrice, de celle qui observe et qui essaie de voir à quelles contraintes répond le scénario discursif. Plus encore, l’impression vient que Nathalie Szczech a pris chaque texte calvinien à la façon d’une biologiste montant une expérience in vitro. Une histoire qui est comme expérimentale et qui procède par une concaténation d’expérimentations.
D’où une volonté de cerner la posture opérante de cette mise en scène à travers l’èthos, que l’on pourrait traduire par présentification du locuteur impliquant une accommodation au milieu ambiant. Le discours est mise en scène, scénographie, l’historien se doit de partir à la quête, pour le polémiste Calvin, de l’art par lequel « celui-ci, pour mieux les justifier, scénarise ses interventions successives, met en scène son public, ainsi que les circonstances de sa prise de parole3 ». Ce que recherche alors Nathalie Szczech, c’est moins ce qui est dit, que ce par quoi le dit est rendu nécessaire et contingent tout à la fois, la posture. S’il y a scénarisation, il y a jeu d’acteur et donc d’action dans la polémique. Le livre se développe épistémologiquement ensuite sur l’hypothèse d’une parole inversée en quelque sorte. Calvin parle de lui en ne parlant pas de soi, en opérant une mise sous contrainte de son lecteur, qui le détourne de comprendre cette intrasubjectivité qui, évoquant la totale prégnance de la gloire divine, pourtant porte en ses replis une intériorité. Il y a donc dépassement des clivages entre perspectives rhétorique et biographique, au profit de la valorisation d’une histoire de l’èthos, de la posture située « au carrefour de dynamiques sociales et personnelles », dans « la réalité d’un mouvement, d’un jeu d’individuel et de collectif […]4 ». Tout au long de l’ouvrage, à travers cette valorisation du principe ludique, de l’image de soi, de la mise en scène, de l’interaction, c’est Erwing Goffman qui a été une des clés de la réflexion, qui s’articule tout à la fois sur une phénoménologie et une sociologie du dispositif polémique à la Renaissance, mais dans un cadre 24historicisé, parce que le temps passe au xvie siècle aussi vite qu’il passe aujourd’hui, et que le risque serait d’être trop fixiste. Chaque libelle est pris, enserré, enfermé dans une action, et l’historienne se doit donc d’inscrire son analyse dans une chronologie fine. Je me rappellerai que j’avais, il y a quelques années, opté pour un Calvin scindé entre plusieurs figures auxquelles il aurait recouru synchroniquement, selon les possibilités d’application qui s’imposaient. Nathalie Szczech prouve que tout est plus compliqué et que seule la diachronie, en ouvrant à une herméneutique de la continuité brisée séquentiellement, est viable.
Je dois le dire et le redire, cette ouverture épistémologique est un tour de force : elle rompt avec une optique simultanément théologienne et politique qui se contente de lire Calvin à la lueur de textes visant des adversaires et des cibles diverses, montrant donc un réformateur anxieux avant tout d’utiliser sa plume pour, tous azimuts, formaliser des attaques au sein desquelles il est difficile de trouver un principe de continuité autre que celui d’une présumée agressivité ou d’une rigidité doctrinale du réformateur. La très grande nouveauté est là : Calvin va, grâce à cette révolution méthodologique, pouvoir parler autrement qu’au style direct, il va être l’objet d’une approche dramaturgique et, en même temps que les moments scéniques de ses discours resurgissent, il parle, dès l’instant où il se met à réfléchir au problème de « l’éveil de l’âme », au mystère d’un texte que personne ne parvenait jusqu’à présent à expliquer de manière satisfaisante et dont seul subsiste le fragment liminaire. Nathalie Szczech revient donc sur la fameuse préface de 1534, qui lui semble pouvoir, dans ses topiques obligées, révéler la solitude d’un jeune humaniste, procédant d’une « interaction polyphonique complexe avec ses adversaires et ses modèles5 ». Calvin semble alors un Calvin pluriel, éclaté, jouant sur l’humilité, l’effacement, mais il transcende cette faiblesse en se retranchant derrière une parole communautaire, derrière une nécessité d’utilité publique, il se veut celui qui parle pacifiquement pour protéger l’harmonie de la communauté. Il veut incarner une langue qui est au service de la charité contre la mauvaise langue qui détruit l’unité des hommes et les dresse les uns contre les autres. Ceci dans une continuité sans doute érasmienne. Par ses références, il projette une image de lui appartenant à la respublica humaniste. Très finement, 25Nathalie Szczech démonte l’illusion qu’il y aurait à imaginer que celui dont la conscience se veut captive de la Parole de Dieu aurait basculé déjà inéluctablement dans la distinction de foi. Tout le problème est qu’il ne peut pas être concerné par un jeu de bascule, qu’il ne peut que procéder dans sa trajectoire que par glissements.
