Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de lexicologie
2020 – 1, n° 116. Variation(s) et phraséologie - Auteurs : Tamba (Irène), Fruyt (Michèle), Sablayrolles (Jean-François)
- Pages : 277 à 300
- Revue : Cahiers de lexicologie
277
COMPTES RENDUS
LAURENT Nicolas, La part réelle du langage. Essai sur le système du nom propre et sur l'antonomase de nom commun, Paris, Honoré Champion, 2016, 238 pages — ISBN 9-782745-330086.
Le titre, La part réelle du langage, et le sous-titre, Essai sur le système du nom propre et sur l'antonomase de nom commun, ne peuvent manquer d'intriguer le lecteur linguiste ou philosophe. Comment fonder une réflexion générale concernant la «réalité du langage» sur deux questions aussi particulières qu'une catégorie grammaticale familière, nom propre, et une figure de rhétorique savante, connue des seuls spécialistes, antonomase de nom com- mun ?
Nicolas Laurent (désormais NL) s'en explique dans l'Intro- duction de son livre. Son intention est d'attirer l'attention sur le rôle de la dimension extralinguistique du nom propre, qui a été sous-estimée dans les travaux antérieurs. Or, il est impossible d'édi- fier une théorie unifiée du nom propre, sans prendre en compte «le lien qu'instaurent les noms propres entre le langage et la réa- lité », comme y invitait déjà Kleiber (1981:295). On découvre par là ce que cet intitulé a d'hyperbolique, puisqu'il s'agit, en fait, d'un ouvrage tiré d'une thèse de linguistique (soutenue en 2010, à Paris 1V) où la part réelle du langage est réduite à la seule question des noms propres.
278 278 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
I. Le système du nom propre
Si le titre est braqué comme un projecteur puissant sur la composante «mondaine» du Npr, placée ainsi en pleine lumière, que nous apprend le sous-titre ?Principalement que l'ouvrage est divisé en deux parties, encadrées par une courte introduction et une conclusion encore plus brève. Ce que met bien en évidence la Table des matières, reprise ci-dessous
Introduction (p. 7-16)
PREMIÉRE PARTIE. LE SYSTÉME DU NOM PROPRE :PROPRIÉTÉ, EXTEN-
STTÉ, CONCEPT (p. 17-136)
DEUXIÉME PARTIE. UNE FORME FRONTIÉRE :L'ANTONOMASE DE NOM
COMMUN (p. 137-209)
Conclusion : Déconceptualisation et conceptualisation dans le sys-
tème du nom propre (p. 211-214).
Il suffit de comparer le nombre de pages et de chapitres, pour découvrir l'importance inégale de ces deux parties : la première (119 pages, 4 chap.) étant pratiquement le double de la seconde (72 pages 2 chap.). «Le système du nom propre» est donc au centre de l'étude de NL, tandis que «l'antonomase de nom commun », en tant que forme frontière, n'en constitue qu'un appendice marginal.
Mais le lecteur ne peut manquer d'être désorienté par les trois termes qui résument « le système du nom propre» :propriété, exten- sité, concept. Et son désarroi est encore accru par les deux principes énigmatiques de « déconceptualisation et conceptualisation dans le système du nom propre »évoqués dans la conclusion.
L'Introduction (p. 10-13) apporte quelques éclaircissements. Confronté à des opinions antinomiques à propos du sens et des emplois des Npr, NL a cherché à les surmonter en se ralliant au compromis que propose Marc Wilmet dans le cadre de la théo- rie psychomécanique de Gustave Guillaume (1883-1960). Selon Wilmet, les différentes thèses sur le sémantisme du Npr « appré- henderaient chacune une portion de vérité » et seraient « complé- mentaires plus que contradictoires ». Pour les concilier, il suffit de les concevoir selon le principe guillaumien de chronogenèse
279 COMPTES RENDUS 279
c'est-à-dire du temps impliqué par les opérations de la pensée et du langage. Wilmet distingue trois étapes dans la chronogenèse du Npr : 1) au niveau de la langue ; 2) au niveau de la dénomination ; 3) au niveau du discoursl.
