Compte rendu
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers Mérimée
2018, n° 10. varia - Auteur : Géal (François)
- Pages : 155 à 160
- Revue : Cahiers Mérimée
Jean Canavaggio, Les Espagnes de Mérimée, Madrid, Centro de Estudios Europa Hispánica, 2016, 392 p., 212 illustrations.
Dans un article de 1948, le grand hispaniste Marcel Bataillon écrivait ceci : « Un mériméiste au courant des choses d’Espagne voudrait-il reprendre l’étude de l’hispanisme de Mérimée au point où l’a laissée Maurice Parturier ? La chose en vaudrait la peine. C’est tout un livre qu’elle exigerait. »
Jean Canavaggio vient de relever ce défi lancé par son illustre prédécesseur. En 392 pages d’un fort et beau volume intitulé Les Espagnes de Mérimée, il nous livre une synthèse qui s’imposait d’autant plus qu’aucun pays et qu’aucune culture étrangère ne furent pour Mérimée l’objet d’une attention aussi suivie, aussi durable et aussi fructueuse.
La composition, habile, se répartit en deux volets aux dimensions à peu près équivalentes : le premier, destiné à déployer tout « l’éventail des Espagnes » qui ont captivé Mérimée, comporte 7 sections déclinant dans leur titre un même paradigme de façon à envisager à chaque fois la question sous un nouvel angle :
1.Une Espagne inventée : Mérimée mystificateur
2.Une Espagne à découvrir : Mérimée voyageur
3.Une Espagne recréée : Mérimée romancier
4.Une Espagne reconstituée : Mérimée historien
5.Une Espagne réinterprétée : Mérimée recenseur
6.Une Espagne observée : Mérimée épistolier
7.Épilogue : L’adieu à l’Espagne.
La disposition suit donc, pour l’essentiel, un ordre à la fois chronologique et thématique parfaitement opératoire, même s’il eût sans doute été possible de regrouper les sections 4 et 5 en une seule qu’on aurait pu intituler : « Une Espagne réinterprétée : Mérimée historien, historien des arts, historien de la littérature ».
156Le second volet, intitulé « Galerie espagnole » (en hommage à l’éphémère galerie du Louvre chère à Baudelaire ?), comporte 19 rubriques disposées alphabétiquement, qui permettent de compléter ce premier panorama.
L’auteur, parfaitement informé des travaux antérieurs, ne se contente pas de les utiliser ni de leur rendre hommage en s’y référant scrupuleusement ; il nous offre sa propre lecture. Pour prendre un seul exemple, il va plus loin que ne l’avait fait dans son commentaire l’auteur de ces lignes lorsque, à propos de la 3e des Lettres d’Espagne, il écrit finement : « Geste héroï-comique, en ce sens que José María n’est pas seulement un hors-la-loi doublé d’un homme d’honneur : c’est aussi un acteur consommé qui, en toutes circonstances, nargue ceux qui se mettent en travers de sa route et s’assure ainsi la sympathie des rieurs » (p. 68).
À plusieurs reprises, et surtout dans une rubrique capitale intitulée « Langue espagnole » (p. 307 sq.), J. Canavaggio revient sur la question complexe des connaissances linguistiques de Mérimée. S’il tend, semble-t-il, à revoir quelque peu à la baisse l’hypothèse avancée il y a bientôt un siècle par P. Trahard d’une connaissance assez poussée de l’espagnol chez Mérimée dès avant son premier séjour en Espagne de 1830 – les œuvres espagnoles appréhendées en traduction semblent prépondérantes, dans un premier temps –, il accumule les preuves de progrès ultérieurs. Comme l’avait déjà bien souligné Bataillon, cet apprentissage s’est effectué non seulement par un biais livresque, mais directement sur le terrain ; et au cours de ses six séjours, parfois longs, les relations féminines, y compris les relations vénales prisées de Mérimée, dont témoigne la « biblioteca de doña Augustina » madrilène qu’il vante à son ami Estébanez Calderón (p. 241), ont eu leur part. À mes yeux, il ressort de cette enquête que même si Mérimée ne s’est peut-être jamais exprimé dans un espagnol parfait, ses recherches menées pour son Histoire de don Pèdre dans les années 1844-1846, qui vont l’amener à enquêter dans les archives de Barcelone, attestent sa capacité d’examiner en profondeur des textes espagnols médiévaux. Globalement, pourrait-on ajouter, sa connaissance de l’espagnol atteignit un degré bien supérieur à celle de la plupart des écrivains français de son temps.