Dès ce moment de sa recherche, Nathalie Szczech, on le remarque, donne à voir ce qu’elle cherche, ce qui est son obsession, sa belle obsession : comment Calvin, s’il l’est jamais devenu face à lui-même, est-il devenu réformateur ? Et alors ce n’est pas en 1534, parce qu’elle devine en lui une figure actrice du réseau évangélique, une figure mettant en avant la prudence et la modération et y invitant, dans le contexte dramatisé de 1534, à la fois les amis qui l’auraient poussé à écrire et son dédicataire anonyme. Une figure prudente et peut-être déjà un peu rétive. Magnifique est alors la mise en perspective de cet instant calvinien : « la prise de parole de Calvin contre les défenseurs du sommeil ou de la mort des âmes ne serait ni une réflexion décontextualisée, ni un débat philosophique abstrait, ni une simple réponse à une affaire locale, mais bien une prise de position sur la scène théologique de l’automne 1534 visant, dans un contexte d’incompréhension et de répression, à assurer la défense d’un idéal de réforme évangélique contre les amalgames dont il est alors victime6 ». Très suggestive analyse qui fait sortir la préface à la Psychopannycha d’une indétermination signifiante, dans la mesure où elle participerait d’une « guerre de projections » fantasmatique : aux fantasmes des rigoristes catholiques, Calvin répondrait par ce qui pourrait avoir été seulement un fantasme de papier, il serait partiellement dans l’ordre du jeu, du contre-jeu. Ce chapitre de Nathalie Szczech résonne comme un coup de tonnerre éclairant le mystère d’une écriture : il démontre que l’approche choisie est pertinente, qu’elle permet toujours et encore de « comprendre ».
La force analytique de l’ouvrage tient dans la détermination de ce point d’origine, qui donne sa dynamique de continuité et son mouvement perspectif à l’enquête maïeutique. Pour Nathalie Szczech, le Calvin des années qui suivent n’est pas un Calvin de la discontinuité, il ne peut pas l’être. L’historienne reconnaît et définit une impossibilité. Elle ne croit pas à l’irrésistible force d’attraction de la brisure qu’aurait été une 26conversion sur le court ou le moyen terme, pas plus subite que subie. Son Calvin, par-delà les différences, serait assez proche du Luther sans doute avançant dans un travail de libération de l’angoisse au gré de ses lectures et de son enseignement, à partir de 1512-1513, auto-générant ainsi de sa conscience enserrée dans la Parole de Dieu une maïeutique de la lenteur, de la prudence, de la réflexivité, de l’attente. Nathalie Szczech tente de la sorte une anthropologie subjective et à propos des publications des années 1535-1537, elle voit un Calvin de la continuité, emprisonné dans une contexture polémique, « un milieu polémique possible, dont il a pu se nourrir ou qu’il a au contraire pu mettre à distance7 ». Où l’on retrouve, comme lancinante, cette histoire du possible qui exprime la liberté d’interprétation de l’historienne et qui en revient au motif de l’histoire comme risque, pari, défi.