NL adopte «la représentation d'une temporalité sous-jacente au Npr » défendue par Wihnet. Et il «s'inspire librement des principes de la linguistique guillaumienne », pour concevoir un «système » du Npr, «sous l'angle d'un déroulement d'une suc- cessivité ». Les trois termes énigmatiques de propriété, extensité, concept marquent les «trois moments » qui servent à «baliser la chronologie (et donc l'interprétation) du Npr» (p. 10). Plus concrètement
Il s'agira, par exemple, de reconnaître que le Npr «Charles »porté par Charles représente un avant et le Npr désignant Charles en tant qu'il s'appelle Charles, un après, ces deux états correspondant à une chronologie factuelle ou à une simple présupposition, une chronolo- gie de raison. [...] En aval, «Charles »peut encore conceptualiser quelques propriétés de Charles pour les appliquer à Charles ou à autrui et déterminer un nouvel après du Npr (p. 10).
Deuxième source d'inspiration guillaumienne :les deux pro- cessus, complémentaires et antagonistes de «déconceptualisation et conceptualisation qui structurent la sémantique du Npr» (p. 9). On peut y voir, en fait, une adaptation du double mouvement de particularisation et de généralisation, un mécanisme fondamental chez Guillaume qui le schématise par un tenseur binaire radicale. Il s'agit d'un principe tout-puissant dans la pensée guillaumienne qui sert à tout expliquer comme le principe du Yin et du Yang dans la pensée chinoise antique. C'est donc à partir de la psychomécanique de Gustave Guillaume que NL forge ses outils théoriques pour
1 Cf. Wilmet M., «Nom propre et ambiguïté », Langue française, n° 92, 1991 : 114- 115. « En langue, le Npr serait un "asémantème", un signe "à signifié vide". l.e transit de la langue au discours exige une dénomination qui connecte le signifiant à un référent ». En discours, le Npr circonscrit à tel ou tel «objet du monde »reçoit a posteriori un contenu sémantique tiré de propriétés remarquables de son référent.
z Cf. Soutet O., «Peut-on représenter la chronogen8se sur le tenseur binaire radi- cal? », Langue française, n° 147, 2005/3 : 19-39.
280 280 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
édifier un système unitaire du Npr. Un tel système doit non seule- mentpermettre «d'articuler et d'intégrer dans un tout cohérent des types différents de dénominations » ,mais aussi «d'organiser les différentes formes d'un même Npr, de son fonctionnement standard à ses diverses constructions modifiées » (p. 10).
On ne peut que souscrire au double objectif que s'est fixé NL. Mais c'est sa démarche pour l'atteindre qui soulève des questions.
NL déclare en effet qu'il s'appuie sur «une lecture attentive des textes philosophiques et linguistiques consacrés au Npr» (p. 7). Il précise même dans la présentation de sa thèse
Souhaitant établir non pas seulement une synthèse, mais une sorte de système du nom propre, nous avons exploré —parfois quasi phi- lologiquement, et comme stylistiquement —l'ensemble du corpus théorique disponible. (L'information grammaticale 131, 2011:48)
Apparemment, nom propre est utilisé ici comme terme fédé- rateur pour constituer un corpus de textes linguistiques et philoso- phiques. NL va tirer de ce corpus tous ses matériaux empiriques, (observations, analyses et exemples), comme l'atteste, en fin d'ou- vrage, un «index des noms» de plus d'une centaine d'auteurs cités scrupuleusement àchaque page. Il en résulte une sorte de démons- tration polyphonique où dominent les voix de quatre linguistes contemporains : G. Kleiber (plus de 60 citations), M.-N. Gary- Prieur (une cinquantaine), K. Jonasson (une trentaine), M. Wilmet (une quarantaine). Trois autres linguistes sont cités une vingtaine de fois : S. Leroy, M. Noailly, B. Meyer, N. Flaux3.
