Avant-propos L’autre Giraudoux
- Publication type: Journal article
- Journal: Cahiers Jean Giraudoux
2016, n° 44. Giraudoux critique, essayiste et témoin de son temps - Authors: Jauer (Annick), Victor (Lucien), Brémond (Mireille)
- Pages: 17 to 23
- Journal: Jean Giraudoux Studies
AVANT-PROPOS
L’autre Giraudoux
Ce présent recueil rassemble les différentes contributions au colloque international « Jean Giraudoux critique, essayiste et témoin de son temps », qui s’est déroulé les jeudi 4, vendredi 5, et samedi 6 février 2016 à Aix-Marseille Université. Ce colloque, porté par l’équipe XIX-XXI du Centre Interdisciplinaire d’Étude des Littératures d’Aix-Marseille (EA 4235), s’est inséré dans le projet d’ensemble « Les styles de la critique » mis en place dans le cadre du nouvel axe transversal de recherche en stylistique au sein de ce même laboratoire, le CIELAM. Différents laboratoires ou associations s’y sont trouvés rapprochés, aux côtés du CIELAM : le LID2MS (Laboratoire Interdisciplinaire de Droit des Medias et des Mutations Sociales, Aix-Marseille Université), l’Association Internationale de Stylistique et l’Académie Giraudoux.
L’autre Giraudoux ? De quel « autre Giraudoux » est-il ici exactement question, quand on sait à quel point les activités de l’écrivain furent multiples : auteur de romans, de pièces de théâtre, diplomate ? L’expression « L’autre Giraudoux » désigne en fait l’auteur de textes un peu plus confidentiels que ses romans ou son théâtre ; elle veut souligner aussi le caractère encore en partie inexploré du corpus circonscrit ici, en tout cas en tant que corpus à part entière. Ces textes, Gérard Genette les aurait désignés comme des textes à littérarité non constitutive mais conditionnelle1 parce qu’ils s’inscrivent dans des genres sans visée esthétique institutionnalisée : textes de critique littéraire, textes de circonstances, récits de témoignage ou de recomposition mémorielle, reportages, essais politiques (voir la bibliographie du corpus au début de ce volume). L’essentiel de la question est finalement double : d’abord de savoir s’il y a une pensée-Giraudoux homogène et constante, ensuite de 18savoir si ces textes sont malgré tout des objets littéraires et esthétiques, et de mettre au jour, le cas échéant, les mécanismes de décision de leur littérarité. Pour la première fois, ces textes moins connus ont fait l’objet d’un colloque. La matière, vaste et variée, a été couverte presque complètement par les différents travaux présentés.
L’autre Giraudoux. À partir du premier conflit mondial en effet, et jusqu’au suivant, Giraudoux a mis sa plume au service d’une réflexion plus directe sur le monde tel qu’il va, ainsi que sur la littérature qui en rend compte – que cette dernière, d’ailleurs, le revendique ou pas. Les textes inscrits dans cette approche ont vocation à mettre à nu le rapport de l’écrivain au « réel », ou au monde. Si les pièces de Giraudoux ont assuré l’essentiel de sa notoriété, si ses romans, moins connus et moins lus, ont construit, comme son théâtre, et avant lui, un monde poétique très personnel – lequel a pu être jugé très « littéraire » au sens où c’est bien le langage qui est au centre des préoccupations de l’auteur – les textes examinés ici ont été suscités moins par une « inspiration » que par le « monde réel », pour reprendre une distinction utilisée par l’écrivain lui-même dans Visitations : « Le monde de l’inspiration doit être, lui aussi, comme le monde réel, chaque jour renaissant2 ». L’examen de ces textes fait apparaître – mais le résultat était attendu – que dans la considération du « monde réel », « l’inspiration » n’est jamais loin. À ces deux enclencheurs de l’écriture, ajoutons-en un troisième : la pensée, les idées. S’il y a, épars dans l’œuvre romanesque et théâtrale, les éléments d’une philosophie morale et politique et d’une réflexion sur la nature et sur l’évolution des civilisations, cette pensée se trouve formulée aussi dans le corpus examiné ici, plus systématiquement et plus explicitement peut-être dans les textes que nous pourrions appeler expressément « textes d’idées ». Peut-on, inversement, dans ces derniers textes – autrement dit les textes plus spécifiquement « idéologiques » – repérer la même dimension d’élaboration littéraire que celle qui est présente dans les écrits qui confinent au témoignage ou à la confession d’impressions ? Autrement dit, c’est l’articulation et l’équilibre entre le contenu de pensée et la dimension de création littéraire qui sont ici interrogés.