La méthode s’enrichit encore, dans l’ouverture de la première partie, d’une réflexion sur l’obscur de l’histoire, sur le silence des sources. Nathalie Szczech fait le choix d’accepter ce silence qui questionne et conteste l’approche positiviste traditionnelle, de l’assumer précisément comme en quelque sorte intentionnellement orchestré par Calvin, mais aussi de chercher à le contourner à travers ce qu’elle appelle l’examen èthique des productions calviniennes, la figuration de soi ; une figuration toujours et encore humaniste, dans une mimétique qui marque un souci de légitimation : ce sont les références bibliques et patristiques proliférantes, par lesquelles Calvin tente de se montrer ou projeter innervé de la Parole de Dieu, pour établir que le diable est à l’œuvre, dans les dissensions françaises, derrière les manipulateurs que sont les romanistes. Une fascinante analyse signale le glissement, ainsi, de l’écriture calvinienne vers une presque Parole divine, par effet d’accumulation scripturaire ; mais les références proliférantes sont aussi les références profanes anciennes, avec le truchement d’Érasme. Humaniste, Calvin veut toucher les humanistes, mais Nathalie Szczech souligne remarquablement qu’il n’y a pas chez lui que le parti de la continuité, de la mimétique, il a la scénographique parallèle de la différence, de l’écart qui apparaît capitale. Moins une perspective pastorale, qu’une perspective d’attaque, de déconstruction ou de dénégation. Calvin est un « évangélique » mais qui ne recourt pas aux stratégies évangéliques.
27Là est l’important et autorise le discernement d’une singularité. Il use du latin, ce qui est à contre-courant des usages du « groupe » de Marguerite de Navarre privilégiant le français, il se pose et se met en désaxement, toujours dans la prolifération référente. Mais la posture est doublement interactive, elle est doublement ciblée, puisqu’elle vise aussi à établir un écart avec le « groupe de Neuchâtel », qui acquiert, grâce à cet ouvrage, une véritable consistance dans la mesure où sont décrites et scrutées ses pratiques, ses références, ses techniques. C’est aussi l’histoire même de l’objet livre qui permet de confirmer cette singularité, car Calvin et ses éditeurs recourent à des stratégies textuelles moyennes, accommodées à un lectorat savant et restreint, valorisées par une typographie spécifique et reconnaissable.
Nathalie Szczech ne laisse rien au hasard dans sa volonté de tirer des mots mêmes une scénographie : page de titres, caractères, choix ou refus de l’anonymat, paratextes, et surtout, elle certifie que Calvin se présente comme participant d’une communauté humaniste au sein de laquelle il peut et veut parler en avocat, en frère, en ami, en éditeur ; cela fait qu’il y a plus, toujours et encore, une histoire de « glissements » que de « ruptures », quand Calvin quitte le royaume de France ou s’installe à Genève. Comme pour compenser le fait qu’il ne peut pas se présenter comme un théologien, se donner donc la posture du théologien, Calvin se veut un docte, se plaçant au sein même d’un public de pairs. Le savoir autorise alors une volonté d’engagement dans les débats du temps qui sont des débats religieux. Calvin œuvre peut-être comme hanté par Érasme, lorsqu’il entre dans la controverse qui se développe autour de Cochlæus ou qu’il intervient en support de Luther et de Melanchthon. Si l’on allait plus loin, Calvin n’est-il pas travaillé par un complexe érasmien, une oscillation entre une volonté d’être et de ne pas être Érasme ? Et Érasme est peut-être la grande ombre avec laquelle Calvin dialogue implicitement, Érasme sur lequel il s’appuie dans son aventure personnelle mais qu’il critique, remet en cause. Érasme dont il faut présupposer qu’il a lu nombre d’opuscules stratégiques dans le champ des disputes religieuses.