Les philosophes non francophones arrivent loin derrière Searle (cité 5 fois), Kripke (4 fois), Austin et Mill (3 fois), Carnap et Frege (une fois). La bibliographie confirme donc l'exploitation privilégiée des études linguistiques contemporaines consacrées
3 Ces indications sont approximatives, car elles sont tirées de l'index final. Orcelui-ci
ne comptabilise pas les occurrences, mais indique les pages (y compris la bi- bliographie) où NL cite un auteur. Il peut s'agir d'une simple mention ou d'un développement assez long.
281 COMPTES RENDUS 281
aux noms propres en français4. Alors que du côté des écrits en anglais sur le Npr logique, la bibliographie de NL présente des lacunes (absence notamment de Putnam, Quine ou Strawson). Du côté des travaux linguistiques sur le Npr, NL a recensé et exploité minutieusement un corpus quasi exhaustif. Ce qui rend étonnante l'absence de la somme théorique et descriptive qu'est l'ouvrage de 378 pages de Willy Van Langendonck paru en 2007, Theory and Typology of Proper Namess.
Mais comment élaborer «un système unitaire du Npr» en as- semblant des arguments tirés de points de vue aussi éclectiques ? Et comment le lecteur ne se perdrait-il pas dans un dédale de concepts- clés disparates à travers lequel NL lui-même semble incapable de le guider comme le suggère l'absence d'un index général des notions ?
NL utilise donc essentiellement un corpus de textes représen- tatifs de la littérature linguistique «récente »sur le Npr, pour se rattacher , à la manière des philosophes, à ce qu'il considère comme «le courant dominant» de son époque théorique qui commence dans les années 1980, avec la thèse de Kleiber6. Ainsi se jette-t- il dans un débat rhétorico-philosophique où il ne vise qu'à faire prévaloir sa thèse, en plaidant pour l'existence d'un système unifié
a Cette prédominance des travaux de linguistes français contemporains dans le cor- pus de NL est encore renforcée si on y ajoute R. Martin (16 fois) ou B. Bosredon et Guillaume (10 fois), sans parler des autres linguistes contemporains mentionnés à plusieurs reprises comme Buyssens, Siblot, Vaxelaire, etc.
s NL ne mentionne qu' un court article de 1999 de Van Langendonck à qui il emprunte notamment la notion de lemme proprial ou «propre considéré indépendamment de ses utilisations effectives » (p. 30) à travers une citation de xleiber. D'autre part, NL juge «non recevable» «l'argumentation de Van Langendonck» contre la repré- sentation du sens du Npr par la paraphrase : <le x appelé /Npr> invoquée ailleurs par Kleiber (p. 66-67). Même oubli dans Langue française 190, «Noms propres » (2016), coordonné par LN. L'ouvrage de Van Langendonck n'apparai~t que dans la bibliographie de G. Kleiber (p.54).
6 On en trouvera une confirmation dans la Présentation que fait NL du n° 190 de Langue française qu'il a coordonné sur Noms propres (2016). NL fait de la th8se de G. Kleiber publiée en 1981 sous le titre Problèmes de référence :descriptions de- ,finies et noms propres «l'ouvrage qui a inauguré l'époque théorique qui est la nôtre pour l'étude du Npr ». On y reconnaît une démarche ordinaire en philosophie pour dégager un «courant dominant» , là où les linguistes cherchent plutôt à construire une théorie à finalité heuristique et explicative.
282 282 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
basé sur la «double nature du nom propre ». NL fait preuve d'un indéniable talent de polémiste, pour démonter toutes les idées qui vont à l' encontre de «son »système du Npr et pour confectionner un nouveau cocktail théorique en réutilisant des matériaux extraits d'études antérieures.
Une telle démarche dispense NL d'un historique des travaux antérieurs sur la question du Npr en logique et en linguistique. Il postule, d'entrée de jeu, une unique catégorie «Npr» et son objectif est d'inventer un système qui englobe toutes les formes et valeurs répertoriées dans son corpus de textes. À cet effet il met au point une terminologie qui remplit trois conditions.