Les textes sont donc abordés sous l’angle de leur contenu, sous l’angle des realia qu’ils évoquent : la guerre, la société contemporaine de l’auteur (le sport, les villes européennes, l’urbanisme, la place de 19la femme dans la société), la littérature, le théâtre. Dans les années trente, la participation civique et critique de Giraudoux à la vie de la nation prend la forme d’un engagement non militant mais moraliste ou humaniste, qui se voudra finalement « visionnaire ». Or, de ces realia dépend l’inscription du texte dans un genre : témoignages de guerre, reportages, critique littéraire. L’examen de l’évocation de ces realia fait apparaître que l’écriture tend à être marquée par une forte subjectivité, mais que cette subjectivité se trouve comme compensée ou voilée par un degré relativement important d’abstraction. C’est donc un double éloignement, un double détour que l’on constate par rapport aux données factuelles que le lecteur pourrait s’attendre à voir figurer dans ces textes.
Mais les enjeux typologiques sont bien sûr inséparables des enjeux stylistiques, pour une œuvre dont l’auteur a souvent été stigmatisé du fait de sa « préciosité », qui n’est sans doute pas autre chose que l’affichage du désir d’écrire « comme dans une langue étrangère ». Les études réunies ici n’ont pas permis de trancher la question de savoir s’il existe un style ou des caractéristiques stylistiques spécifiques à ces textes à la littérarité conditionnelle, comme il en existerait pour le corpus romanesque et d’autres encore propres au théâtre. Il y a pourtant, c’est indiscutable, des spécificités stylistiques communes à ces trois corpus, ne serait-ce que parce que dans chaque texte écrit par Giraudoux se donne à lire, développée, suggérée, diffractée ou même déformée, une vision du monde.
Giraudoux écrivain-soldat témoin de la guerre. La guerre fut pour l’écrivain une expérience fondatrice. Évoquée dans les romans3 ou dans son théâtre, elle est aussi l’objet de récits spécifiquement « centrés » sur elle et sur lesquels portent les études réalisées pour ce colloque : Lectures pour une ombre (1917), Amica America (1918), Adorable Clio (1920) – corpus auquel il faut ajouter le texte Portugal, plus tardif, puisqu’écrit en 1940, mais qui évoque aussi la guerre. Mais Giraudoux est rarement évoqué par la critique comme écrivain de la guerre, sans doute en raison de la transfiguration, voire de l’esthétisation de la guerre qui s’opère dans son 20œuvre4. L’origine est sans doute à chercher dans le traumatisme de la guerre, « resté proprement indicible pour la génération qui l’a vécu5 ». Tout se passe comme si l’écrivain éprouvait la nécessité de « donner forme » à cet « événement sans forme6 » que fut la Grande Guerre.
Giraudoux journaliste, reporter et conférencier. À l’instar de Mauriac, l’écrivain revendique une fonction de journaliste7. Mais, beaucoup plus que chez Mauriac, une circulation très étroite, proche de la coalescence, se met en place entre l’œuvre spécifiquement littéraire et les autres textes. La fin de l’article « L’écrivain journaliste » est révélatrice à cet égard de la position particulière de l’écrivain par rapport aux « faits », dans une optique de rapport plus direct avec le monde réel :
Lorsqu’un peuple demande […] à ses écrivains de ne plus se spécialiser, mais d’aborder chaque genre, lorsqu’il ne les distingue même plus en poètes et en prosateurs, en magistrats et en dramaturges, c’est qu’il entend avoir affaire non plus avec les genres, mais avec les écrivains même et avec les vertus de l’écrivain. C’est que l’écrivain doit devenir, dans le travail du pays, un élément toujours présent, mobilisable chaque jour, un ouvrier de toute heure, un journalier, c’est-à-dire un journaliste8.