La thèse a ceci de fort qu’elle insiste sur un point capital : dans la préface à l’Institutio, Calvin écrit contre l’amalgame, et outre Céneau ou Sadolet, il s’adresse à Budé : suivant ici la réflexion d’Olivier Millet, Nathalie Szczech piste un Calvin qui défend la vraie Église, l’Église 28invisible, contre Budé qui se raccroche à l’Église visible, l’Église hiérarchique de Rome qui empêche les fidèles d’avoir accès la Vérité évangélique mais dans laquelle il trouve une structure de défense contre ce qu’il fantasme être une radicalité religieuse ; Calvin est intensément réactif et dénonce le mythe du complot ou de la sédition en accusant les romanistes d’être les vrais séditieux. Et ce seraient toujours les doctes qui seraient visés par le discours, les doctes qui ne doivent pas se laisser persuader, qui doivent tenir bon face aux mensonges. Budé certes n’est pas nommé, mais c’est de pair à pair que Calvin s’adresse à lui, en polémiste, et c’est Budé dont les doctes doivent deviner et comprendre qu’il est implicitement question. L’effort de l’historienne se concentre ici dans une tentative de distinction des conditions érudites de réceptivité de l’écriture calvinienne, parce qu’elles réfléchissent la tension discursive et donc l’expliquent. Le moment est à un Calvin dénonçant les amalgames, tout en se glissant dans une identification paulinienne parce que développant une exhortation fraternelle. Identification paulinienne qui l’autorise à s’attaquer sous les mots à un maître des bonarum litterarum. Quant aux hypnosophistes anabaptistes, Nathalie Szczech résout excellemment le problème historiographique de leur présence, qui semblerait hypertrophiée, dans la démarche calvinienne : ils seraient moins un péril réel, une réalité tangible, qu’une « mise en scène à destination de lecteurs évangéliques, qui prêtent l’oreille aux plus intransigeants pour renoncer à toute perspective de réforme ».
À vrai dire, le lecteur est saisi par la très grande finesse, ici, de la trajectoire herméneutique, lorsqu’elle s’attaque aux Epistolæ duæ, qui sont lues comme un véritable traité polémique, véhément et destiné à réveiller les amis du royaume de France, à les faire sortir de leurs doutes ou peurs, de leur dissimulation. Cette séquence polémique est alors identifiée comme un moment d’expérimentation en milieu fermé. Il y a eu l’instant des deux affaires des Placards. Faire resurgir une mise en scène textuelle impliquant une prise de posture de Calvin, c’est ne pas laisser Calvin seul sur scène, c’est le dépeindre s’adressant à certains des grands protagonistes de l’Évangélisme. C’est encore essayer, avec audace, de penser le discours comme un potentiel interlocutif. Face aux choix qui s’actualisent et qui lui semblent néfastes, Calvin pense une voie possible : « Le polémiste dialogue audacieusement avec Érasme, Budé et Roussel, figures qui ont marqué son parcours intellectuel et 29spirituel. Comment faut-il comprendre le positionnement du jeune Calvin par rapport à ses maîtres. Faut-il les lire comme les signes d’une déception à l’égard de ceux qui refusent de faire le pas de la rupture avec Rome8 ? » Pour répondre à ces questions, Nathalie Szczech enquête alors sur ce qui peut être à l’origine de cette posture polémiste. Elle refuse toujours le mythe d’une conversion et elle opte très positivement pour la valorisation d’une prise de responsabilité.