La première est l'exigence d'un terme unique qui s'applique à tous les objets appelés noms propres dans son corpus de travail. Il peut s'agir aussi bien des noms propres des grammairiens que de la catégorie prototypique du Npr des linguistes ou du nom propre logique en relation avec le problème du sens et de la référence à un particulier. La décision terminologique de NL est donc com- mandée par son hypothèse d'articuler en un seul système tous les objets appelés noms propres dans son corpus de textes (articles ou ouvrages). Il ne vérifie pas au préalable si le terme «Npr» est univoque ou plurivoque. Dans ce dernier cas, il s'agirait d'un dé- nominateur commun fallacieux en raison de l'hétérogénéité des objets que les grammairiens-linguistes et philosophes logiciens appellent nom propre.
La seconde condition, qui découle de la première, est le rejet de tout terme concurrent, susceptible de réduire le champ du Npr. Si NL reconnalt l'existence de sous-groupes de noms propres, il refuse catégoriquement la coexistence de deux catégories d'expres- sions dénommant des particuliers. Ainsi accepte-t-il la dichotomie entre noms propres essentiels vs accidentels de Wilmet qui, écrit NL, «rejoint peu ou prou la répartition de K. Jonasson en deux types de Npr, les noms propres purs et les noms propres descriptifs ou mixtes » (p. 83). Le mérite que NL reconnaît à ces subdivisions, c'est de décrire plus finement le «matériau lexical constitutif du Npr », qui va du nom « proprial» simple et sémantiquement opaque
283 COMPTES RENDUS 283
(Orléans, Racine), jusqu'à une expression nominale complexe et en partie sémantiquement transparente (la Nouvelle-Orléans, la rue Racine, l'Assemblée nationale), en passant par des jalons inter- médiaires.
Mais, un autre motif implicite pousse NL à adopter cette des- cription dichotomique des Npr. Elle fournit un argument en faveur de sa thèse de la «double nature du Npr », au prix d'un réajuste- ment. NL reproche à Wilmet de « faire du Npr attribué à un x un désignateur et de cet x un référent », alors que, selon lui, « il faut concevoir deux régimes, extra-linguistique et linguistique du Npr ». Ce qui l'incite à «reprendre » et «adapter » la terminologie de M. Wilmet, en l'appliquant au seul Npr-propriété. Il oppose donc «le Npr-propriété essentiel au Npr-propriété accidentel, dans le but déclaré de mettre au jour les particularités sémantiques du Npr conçu indépendamment de (et [...] antérieurement à) sa fonction de désignateur de l' x nommé » (p. 81).
Inversement, NL condamne toute proposition susceptible de porter atteinte à la conception prototypique qui lui permet de poser l'existence d'une unique catégorie Npr, admettant des « sous- catégories » qui partagent plus ou moins de propriétés du Npr central —d'ailleurs jamais défini mals seulement illustré par des exemples comme «Charles », «Socrate» ou «Paris ». Aussi juge- t-il que «n'est pas recevable » la dichotomie établie entre «nom propre » et «dénomination propre » par B. Bosredon dans son ouvrage sur Les titres de tableaux (1997). Il y voit «une position étroite, si ce n'est étriquée, du nom propre réduit à son prototype ("Charles", "Paris") ». Il lui reproche de «construire des classes là où il convient, plutôt, d'identifier des positions dans une caté- gorie unique », selon l'hypothèse que lui-même défend. NL réduit donc les «dénominations propres » à des «formes périphériques
Cf. Jonasson (1994 : 36) cité par NL : «Du point de vue morphologique, tous les Npr ne sont pas "purs". Le matériau lexical constitutif du Npr peut être un ou plusieurs Nc, éventuellement accompagnés de modifieurs adjectivaux ou prépositionnels ».
284 284 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
ou non prototypiques de la catégorie "Npr" » (p.83) et assimile cette catégorie à son système unifié du NPrg.