La formulation révèle à la fois le souci d’engagement, la remise en cause des genres esthétiques traditionnels, et la conviction que l’écrivain sera nécessairement plus présent, plus visible dans ce nouveau rapport au réel, plus direct, et en cela, a priori plus moral. Dans Pleins Pouvoirs, Giraudoux désigne les écrivains comme des « journalistes du monde intérieur9 ». Les études abordent les différentes facettes de l’écrivain : ses activités journalistiques sont 21confrontées à la déontologie de la profession à l’époque ; sa position à l’égard de la place et du rôle de la femme, telle qu’elle apparaît dans La Française et la France ; elles nous montrent, à l’occasion d’un séjour dans la capitale allemande, un Giraudoux qui est moins reporter que poète et esthète ; un chroniqueur sportif enfin, influencé par des théories contemporaines, mis en miroir avec un auteur du xxie siècle, M. de Kerangal.
Giraudoux est également critique littéraire. Ici, les convergences entre le style de l’écrivain et le style du critique peuvent sembler presque naturelles puisque l’objet dont il est question, c’est la littérature, à laquelle renvoient déjà de façon nécessaire l’œuvre romanesque et l’œuvre dramaturgique. La critique littéraire elle-même, telle que la pratique l’écrivain, est parfois en corrélation avec toute une vision sociale, comme dans « Charles-Louis Philippe », et peut se faire elle-même violemment polémique. Les travaux rassemblés ici s’articulent autour de trois pôles : Les Cinq Tentations de La Fontaine, ouvrage paru en 1938 (et qui reprend cinq conférences prononcées en 1936) ; les textes qui portent sur le théâtre, en particulier dans Littérature et Or dans la nuit ; et l’essai Littérature, paru chez Grasset en 1941.
En ce qui concerne, enfin, les essais et textes politiques, la question du rapport de l’écrivain à la langue est bien évidemment essentielle. Si l’ambition de l’écrivain est de trouver un « vrai langage10 », et si la vérité artistique ne peut pas aller sans la vérité morale, toute la question est de savoir si ce « vrai » ne préexiste parfois pas à l’expression d’une parole, cessant ainsi de lui être consubstantiel, et délivrant un discours « crispé ». Il semble que la position de l’écrivain, de ce point de vue, évolue pendant les années 30. Voici ce qu’il affirme en effet au début de la première conférence de Pleins Pouvoirs, pour justifier les solutions qu’il va ensuite proposer pour un redressement de la France afin de la maintenir à son rang de nation de premier ordre :
Je pense que c’est le privilège de l’écrivain digne de ce nom de trouver, pendant les temps heureux, ses concitoyens dotés d’une vision par trop réelle et pratique, ce qui lui donne l’occasion de les approvisionner en fantaisie, et, dans les moments fatidiques, de les voir illuminés et imaginaires, ce qui lui permet de distribuer la vérité11.
22Quel saut accompli ici par un écrivain qui a souvent été considéré comme un auteur voulant esquiver le réel ! L’écrivain insiste pourtant sur le fait que « ce que le monde […] cherche en ce moment, c’est moins son équilibre que son langage12 », un langage donné comme « la clef de toutes les époques barricadées et obtuses et angoissées et enceintes ». Mais il a beau répéter à l’envi dans Pleins Pouvoirs qu’il faut rendre leurs droits au « goût du beau13 », à l’imagination créatrice14, à la vie imaginaire15, la lecture des conférences qui constituent Pleins Pouvoirs ne fait pas apparaître ce recueil comme un objet esthétique et artistique, mais bien comme un texte d’idées, usant des règles de la rhétorique traditionnelle, et qui ne donne qu’à certains moments, assez peu nombreux et assez brefs, l’impression de s’échapper vers une dimension plus poétique. On y retrouve certes, des procédés stylistiques que l’on trouvait ailleurs dans l’œuvre de Giraudoux, comme l’analogie ou le paradoxe, mais ils ne sont utilisés ici que dans la stratégie de persuasion qui est propre à la rhétorique. La revendication d’une recherche esthétique ne se fait donc, semble-t-il, si explicite dans les textes de cette époque que pour mieux dissimuler le primat de l’éthique et des idées sur leur « mise en œuvre » – dans une démarche qui, bien sûr, ne serait pas consciente d’elle-même, et qui n’aurait pour origine que le formidable désir de l’écrivain d’intervenir dans « le travail du pays16 ». Et sans doute est-ce ce primat qui est à l’origine des malentendus, des controverses et des polémiques suscités par les textes politiques, Pleins Pouvoirs en particulier. La préciosité giralducienne, qui n’est, dans l’œuvre d’invention, que l’expression du rapport complexe de l’humain au réel, devient ici une sorte d’« ivresse rhétorique » (Yves Landerouin) ou de crispation.
