Marie-Françoise Mortureux, un parcours entre langue et discours

273 Sophie Moixnxn, Sandrine RssouL-Touxâ (2020) Cahiers de lexicologie, 116, 273-276





HOMMAGE
MARIE-FRANÇOISE MORTUREUX,
UN PARCOURS ENTRE LANGUE ET DISCOURS



C'est avec beaucoup de nostalgie et beaucoup de reconnais- sance pour tout ce que Marie-Françoise Mortureux, professeure émérite en sciences du langage, leur a apporté que ses ancien.ne.s étudiant.e.s et collègues ont appris son décès.
Enseignante-chercheure à l'université Paris 10 —Nanterre, ses premiers travaux, effectués dans le cadre d'une thèse d'État ès lettres et sciences humaines, portaient sur l' oeuvre de Fontenelle et la formation d'un discours de vulgarisation scientifique au xviiie siècle. Elle participait alors aux débats scientifiques du Centre de recherche sur la néologie lexicale, que dirigeait Louis Guilbert à Nanterre, ainsi qu'aux travaux du séminaire animé par Jean- Claude Chevalier, son directeur de thèse, et Pierre Kuentz à Paris 8 — Vincennes, ainsi qu'à des discussions animées avec ses collègues de l'université Paris 3 —Sorbonne Nouvelle. On trouve une liste exhaustive de ses travaux personnels et travaux d'équipes (articles, ouvrages, actes de colloques) dans le numéro d'hommage qui lui est dédié (Linz n° 52, dirigé par Salah Mejri, Geneviève Petiot et Gérard Petit), regroupés autour de mots-clés significatifs de sa trajectoire scientifique :vulgarisation scientifique, didacticité, analyse du discours ;lexicologie, lexicographie, lexique.
À l'articulation des années 1980-1990, dans le séminaire de Marie-Françoise Mortureux, plusieurs étudiants, qui préparent une thèse sous sa direction, s'interrogent sur l'articulation des mots et
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des discours ;ils explorent alors ce qui se passe «entre langue et dis- cours », symbole d'une ouverture de l'analyse, autour d'objets tels que le timbre-poste, le musicien, le minitel, le slogan publicitaire, le discours managérial... Certains d'entre eux deviendront maîtres de conférences. Ce positionnement «entre langue et discours » va se stabiliser dans le titre de l'ouvrage principal de Marie-Françoise Mortureux, La lexicologie entre langue et discours, publié en 1997. Comme elle le souligne ailleurs, dans un article en hommage à Jean Peytard, en 2014,1'articulation entre le sémantique et le sé- miotique dans l'étude du lexique a retenu son attention dès la fin des années 1980 : c'est une «question qui exige l'établissement d'une relation entre la langue et le discours, tandis que le modèle des grammaires génératives mobilisait [auparavant] l'attention de nombreux linguistes sur l'élaboration du modèle de compétence, supposé sous jacent, sinon `transcendant' aux performances discur- sives ». Il s'agit alors d'une rupture dans le domaine des sciences du langage qui souligne l'originalité de ses recherches.
On peut rappeler le rôle important que Marie-Françoise Mor- tureux ajoué dans la création et le développement du Cediscor (Centre de recherche sur les discours ordinaires et spécialisés), créé à l'université Sorbonne Nouvelle (Paris 3) à l'automne 1988, et re- connu parla Direction de la Recherche et des Études Doctorales du ministère comme constitutif d'une équipe d'accueil en 1990 (et dé- sormais absorbé dans l'axe Sens et discours de l'Équipe d'Accueil Clesthia). Marie-Françoise ayant rejoint ce centre de recherche avec ses doctorant.e.s de l'époque, ceux-ci ont participé activement aux travaux du Centre^r, au développement de la collection Les Carnets du Cediscor² créée en 1992 aux Fresses Sorbonne Nouvelle et les auteures de ces lignes s'inscrivent dans cette continuité.
Les apports extrêmement stimulants de Marie-Françoise nous ont permis de développer à la fois une réflexion théorique sur les
' Parmi ceux-ci, on peut citer en particulier Gérard Petit, Fabienne Cusin-Berche et Sandrine Reboul-Touré, qui ont été des membres actifs de l'équipe à ses débuts, et jusque dans les années 2000 pour les deux premiers.
z Désormais en ligne sur https://journals.openedition.org/cediscor/.