La troisième condition est le recours à des subdivisions in- ternes, qui précisent les caractéristiques de la catégorie Npr. La première est le dédoublement du Nom propre en Npr- propriété et Npr-expression qui sert à dégager la «double nature du Npr»
Afin de rendre compte plus précisément de cette «double nature » du Npr, nous proposons d'appeler
— Npr-propriété le Npr attribué « en propre » à l'x extra-linguistique, la propriété dénominative étant définie par le fait pour cet x de porter ce nom, d'être appelé Npr-propriété;
— et Npr-expression le Npr référant à cet x ainsi nommé, id.e. doté du Npr-propriété correspondant. (p. 30)
On remarquera que NL dédouble à la fois le terme et la notion de Npr et matérialise cette dichotomie au niveau typographie
Par convention, nous présentons le Npr-propriété en italiques et le Npr-expression en romain : «Charles »est formé à partir de Charles. (p. 31, n. 12)
Cette notation n'est pas très heureuse, car les guillemets rap- prochent le Npr-expression d'une citation, tandis que les italiques mettent en relief l'importance du Npr-propriété. NL est d'ailleurs le premier à se laisser abuser par les conventions graphiques qu'il adopte. Ainsi affirme-t-il que le Npr-expression est «cité » et il déploie toute son ingéniosité à étendre le sens de «citation » de
8
Dans sa présentation des articles du numéro de Langue française 190 consacré aux Noms propres (2016), NL est bien obligé de constater que Gary-Prieur limite aux noms simples, monolexicaux, l'étude des relations entre Npr et Nc, dans une op- tique qui se veut strictement grammaticale. Et il admet que «dans ce cas de figure, il faut sans doute distinguer entre Np et "dénomination propre" (Bosredon 1997), qui partagent le même rôle "monoréférentiel" mais n'ont pas les mêmes propriétés formelles ». Mais, il a du mal à accepter cette distinction et sugg8re une alterna- tive : « Ou bien gagne-t-on à conserver le terme de Np pour des dénominations individuelles qui ne sont pas des "noms" ? ». Question purement rhétorique, puisque lui-même expose « un système du Npr» où, précise-t-il, «nous ne distinguons pas entre Np et "dénomination propre" ». Et pour cause, c'est toute sa construction théorique qui s'effondrerait!
285 COMPTES RENDUS 285
manière à définir le Npr-expression comme un « désignateur cita- tionnel », nouveau terme qui ne fait qu'obscurcir un peu plus le fonctionnement discursif du Npr
Utiliser en discours le Npr comme désignateur référant à un x, c'est citer le nom appartenant « en propre » à cet x. (p. 45)
Quant à la glose «s'appeler Npr-propriété », censée exposer le statut « extralinguistique d'existant mondain» de la propriété déno- minative, elle est inutilisable, car incompatible avec la construction s'appeler. Ce verbe exige en effet d'être suivi d'une expression en mention, donc de «Npr-expression» et non de Npr-propriété.
N'aurait-il pas été plus simple d'opposer les emplois des mêmes formes de Npr dans des énoncés où ils sont en emploi référentiel (ou en usage) et ceux où ils sont en emploi autonymique (ou en mention) plutôt que de recourir à une dichotomie entre Npr-propriété et Npr-expression qui complique inutilement la des- cription linguistique? D'autant que NL ne dit pas sur quoi il se fonde pour «soutenir »aussi catégoriquement que la « singularisa- tion formelle » du Npr prototypique (« singularisation graphique, morpho-acoustique et morphosyntaxique ») «révèle la double na- ture d'un élément linguistique relevant peu ou prou du monde extra-linguistique » (p. 20). En quoi, par exemple, la majuscule initiale d'un nom propre indique-t-elle que ce nom est (ou doit être) une propriété du dénommé? Ou comment la majuscule peut-elle contribuer à distinguer le Npr-propriété du Npr-expression qui par- tagent la même forme à majuscule initiale ? Et comment concilier le double statut du Npr «mondain »avant d'être «lexical »avec l'explication guillaumienne de l'article zéro ?Pour Guillaume, en effet, que cite NL
Le nom propre, dès qu'on le pense, éveille dans l'esprit l'idée d'un individu et d'un seul. [...] Autrement dit la soudure est si étroite entre le nom potentiel et le nom en effet qu'ils forment un même bloc. C'est cette abolition de tout écart, et partant de toute transition, entre les deux états nominaux, qui cause le traitement zéro. (p. 25)
286 286 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
La théorie guillaumienne du temps opératif est orientée de la pensée au langage et de la langue au discours. Elle ne saurait donc servir à justifier la thèse de NL qui présuppose l'existence du «Npr-propriété dans le monde »comme condition nécessaire au fonctionnement du Npr-expression dans le discours.
