Avant-propos
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de littérature française
2016, n° 15. Échos des doctrines gnostiques aux xixe et xxe siècles - Auteur : Magrelli (Valerio)
- Pages : 9 à 11
- Revue : Cahiers de littérature française
Avant-propos
La poésie est le journal d’un animal marin
qui vit sur terre et qui voudrait voler.
Carl Sandburg
L’idée de ce numéro des Cahiers de littérature française provient d’un essai sur Paul Valéry que j’ai écrit il y a une douzaine d’années1. En effet, j’ai découvert dans son œuvre de nombreuses traces ayant un rapport avec la présence de certains éléments gnostiques plus ou moins cachés. Tout cela à partir de trois thèmes : le personnage de Narcisse, le motif de l’exile et la figure de l’Ange. Il serait fort tentant de rapprocher ces positions du débat théologique sur le « scandale » qui voit le Fils de Dieu choisir de limiter sa propre infinitude en se faisant créature, corps, visage. Comme cela a été remarqué à propos de la théologie de la kénosi (en tant qu’humiliation et anéantissement volontaire de Dieu fait homme), en effet « le paradoxe de l’incarnation réside dans le fait que l’hypostase divine du Verbe a été circonscrite dans les traits personnels, individuels, du visage humain de Jésus2 ».
Plus intéressante encore, serait l’idée de relier la vision valéryenne à ce concept d’« être-jeté-dans-le-monde » (Geworfenheit) de l’« Être-là » (Dasein) élaboré par Martin Heidegger aux alentours des années Vingt. Il est superflu de noter la distance incommensurable qui sépare les Cahiers de Valéry de la puissante argumentation théorique déployée dans Sein und Zeit. D’ailleurs, même un spécialiste de Heidegger comme Karl Löwith a 10rappelé que l’auteur du Cimetière Marin déplorait, sur le mode de l’ironie, l’absence d’un Allemand « en mesure de compléter ses idées3 »…
Naturellement, malgré la forte impression d’une tonalité émotive commune, il conviendra de procéder avec prudence. Sans s’arrêter sur la saison romantique (il suffira d’entendre le Wanderer de Franz Schubert dans le texte de Wilhelm Müller : « Fremd bin ich eingezogen, / Fremd zieh’ ich wieder aus » ; « Je suis arrivé en étranger, / Je m’en vais en étranger »), d’un point de vue général il faudrait s’adresser à Hans Jonas. Élève de Heidegger et de Rudolf Bultman, ami de Hannah Arendt, pendant les années Trente il a repéré dans l’héritage des traditions gnostiques la forme originelle du nihilisme contemporain. C’est peut-être lui qui a souligné avec le plus de vigueur le parallélisme entre gnosticisme et existentialisme, en partant du concept de « chute » : « [cela] nous rappelle Pascal, “abîmé dans l’infinie immensité des espaces”, et la Geworfenheit de Heidegger, l’“avoir été jeté”, qui est pour lui un caractère fondamental du Dasein, de l’expérience personnelle de l’existence. Le terme, autant que je puisse en juger, est originairement gnostique4 ». Après ses travaux, les recherches se sont poursuivies avec Éric Voegelin, Jacob Taubes, Ernst Topitsch et, bien que dans une autre perspective, Ioan Petru Culianu. Toutefois, c’est justement sur la base de l’étude de Jonas que se développe la proposition formulée par Harold Bloom, de relire le témoignage des certains poètes du xxe siècle à la lumière des doctrines gnostiques5.
Voilà la filière que le dernier numéro des Cahiers de littérature française se propose de suivre. Parmi les écrivains contemporains qui se montrèrent sensibles aux sollicitations de ce type, Bloom nomme Wallace Stevens, Hart Crane, John Ashbery et John Hollander, tandis que plus récemment, en travaillant sur le théâtre du xxe siècle, Aldo Tagliaferri s’est interrogé sur l’opposition entre le gnosticisme de Beckett et celui 11d’Artaud6. Mais que dire d’un romancier tel que Ernesto Sábato et de la « gnose des aveugles » qu’il a illustrée dans Sobre héroes y tumbas (traduit en français parfois comme Héros et tombes, parfois comme Alejandra) ?