Même quand Calvin s’installe à Genève, elle refuse la topique de la fracture. Ce n’est que très lentement qu’il s’engage dans l’Église locale. C’est plutôt un Calvin qui semble hésitant, rétif, intimidé, face à la tentation de fixation, en marge par rapport à la centralité de Farel. Pas de vocatio subita encore, mais le choix d’une position que Nathalie Szczech qualifie excellemment de « surplombante9 ». Comme si elle reflétait une volonté de ne pas empiéter sur ce que Dieu, depuis le plus haut du ciel, seul peut accomplir. Comme s’il y avait une manière de transfert mimétique, dans le désir de se placer dans le même axe que Dieu pour se mettre dans la plus totale posture d’obédience. Calvin intervient avant tout par sa conscience, sur sa conscience régénérée dans la liberté chrétienne, « aiguillée par Dieu lui-même, […] érigée en instance de jugement10 », en une réponse à un appel divin, qui l’implique en tant que défenseur et procureur, qui le contraint inexorablement à ne pas renoncer à son èthos. Mais toujours potentiellement en continuité « évangélique ». Nathalie Szczech imagine donc un Calvin coupé de la tentation téléologique qui le ferait comprendre hors des enjeux et des choix de postures interactives. L’historienne, implicitement, articule à sa pratique d’une méthode spécifique, une déclaration d’intention. Elle en appelle, en effet, à une histoire qui ne s’impose pas une modélisation artificielle relevant de barrières confessionnelles qui ne sont pas encore à l’œuvre. Le temps est encore à l’indétermination de la figure de soi, et Calvin, dans cette durée, ne peut avoir qu’un positionnement mouvant. Certes désormais Calvin se situe sur les marges de l’évangélisme, ou plutôt d’une foi critique, mais dans une indistinction qu’il cultive, comme si aller plus loin serait à ses yeux sortir de la scénographie que sa conscience du présent lui impose impérativement : il a pour sources 30d’inspiration dans l’Institutio bien sûr Luther et Melanchthon, mais il demeure dans la prudence, et l’Institutio de 1536 n’est pas synonyme, toujours et encore contre les stéréotypes, de rupture. Il est dans le temps du possible, des virtualités de l’histoire, le moment d’un inachèvement de soi, et on pourrait ajouter à nouveau à cette indistinction ou posture fluide l’évidence qu’il ne revient pas, pour lui, à la créature humaine de s’ingérer d’activer l’histoire par elle-même, que ce serait se substituer à Dieu. L’indifférenciation de ces années renvoie à une image de la Toute-puissance humaine que l’homme armé de la Parole de Dieu doit accompagner mais pas précéder, qu’il doit entretenir en lui pour qu’elle devienne comme un guide. L’Institutio ne bloque pas l’histoire, ne la ferme pas, elle veut éveiller à Dieu le roi et ceux qui le conseillent. Calvin n’est pas, quand il s’adresse à l’ami Duchemin, un croyant de l’altérité religieuse, et Nathalie Szczech le dit bien : il cherche plus à sauver la réforme évangélique qu’il ne l’abandonne ou ne s’en détourne. Il n’est pas un réformateur, il ne décroche pas ; mea culpa.
Superbe démonstration et surtout une sorte de marque de foi dans une histoire qui refuse les topiques déterminées rétroactivement, parce qu’il y a une histoire qui, souvent, lit une séquence historique à travers son propre futur et aime à cloisonner en un avant et un après. Pour Calvin, cette histoire ne fonctionne pas. C’est un apport de l’ouvrage, que l’individu ne se scinde pas, même s’il aime ensuite, pour donner une efficace d’urgence de l’appel divin à ses contemporains, dire qu’il y a une soudaineté. L’anthropologie doit être une anthropologie insistant sur la durée même de l’individu, sur son sens d’être dans la durée et d’être contraint par celle-ci moins à changer qu’à s’adapter, s’accommoder au changement. Surtout quand Dieu est pensé comme le maître de l’histoire qui seul donne le sens à la créature marquée indélébilement par son péché. Ici, je souhaite exprimer tout son enthousiasme pour l’intelligence de la réflexion ; bien évidemment des critiques chagrines pourront être opposées à cette analyse qui met la durée au centre de l’expérience du cogito calvinien. Mais je dirai que le plus sensible dans une thèse, c’est qu’elle soit une thèse, qu’elle invite à la disputatio, qu’elle ne se contente pas de redire ce qui a été dit. Et là, le travail de Nathalie Szczech, en explorant une virtualité autre de l’histoire du xvie siècle, est exemplaire. On comptera cette recherche comme un des jalons dans l’histoire de la Réforme, et on discutera épistémologie et anthropologie sur les bases 31de cette réinvention minutieuse et savante du parcours calvinien à la lumière de son heuristique de polémiste.