Le système unitaire du Npr édifié par NL est donc loin de jeter un nouvel éclairage théorique sur la catégorie linguistique du Npr permettant d'en affiner l'analyse. Le lecteur se perd dans un patchwork de citations, de subtiles discussions terminologiques et une profusion de néologismes savants qui aboutissent à un langage ésotérique où l'obscur est expliqué par du plus obscur. En voici quelques illustrations
Peut-on mettre au jour une mathématique conceptuelle à laquelle rapporter l'ensemble des modifications du Npr ? (p. 10)
Là où certains proposent une approche « dé-ontologisée» du Npr [...], nous défendons une analyse partiellement « dé-linguisticisée » et donc fortement « ré-ontologisée », parce que seule cette dé-linguisti- cisation, paradoxalement, permet de décrire linguistiquement le Npr (p. 11).
Face à « j e » , «ici » , «maintenant »qui opèrent une discrimination qu'on peut dire égologique, «Charles »relève de la deixis altérolo- gique. Ilpermet la pensée indexicale à propos d'autrui [...], il établit un «pont » selon la métaphore de M.-N. Gary-Prieur (2001:156) entre la pensée et un individu. (p. 78)
Si l'on cherche à conceptualiser le fait qu'un x ait, porte, possède... un nom, on doit y voir une propriété essentielle post hoc, une sorte de «connexion de re ». Charles est une propriété transmondaine post hoc de l'x appelé Charles. (p. 36-37)
N'est-ce pas une façon bien compliquée de dire que quelqu'un se prénomme Charles? Sans parler de l'énigmatique porteur d'un Npr, toujours réduit à la lettre « x », par reprise de la formule que Kleiber (1981) a proposée comme glose du sens dénominatif du Npr. N'est-ce pas mélanger les niveaux d'analyse que de combiner l'article défini singulier « le »avec le symbole d'une variable « x »
287 COMPTES RENDUS 287
pour désigner un référent unique ? Et, une telle glose, détachée de tout modèle théorique, permet-elle d' expliciter le rôle sémantique du référent supposé ancrer le Npr propriété dans le monde réel ? Enfin, comble du paradoxe, alors que NL vise essentiellement à «nouer» le Npr-propriété à son porteur, il représente celui-ci par un x aussi fantomatique que l'idée mallarméenne de fleur transformée poétiquement en«l'absente de tout bouquet ».
De même que cette première partie ne commençait pas, de manière canonique, par un état de la question, de même elle ne s'achève pas, comme attendu, par un bilan récapitulatif. Mais elle se conclut sur une envolée littéraire, qui rapproche le Npr modifié du « figural » de L. Jenny dans La parole singulière
il rend possible une esthétique de la pensée qui, faisant entrer le « désignateur rigide »dans des processus re-présentatifs, se fonde sur «une nouvelle décision expressive [...] où s'entend l'écho de la fondation de la langue » (Jenny 1990:25)
II. L'antonomase de nom commun
Avec la seconde partie, NL abandonne l'approche logico- linguistique du Npr dans le sillage de Kleiber pour se tourner vers la rhétorique. Ce faisant, il s'inscrit dans un courant récent quia re- donnévie àune figure de discours au «nom barbare d'antonomase9» à la lumière des nouvelles approches linguistiques du nom propre. NL croise ainsi des études portant sur l'histoire des tropes, ou figures de sens auxquelles est rattachée l'antonomase10 avec des
v Cf. Darmesteter A., La vie des mots, 1886, Paris, Delagrave.