Un autre aspect qui frappe, notamment à la lecture des 4e et 5e parties, ce sont les éminentes qualités de chercheur, pour employer un anachronisme, manifestées par Mérimée dans les sciences humaines, pour 157employer un autre anachronisme, au sens le plus large du terme. C’est la passion de comprendre qui l’anime, jointe à un permanent souci de contextualisation, comme en témoignent ces exemples parmi d’autres : « Il est absurde de le [don Pedro] juger avec nos idées modernes. Pour le comprendre il faut se reporter aux nécessités politiques du moyen âge » (cité p. 112). Même souci en matière archéologique : « Pourquoi, dans une province romaine, si riche autrefois, trouve-t-on si peu de débris des arts de Rome ? » (cité p. 226). Même souci de clairvoyance en histoire littéraire : « Je ne prétends pas réhabiliter le style culto, je ne cherche qu’à l’expliquer » (cité p. 157, n. 36). Si J. Canavaggio se garde bien de juger l’œuvre érudite de son auteur à l’aune de nos connaissances actuelles, il rend à juste titre hommage à sa lucidité de savant : ainsi, l’analyse démystificatrice que fit Mérimée des légendes entourant don Carlos, le fils de Philippe II, a été pour l’essentiel confirmée par l’historiographie postérieure (p. 148).
Cet ouvrage confirme également plusieurs traits marquants d’une personnalité originale : en effet, la relation de Mérimée à l’Espagne nous fournit à bien des égards, par sa diversité et sa richesse, un éclairage emblématique de toute une vision du monde et des arts. Nous nous limiterons ici à souligner quelques aspects :
Indépendance d’esprit
L’intérêt anthropologique profond que manifeste très tôt Mérimée pour l’Espagne ne signifie pas une adhésion égale à toutes les manifestations de cette riche civilisation. J. Canavaggio souligne très justement que, s’il reconnaît le poids de l’Église, ce n’est pas pour renoncer à ses convictions athées ni à une irrévérence volontiers anticléricale (p. 176).
Mérimée est parfois un homme aux opinions tranchées : si la lecture du volume confirme son amour de l’Andalousie (où il n’est jamais retourné après 1830) et de Madrid, s’impose encore davantage son hostilité déclarée à la Catalogne et à Barcelone (p. 262 sq.), sa détestation de Philippe II et de l’Escorial (p. 141, encore que dans un extrait de la Correspondance générale cité en note p. 261, Mérimée s’en prend en réalité davantage à l’architecte Herrera qu’à son commanditaire royal), ou encore son rejet de Goya.
158Fidélité à ses opinions
Parmi les grands auteurs du Siècle d’Or, Cervantès semble avoir eu – et ce n’était pas pour déplaire à J. Canavaggio, qui lui a consacré une bonne partie de ses travaux – la primauté à ses yeux. Dans ses deux notices situées à plus de 40 ans de distance (où, une fois de plus, Mérimée se comporte en authentique chercheur, procédant dans la seconde à une véritable « refonte » susceptible d’intégrer les apports les plus récents de la critique), notices qui encadrent pour ainsi dire toute sa trajectoire, Mérimée se montre très réservé concernant les interprétations romantiques du Quichotte, dominantes en son temps.
Cette fidélité à soi-même connaît toutefois une exception : l’on constate, chez cet observateur passionné de la vie politique espagnole contemporaine, un infléchissement de plus en plus marqué vers des positions conservatrices. Il manifeste une inquiétude croissante face à l’essor des idées républicaines voire révolutionnaires venues de France, germes d’instabilité dans son esprit : « Nos journaux progressistes annoncent chaque jour que vous allez devenir une république. J’espère que vous n’en êtes pas encore là » (lettre à Mme de Montijo du 23 avril 1848, citée p. 165) ; « L’Espagne me paraît être dans la situation où se trouvait la France en 1792. Gare 93 » (lettre à Mme de Montijo du 15 juillet 1854, citée p. 166) ; « […i]l y aura de l’autre côté des Pyrénées, ou une république ou quelque anarchie d’à près même farine dont le voisinage ne nous sera nullement bon » (lettre à Panizzi, 7 janvier 1866, citée p. 171).