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relations entre discours, lexique et vocabulaire, et une réflexion da- vantage méthodologique sur la constitution de corpus autour de la transmission des connaissances :discours de recherche, discours de vulgarisation / popularisation /divulgation, discours médiatiques, discours didactiques et médiation, et toutes les traces de didac- ticité dans les discours ordinaires, comme l'attestent les articles de Marie-Françoise Mortureux dans le n° 1 des Carnets du Ce- discor sur «Didacticité et vulgarisation» (1992), dans le n° 3 sur «Les vocabulaires scientifiques et techniques » (1995), sa partici- pation au premier colloque international de l'équipe en Sorbonne, «Comment peut-on définir la propriété d'un terme ? », publié dans les actes (Parcours linguistiques de discours spécialisés, Berne, Peter Lang, 1994), ainsi que ses interventions dans le séminaire de troisième cycle animée par Jean Peytard et Sophie Moirand dans les années 1990 à la Sorbonne, et qui a donné lieu à un de ses articles les plus cités en France et à l'étranger, aujourd'hui encore : «Paradigmes désignationnels », paru dans la revue Se- men 8, Configurations discursives, en 1993. À titre d'exemple, lors de la récente présentation de travaux de doctorants dans notre équipe d'accueil, Clesthia, le 28 février 2020, Lai Wei analysait les paradigmes désignationnels mis au jour par son travail sur Les représentations des mouvements sociaux dans les discours média- tiques français et chinois. Approche de la nomination. Ainsi, la jeune génération de chercheur.e.s continue à explorer les notions proposées par Marie-Françoise Mortureux.
Revenant récemment sur cet article lors d'un colloque à Be- sançon en hommage à Jean Peytard (2012, publié en 2014), elle explique elle-même pourquoi et comment « la présentation des paradigmes désignationnels observables en discours »manifeste son intérêt «pour les questions lexicales, abordées sous l'angle sémiotique /sémantique (au sens de Benveniste) », et cela «dans une double perspective» :«l'une, orientée vers l'analyse du dis- cours, situe cette pratique parmi les procédés de reformulation mis en oeuvre par les stratégies de communication » (référence aux travaux de Jean Peytard), «l'autre s'oriente vers une théorie du
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lexique, en référence aux travaux d'I. Tamba sur la sémantique lexicale ». Mais si c'est cette seconde voie qu' elle a choisie, c'est également, comme elle le rappelle dans cet article³, par référence aux travaux de Paul Henry, car c'est «la substituabilité d'une suite [...] qui confère» au paradigme désignationnel « un caractère réfé- rentiel ». La réflexion entamée par Marie-Françoise préfigurait les travaux développés aujourd'hui par de jeunes chercheurs autour d'une sémantique du discours (ou d'une sémantique discursive), qui n' a plus peur du rée1⁴, et qui tient compte de cette «mobilisation des référents » (expression empruntée à Francine Mazière^s) qu'on repère en discours, et parfois grâce à l'utilisation de logiciels de lexicométrie et de textométrie. On retrouve ainsi l'importance des relations entre énonciation et référence, que soulignait une de ses collègues de Nanterre, Claudine Normand à propos de Benveniste, dans un numéro spécial de Linx, en hommage à Denise Maldidier⁶.
Les ouvrages et les articles de Marie-Françoise Mortureux susciteront encore longtemps des interrogations sur les concepts et les catégories d'analyse tout en constituant une base solide de réflexions prospectives en sémantique lexicale et discursive.



SOphie MOIRAND et Sandrine REBOUL-TOURÉ
Université Sorbonne Nouvelle
CLESTHIA
Langage, systèmes, discours — EA 7345

s «Jean Peytard théoricien et praticien de l'altération », dans Madini M., Chauvin- Vileno A. et Equoy-Hutin S. (dir.), Jean Peytard :syntagmes et entailles. Actes du
colloque de Besançon 7-9 juin 2012, Limoges, Lambert-Lucas, 2014, 75-81.
a Paul Siblot, «Une linguistique qui n'a plus peur du réel », Cahiers de praxématique 15, 57-76. En ligne.
s Francine Mazière, L'analyse du discours, Paris, PUF, 2015 [2004].
6 «Émile Benveniste :quelle sémantique ? », dans Normand C. et Sitri F. (dir.), Du dire et du discours, Linx n^° spécial, Hommage à Denise Maldidier, 1996. En ligne.