io Pour la rhétorique, voir : E Soublin-Douay, 1988, Présentation et notes de l'édi- tion Des tropes ou des différents sens, de Dumarsais (1730); M. Meyer, 1995, Synecdoques, Études d'une figure de rhétorique, T. II, Paris, L'Harmattan; Chap. IX «Antonomase du nom commun» refonte d'un article de 1987 écrit avec M. Du- bucs ; Chap. X «Antonomase du nom propre »reprend un article de 1981, écrit en collaboration avec J.-D. Balaye. et un article de 1987 ; H. Fuzier, 2002, Le Trope. En relation avec le De Tropis de Charisius, essai de mise en perspective historique du concept depuis l'antiquité gréco-latine jusqu'à la, fin du ~ siècle, th8se, Montpel- lier III. Pour le rapprochement entre antonomase et nom propre, cf. S. Leroy, 2004, De l'identification à la catégorisation. L'antonomase du nom propre en français,
288 288 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
travaux linguistiques qui s'intéressent aux relations sémantiques entre le nom propre et l'antonomase. II tire de ces travaux anté- rieurs, «un récit », qui relate «l'histoire du terme d'«antonomase ». Ainsi commence-t-il par établir un découpage en trois périodes
On peut poser que trois grands moments scandent l'histoire de «antonomase » ou latin « pronominatio »
L'antonomase antique et médiévale correspond à l' antonomase de Nc (appelons-la antonomase I)
L'antonomase mise en place à partir de la Renaissance devient progressivement une antonomase double <de Nc et de Np> (anto- nomase II)
L'antonomase contemporaine tend à évincer l'antonomase de Nc (antonomase III)
En dehors de la terminologie qui lui est personnelle, NL ne fait que reprendre les trois étapes historiques de l'antonomase établie par ses devanciersll. Il les cite d'ailleurs abondamment, en y ajoutant des commentaires et des critiques ponctuelles. À cette documentation de seconde main pour la période antique et médiévale, succède toutefois un inventaire de première main, de l'antonomase II dans les traités de rhétorique des xvle et xvlle siècles. Enfin, il résume à coups de citations les définitions de l'antonomase III dans les manuels et les dictionnaires de stylistique et de poétique des xxe et xxle siècles12. On peut dire que NL
Louvain-Paris, Peeters ; N. Flaux, 2000, «Nouvelles remarques sur l' antonomase ». Curieusement, NL parle d'« antonomase de Nc ou de Npr» , là où ses devanciers parlent d' «antonomase du Npr ».
u NL n'inverse-t-il pas la chronologie en indiquant qu'il est « enti8rement d'accord»
avec N. Flaux qui proc8de au même découpage historique que lui, en citant un
article que cette linguistique a publié en 2000, donc bien des années auparavant. Et,
il a beau jeu de reprocher à F1aux de désigner ces trois périodes «par trois Npr »
(Quintilien, Dumarsais et Fontanier) et de critiquer son interprétation.
iz On comprend mal le rôle de cet inventaire aussi fastidieux que minutieux. Sert- il àredéfinir la figure de l'antonomase en rompant avec la perspective rhétorique de Meyer (1995) ou linguistique de Leroy (2004)? (cf. supra n. 10). Ou encore contribue-t-il à réviser l'histoire des tropes en général telle que la présentent
289 COMPTES RENDUS 289
ressuscite la figure de l'antonomase en renouant avec les disputes scolastiques stériles et alambiquées des rhétoriciens à partir de la Renaissance, mais réajustées à la sémantique du Npr.
NL voit dans l'antonomase rhétorique un outil pour distin- guer les deux seuils qui, selon lui, doivent délimiter la «catégorie scalaire du Npr », en revenant à la double antonomase II
Nous pensons que l'antonomase de Nc gagne à être décrite comme le trope complémentaire de l'antonomase de Npr dans le cadre d'une description linguistique du Npr. Ce qui est proposé ici, c'est une redéfinition de l'antonomase de Nc à des fins d'identification d'une position seuil, au sein du système du Npr et d'un continuum d'un moins à un plus de «proprialité ». (p. 169)
À la rhétorique, NL emprunte d'abord une terminologie gréco- latine archaïque, qu'il complexifie encore, en l'accommodant à l'édification de sa «catégorie Npr ». Ainsi en parlant de double régime d'antonomase, NL instaure-t-il une symétrie et une oppo- sition entre la dénomination des deux seuils : le seuil d'amont est l'antonomase de Npr qui fait passer d'une expression concep- tuelle àune expression dénominative. L'antonomase opposée de Nc indique, à l'inverse, la sortie du domaine dénominatif du Npr et l'entrée dans le domaine conceptuel d'un Nc ou dans le sens compositionnel d'un SN.