La deuxième partie du livre reprend la traque de l’événementiel calvinien, en isolant une autre séquence polémique, celle au cours de laquelle quarante-huit opuscules sont publiés. La vision devient plus globalisante et c’est donc moins en détail que l’historienne avance dans son enquête, procédant plus par études de cas-types que par souci d’exhaustivité. Il y a alors, sous les formes et manifestations matérielles différentes de l’écrit polémique, la distinction d’une nouvelle posture de Calvin, Calvin enfin pasteur, et « de mise en œuvre d’une dynamique de conversion11 ». Il s’agit donc de suivre le fil des possibles et des choix calviniens, dans un espace polémique flexible, caractérisé par une multiplicité de formes, de genres, de tonalités, de réactivités à l’événementiel, de face-à-face avec l’adversaire, avec une sensibilité accrue à la résonance publique des écrits. C’est tout d’abord la conversion qui est appréhendée épistémologiquement, comme une progression dans un travail scénographique, dans des expériences cumulées, qui jouent comme des impulsions successives et donc toujours et encore des glissements. L’accumulation « fait » Calvin. L’histoire happe Calvin, elle s’empare de lui, le capture, elle ne lui donne plus de relâche, par exemple dans la participation aux colloques de Worms ou Ratisbonne, l’appel au ministère à Strasbourg ou Genève, elle le fait plus responsable que jamais, lui donne des devoirs, lui certifie peut-être progressivement la conscience d’une vocation intérieure divinement accordée, une conscience prophétique et apostolique qui est un èthos de l’action par l’Esprit saint. La polémique devient alors pleinement, totalement, une heuristique de Dieu dans des années qui demeurent des années de transition et Nathalie Szczech fait la typologie des interventions polémiques reflétant un repositionnement. Un développement remarquable, entre autres développements, est consacré à l’effacement du « je » au profit du « nous », témoignage de la prise en charge d’un èthos pastoral collectif.
Ce serait dans le cours de l’année 1537 qu’aurait eu lieu ce qui pourrait être toujours moins un basculement qu’une inflexion ou un prolongement, du témoin solitaire, éveilleur et observateur des persécutions et des épreuves, à une figure intégrée dans un groupe au nom 32duquel il prend la parole, « un groupe agissant qui se donne mission de restaurer12 une Église éloignée de l’Évangile par les errements romains ». Une inflexion ou un prolongement dans un recouvrement ou une plus grande préhension de soi par le Logos. Le lettré, le docte, le bonus vir dans ce contexte s’estompe, s’efface au profit du porte-parole et la parole humaniste est en quelque sorte engloutie, absorbée dans un investissement pastoral que la polémique met à l’épreuve et façonne. La polémique, alors, est un méta-discours sur le ministère de la Parole conçu comme un service de Dieu faisant du chrétien un soldat, un guerrier des mots, un combattant apostolique. La scène change, ou plutôt Calvin va se déplacer. Le rideau est tombé sur une première séquence polémique. Calvin n’est plus un avocat des persécutés, il ne veut ou ne peut plus préserver les ultimes chances d’une réforme évangélique parce que se devine qu’il ne croit plus au possible de celle-ci tant l’histoire l’a happé dans une autre temporalité. La temporalité d’une èthique de l’opposition, de l’antagonisme, de la lutte est venue. Parce que la Parole de Dieu s’actualise alors en une parole agonistique, qui impose la nouvelle posture. Formidable est le développement qui prend en compte le lien entre changement contextuel et changement de figuration calvinienne : « Puisque les discussions en colloques ne mènent à rien, puisque les participants multiplient les intrigues et les faux semblants, il convient de faire sortir la vérité de ce huis-clos, afin qu’elle soit clairement publiée13 ». L’inanité de l’engagement humain s’est comme dévoilée, et ce que les hommes n’ont pu faire, il reste de le rendre à Dieu en publiant partout sa Majesté et sa Vérité. Le travail du ministre devient alors moins de discussion, que de publication de la Vérité de Dieu. Le polémiste est celui qui révèle le vrai, qui ne peut plus en conséquence chercher la transaction et la conciliation, parce que Dieu envahit sa parole et que Dieu n’a qu’une Parole. Il ne lui reste plus qu’à imaginer un espace scénique des mots où Dieu parlera.