Quant à notre volume, l’on a plutôt préféré se concentrer sur les noms de Baudelaire, Mallarmé, Pessoa, Valéry, Bonnefoy (à la fois en tant qu’interprète et qu’auteur interprété) et finalement, au-delà du domaine strictement littéraire, de Simone Weil. Le parcours présente aussi un essai qui analyse les thèmes de la chute et du sommeil – un phénomène, ce dernier, vu par Montaigne et Rousseau comme lieu d’une tombée incessante. D’ailleurs personne ne pourrait mieux exprimer le sens de ce recueil que l’auteur des Rêveries du promeneur solitaire, qui, au début de son œuvre, déclare : « Tout ce qui m’est extérieur, m’est étranger désormais. Je n’ai plus en ce monde ni prochain, ni semblables, ni freres. Je suis sur la terre comme dans une planete étrangere où je serois tombé de celle que j’habitois ».
Voilà comment se terminait cette préface en avril 2016, c’est-à-dire au moment de contrôler les premières épreuves. Peu après la santé d’Yves Bonnefoy a malheureusement commencé à décliner, jusqu’au jour où il nous a quittés. C’est pourquoi ce volume lui a été dédié avec dévotion.
Valerio Magrelli
1 Valerio Magrelli, Vedersi vedersi. Modelli e circuiti visivi nell’opera di Paul Valéry, Torino, Einaudi, 2002 (traduction française de Angela Ciancimino et Pascale Climent-Delteil, Se voir / se voir. Modèles et circuits visuels dans l’œuvre de Paul Valéry, édition revue et complétée, Paris, l’Harmattan, 2005).
2 Christoph Schönborn, L’Icône du Christ, Paris, Cerf, 1986, p. 221. Cf. aussi Olivier Clément, Le Visage intérieur, Paris, Stock, 1978, p. 70-73.
3 Paul Valéry, Cahiers, édition anastatique, Paris, Cnrs, 29 vol., 1957-1961, vol. V, p. 671. Cf. aussi l’essai de Massimo Scotti, « Étincelle au lieu de néant ». Per una ricerca di tracce gnostiche nell’opera di Valéry dans Paul Valéry, Existence du Symbolisme, Atti del Colloquio di Roma, (1996), Roma, Bulzoni, 2002, p. 179-209.
4 Hans Jonas, Gnosticism and Modern Nihilism, « Social Research », no 19 (1952), p. 435. Une version plus longue de ce texte, en allemand, a paru sous le titre Gnosis und moderner Nihilismus, dans « Kerygma und Dogma », no 6 (1960), p. 155-171. Cf. aussi Hans Jonas, The Gnostic Religion, Boston, Beacon Press, 1958.
5 Harold Bloom, Towards a Theory of Revisionism, Oxford, Oxford University Press, 1982.
6 Aldo Tagliaferri, La via dell’impossibile. Le prose brevi di Beckett, Roma, EDUP, 2006. Cf. aussi Aldo Tagliaferri, Beckett e l’iperdeterminazione letteraria, Milano, Feltrinelli, 1967 (Beckett et la surdéterminazione littéraire, trad. de Nicole Fama, Paris, Payot, 1977) ; Annamaria Cascetta, Il tragico e l’umorismo. Studio sulla drammaturgia di Samuel Beckett, Firenze, Le Lettere, 2000 ; Nicola Pasqualicchio, Il sarto gnostico. Temi e figure del teatro di Beckett, Verona, Ombre Corte, 2006.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06420-6
- EAN : 9782406064206
- ISSN : 2430-8293
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06420-6.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/12/2016
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français