Les deux premières études proposées dans cette dernière section interrogent la notion d’engagement ; les deux suivantes envisagent le style des essais à travers la notion de « politesse » d’abord, de frontière ensuite, puis de « politique du style ». Dans un dernier ensemble sont proposées diverses analyses du style de l’écrivain dans Pleins Pouvoirs.
23L’étude de ces textes à la littérarité conditionnelle ne fait finalement pas vraiment apparaître un autre Giraudoux, surtout quand s’opère en eux le moment de bascule vers la littérarité, vers un travail esthétique et poétique. Ni penseur, ni intellectuel, ni essayiste17, Giraudoux est avant tout un artiste. Et qui a sans doute désespéré de la possibilité pour l’artiste d’avoir une action directe sur le monde. Mais il a fait en sorte presque jusqu’au bout de ne pas se laisser aller à ce désespoir.
À la différence des romans et du théâtre de l’écrivain, qui ont été repris dans trois volumes de La Pléiade, les textes qui constituent le corpus de notre étude n’ont pas encore été rassemblés en recueil, sans doute en raison de leur caractère à la fois disparate et dispersé. Mais les problèmes d’interprétation suscités par nombre d’entre eux, la diversité des thèmes abordés, attestent de la nécessité qu’en soit mise en chantier une édition critique18.
Annick Jauer
CIELAM (Centre Interdisciplinaire d’Étude des Littératures d’Aix-Marseille)
Aix-Marseille Université
Lucien Victor
Aix-Marseille Université
Mireille Brémond
LID2MS (Laboratoire Interdisciplinaire de Droit des Médias et des Mutations Sociales)
Aix-Marseille Université
1 Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991.
2 Paris, Grasset, 1952, p. 61-62.
3 Myriam Lépron, « Mémoire de la guerre dans les romans de Giraudoux », in Sylviane Coyault (éd.), Giraudoux Européen de l’entre-deux-guerres, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2008, p. 171-183.
4 « Le regard cherche toutes les lignes de fuite et se porte naturellement sur ce qui n’est pas la guerre », Sylviane Coyault, « À propos des récits de guerre », in Sylviane Coyault et Michel Lioure (éd.), Des Provinciales au Pacifique. Les premières œuvres de Giraudoux, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 1994, p. 89.
5 Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France, Arthème Fayard, 2007, rééd. Collection Pluriel, 2014, p. 304.
6 L’expression est de Nicolas Offenstadt à propos du Chemin des Dames (Nicolas Offenstadt (dir.), Le Chemin des Dames, de l’événement à la mémoire, Paris Stock, 2004, p. 17), et Gérard Noiriel propose de la transposer à la Grande Guerre, de façon générale (Gérard Noiriel, op. cit., p. 304).
7 « L’écrivain journaliste », Marianne, 14 février 1934, repris dans Or dans la nuit, Grasset, 1969, p. 185-190.
8 Or, op. cit. p. 189-190.
9 PPSP, éd. de Pierre d’Almeida, Paris, Julliard, 1994, p. 35.
10 « L’écrivain journaliste », Or, op. cit., p. 186.
11 PPSP, op. cit., p. 32.
12 Litt., [1941], Folio, 1985, p. 91.
13 PPSP, op. cit., p. 102.
14 Id., p. 45.
15 Id., p. 33.
16 Or, op. cit., p. 190.
17 « Pas davantage, certes, je n’espère de Giraudoux qu’il mette de l’ordre dans les idées ou dans les sentiments, car il y a longtemps qu’il les a mêlés, brouillés, comme s’il jouait aux dominos, comme s’il avait voulu perdre une partie jugée d’avance sans intérêt », Roger Martin du Gard, « Jean Giraudoux », 7 février 1925, Feux tournants. Nouveaux portraits contemporains, Paris, Camille Bloch, 1925.
18 Pierre d’Almeida a déjà entamé ce travail pour Pleins Pouvoirs et Sans Pouvoirs, grâce à la préface de son édition, De Pleins Pouvoirs à Sans Pouvoirs.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-06375-9
- EAN: 9782406063759
- ISSN: 2552-1004
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06375-9.p.0017
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-30-2016
- Periodicity: Annual
- Language: French