Les œuvres de polémique, en ce sens, sont des actions, parce que le Verbe qu’elles publient ne peut qu’être providentiellement agissant. Le Logos est créateur, il fait et agit, il fait agir celui qui est nourri de la révélation et qui ne peut que dire la nécessité de d’opérer par clivage entre ceux qui vivent dans la mauvaise crainte de Dieu et ceux qui 33cultivent la bonne crainte. À partir de 1540, c’est l’èthos pastoral qui se redessine ou dessine grâce à la polémique, et, ainsi Nathalie Szczech inverse quelque peu le jeu de centre et de périphérie dans l’analyse du parcours réformateur : ce serait bien par le travail de polémiste, par le formatage maïeutique de l’expérience de combattant de Dieu, que Calvin aurait rencontré sa présentation de soi tel qu’elle l’inscrirait dans la Réforme désormais en œuvre. Très intéressant est le développement qui montre l’existence de remplois, quand il s’agit d’atteindre les doctes, mais aussi de nouvelles formes discursives quand il s’agit de toucher une sphère plus large. Il n’est plus besoin de légitimer par les références érudites le discours, et désormais ce discours s’auto-légitime dans l’enjeu d’une définition et défense d’une orthodoxie qu’il faut élaborer, justifier, construire. Continuités, décentrements, renouvellements, variations, et le recours au latin qui n’a plus la même visée qu’auparavant, parce qu’il devient la langue permettant de communiquer avec tous les chrétiens de la Chrétienté souffrante, tous les chrétiens et non plus seulement les savants. Ce faisant, Calvin ne rompt pas avec les idéaux humanistes qui ont été et demeurent siens, il reprend à son compte l’utopie évangélique missionnaire, parce qu’il revient au ministre, au nom de Dieu, de toucher tous les chrétiens, d’apporter la bonne nouvelle à tous. Comme Nathalie Szczech l’écrit de manière persuasive, la conversion de Calvin a sans doute été d’abord une conversion « culturelle » - plutôt une conversion de l’imaginaire - permettant de créer une « école de Dieu » par des réappropriations, des réaccommodations, des remplois.
C’est ensuite avec une très grande perspicacité que Nathalie Szczech porte son attention sur la relation complexe de Calvin polémiste au rire et à la violence ; ceci quand se pose la question de l’herméneutique polémique et de son usage plurivoque : « C’est en tenant compte du fait que la vérité fonctionne pour Calvin à l’horizon de l’évidence révélée et non de la construction, que l’on comprend la nature hors normes et potentiellement problématique de l’écriture polémique14. » La Vérité ne se négocie pas, elle est évidence absolue et, s’il le faut, le rire et la violence sont son herméneutique. Le discours polémique ne relève pas, dans cette optique, d’une haine de l’adversaire, il est une nécessité pastorale qui distingue de la sorte Vérité et erreur et met les obstinés en difficulté afin 34de les détourner de Satan. D’où à nouveau la question de la centralité de la polémique comme action : elle a pour fin de dire la crainte de Dieu, la bonne crainte, de purifier la communauté pour la placer en tension de réception de la Révélation. Combattre est synonyme alors de charité et d’amour de l’autre dans la mesure où il s’agit d’attacher les fidèles à la seule loi divine. Et Calvin, est-il encore confirmé, se comprend dans ce désir d’action.