Désintérêt relatif pour la création contemporaine
Même s’il est difficile de le prouver (certains silences étranges de la correspondance, que J. Canavaggio a éclusée à fond, ne sont pas aisément explicables : ce n’est pas parce qu’on ne trouve pratiquement pas trace d’un jugement de Mérimée sur les œuvres de son ami Estébanez Calderón, comme il est précisé p. 274, qu’ils n’en ont jamais parlé au cours de leurs nombreuses conversations), à quelques exceptions près, Mérimée semble s’être peu intéressé à la production littéraire et théâtrale espagnole contemporaine. Et il ne semble guère avoir été plus attiré par les artistes espagnols de son temps (voir notamment les p. 186-189 et p. 367). Était-ce si différent avec ses confrères français, écrivains ou artistes ?
159Jamais jargonnant, allant le plus souvent à l’essentiel, l’ouvrage fourmille aussi de détails peu connus : p. 36, on apprend ainsi qu’en 1920, le futur président de la République Manuel Azaña avait traduit en espagnol Le Carrosse du Saint-Sacrement. La relecture a été particulièrement soignée, si l’on considère le très petit nombre de coquilles à relever (signalons pour la forme « niais » au lieu de « mais », p. 261 n. 17).
Et sur le fond, il faut vraiment prendre sa loupe pour trouver à redire, comme p. 266 où il est dit que Mérimée ne s’est rendu en Espagne pendant la saison estivale qu’en 1840 (c’était déjà le cas lors de son premier séjour, en 1830) ; p. 274, où Estébanez Calderón semble présenté comme l’auteur de l’ouvrage collectif Los españoles pintados por sí mismos (1843-1844) ; ou dans ce passage p. 343 où il est suggéré que Mérimée ferait allusion aux Peintures noires de Goya : il est peu probable qu’il en fasse état dans sa lettre du 16 mai 1869 à la duchesse Colonna, d’autant que très peu de gens ont dû les voir avant qu’elles ne soient exposées à Paris en 1878. Du reste, on peut être sûr qu’il ne les aurait pas plus appréciées que le reste de l’œuvre du peintre aragonais.
Dans l’empathie qui le relie profondément à la population espagnole, peut-être faudrait-il durcir un peu plus que ne le fait J. Canavaggio p. 173 sq. l’antinomie entre son dédain des élites sociales et politiques (gente de frac, catégorie à laquelle il faudrait ajouter la dynastie régnante et les gouvernants successifs), et son éloge du peuple. Il a certes été amené à côtoyer les premières en particulier grâce à l’entremise fondamentale de la Comtesse de Montijo, dont J. Canavaggio rappelle bien le rôle central. Les nombreux extraits de la correspondance cités à ce sujet font entendre une chronique mondaine très amusante, où l’ironie mordante et la verve de Mérimée s’illustrent tout particulièrement. Son art de la caricature (que du reste l’auteur a également pratiquée, au sens plastique du terme) est perceptible dans l’assimilation de F. Martínez de la Rosa à un « cornichon » (p. 272). À l’inverse, ce sont les classes populaires qu’il tend le plus souvent à valoriser. Dès son premier séjour, il souligne : « La canaille est ici intelligente, spirituelle, remplie d’imagination, et les classes élevées me paraissent au-dessous des habitués d’estaminet et de roulette à Paris » (lettre à A. Stapfer du 4 septembre 1830), et il reprendra la même idée à la fin de sa vie : « la meilleure partie de la nation, c’est le populaire ou, pour mieux dire les paysans » (lettre à la princesse Julie du 14 octobre 1868).
160Soulignons enfin que ce volume, conformément aux vœux de son éditeur José Luis Colomer, est abondamment et magnifiquement illustré (dessins, gravures, aquarelles, huiles, photographies d’époque ou d’aujourd’hui, empruntés principalement à des auteurs espagnols, français et anglais). Si certaines œuvres sont connues, la plupart sont rarement montrées, y compris dans les ouvrages spécialisés, tel ce portrait de Próspero Bofarull, le tocayo de Mérimée, sur fond de décor de bibliothèque (p. 115), ou cette gravure de María de Padilla entièrement nue sous les yeux d’un monarque mélancolique (p. 118). On se limitera à regretter à ce propos que la belle copie effectuée par Mérimée de L’Apparition de la Vierge à saint Bernard de Murillo (p. 126) n’ait pas été mise en regard de l’original (p. 76).
Tout amoureux de l’Espagne, et d’une façon générale tout amateur de Mérimée se doit d’acquérir sans tarder cet ouvrage…
François Géal
Université de Lyon 2
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-08136-4
- EAN : 9782406081364
- ISSN : 2262-2098
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08136-4.p.0155
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/08/2018
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français