Nathalie Szczech explique fortement comment le corpus polémique – ou plutôt la posture polémique pourrait-on dire – a joué comme une maïeutique confessionnelle pour Calvin : révéler, c’est repousser les ennemis de Dieu, les qualifier et disqualifier comme Dieu dans l’Ancien Testament rejetait ceux qui adoraient un autre dieu que lui. Révéler c’est donc enclore le peuple de Dieu dans une didactique des vérités de la foi, lui signifier qu’il n’est fidèle que s’il suit ces vérités, le discipliner. Donc le propulser mimétiquement dans une orthodoxie et une orthopraxie, par lesquelles une vraie Église pourra surgir à l’appel de Dieu. L’outil polémique est essentiel car il impose de faire un choix, il ordonne la séparation, le clivage et c’est en polémiquant que, par la force de la foi que la Parole de Dieu innervait en lui, Calvin lui même s’est imposé à lui-même la séparation et le clivage pour plus encore l’imposer au peuple de Dieu. Nathalie Szczech montre notamment comment la polémique acharnée avec Westphal a joué pour fixer la doctrine eucharistique et, par là-même, commander la séparation d’avec le luthérien comme d’avec le catholique. L’impression est qu’en définitive Calvin n’a jamais vécu une conversion, car c’est la vérité de Dieu qui le porte en avant dans une toujours plus grande conscience, plus dense et plus envahissante, de ce que, contre Satan, il n’est de puissance que Dieu et que la mission de celui, à qui Dieu a donné la vocation de clamer sa gloire, est de se laisser soi-même emporter dans une mimétique du Logos.
On le voit donc, c’est une thèse qui est plus qu’une thèse, qui se développe dans ce livre. C’est une expérimentation méthodologique sur les possibilités de l’histoire à se créer de nouvelles approches à partir des mots et des agencements sémantiques du passé, c’est une expérimentation d’histoire possible sur une intériorité croyante du xvie siècle engagée dans un travail sotériologique ; c’est encore une grande réflexion sur la complexité du rapport de l’historien au passé et sur les risques lancinants de l’anachronisme. En mettant, surtout dans sa deuxième partie, 35au cœur de la trajectoire calvinienne, la question du salut et du devoir de l’homme de foi d’agir par la parole pour faire faire mouvement aux chrétiens de son temps vers les commandements divins, Nathalie Szczech impose une compréhension désormais essentielle de Calvin et d’un des processus de réformation religieuse. Il faut le dire, en histoire et dans les thèses qui se soutiennent, il y a des points plus axiaux que d’autres. En s’attaquant à la figure de Calvin à travers la polémique, Nathalie Szczech a courageusement et excellemment tenté de résoudre une des grandes questions du xvie siècle : comment un chrétien put-il devenir ce qu’un historien nomme un réformateur ? Elle s’est placée dans une centralité historiographique parce qu’elle a, dans cette maïeutique d’une maïeutique renaissante, donné une réponse qui, par sa pertinence, est appelée à devenir un des grands jalons de l’analyse non seulement du calvinisme mais aussi des temps des réformes de l’Église.
Il faut donc remercier cette jeune historienne pour le pari historiographique qu’elle a tenté avec audace et patience et qui autorise une exceptionnelle remontée dans une anthropologie du xvie siècle. De même que Jean-Christophe Attias a proposé une lecture du « Penser le judaïsme » dans ses modes alternatifs de conditionnalité, elle nous entraîne dans la magie d’une histoire du « Penser Calvin », par le truchement d’un Calvin polémiste. Et la réussite est totale.
Denis Crouzet
- Thème CLIL : 3387 -- HISTOIRE -- Renaissance
- ISBN : 978-2-406-05698-0
- EAN : 9782406056980
- ISSN : 2264-4296
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05698-0.p.0017
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 31/03/2017
- Langue : Français