Il en tire, ensuite, un principe d'explication d'une catégorie scalaire du Npr, en s'appuyant sur une des classifications des tropes qui voit dans l'antonomase une synecdoque. Et il se livre alors à des commentaires philosophico-stylistiques, accumulant les citations les plus hétéroclites en un pot-pourri notionnel qui ne peut que décourager le lecteur profane ou le linguiste. Une simple définition de la prototypie aurait empêché de la confondre avec un type d'in- terprétation sémantique standard et aurait permis de ne pas poser l'existence d'une antonomase de Nc prototypique pour le moins problématique
l'article de Soublin, 1978 « 13 ~ 30 ~ 3 », Langages, p. 41-54 et l'édition des Tropes de Dumarsais de Douay-Soublin, 1988 ?
290 290 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
l'antonomase de Nc prototypique consiste en une description définie figée associée à un particulier déjà nommé (p.176)
On saisit ici le mélange qui est fait entre la notion rhétorique de trope, la «description définie » ou le référent «particulier »des logiciens et le concept métalinguistique de «figement ».
On voit comment, de glissements de sens en chevauchements de termes et de notions, NL en arrive à unifier la synecdoque en la considérant comme une figure qui joue sur le plus et le moins et à en tirer des degrés de « proprialité »ainsi qu'une orientation bipolaire de la catégorie du Npr, dont les synecdoques du Nc et du Npr sont les formes-limites. L'antonomase du Npr (l'Orateur pour Cicéron) marquerait, en amont, le seuil dénominatif d'entrée dans la catégorie-Npr ;tandis qu'en aval, l'antonomase de Nc (la Ville Lumière pour Paris) marquerait le seuil de sortie, le passage de l'usage dénominatif de Npr à un usage conceptuel de Nc. Ce faisant, il raffine encore sur l'analyse déjà embrouillée des figures de sens, en unifiant des «opérations » de statut théorique différent conception substitutive des tropes (un mot pris dans le sens d'un autre) à finalité stylistique (notion d'écart et de choix) ;catégories logiques de l' ixtension /extension, utilisées pour «trouver l'unité » de la synecdoque «dans ce qu'elle est un trope prioritairement extensionnel» (p. 187); sans parler d'une argumentation qui repose essentiellement sur des citations, selon la démarche des critiques littéraires. Par exemple, NL emprunte à Beauzée l'appellation de «synecdoques d'individu » (p.191) pour en faire un usage per- sonnel, en projetant sur ce «trope » sa conception du Npr et de l'antonomase du Nc
L'antonomase de Npr et l'antonomase de Nc constituent bien deux «synecdoques d`individu » , la première proposant une variante pu- rement grammaticale du trope par laquelle est simplement figée une désignation indirecte de l'x nommé (p. 193)
Pour NL, il semble que le «nom »constitue la panacée qui résout tous les problèmes. Ainsi qualifie-t-il l'antonomase de Nc de «Npr occasionnel» en l'opposant aux Npr essentiels, en s'inspirant
291 COMPTES RENDUS 291
de la dichotomie morphologique de Wilmet entre Npr « acciden- tels » et Npr «essentiels » (p. 171). Ou encore prend-il pour argent comptant l'idée de Perrin (qui reste pourtant à démontrer) qu'une antonomase de Nc comme « la Grosse Pomme» est une « dénomina- tion citative»qui «fait allusion à ses énonciations passées» (Perrin 2002) et l'assimile-t-il à «une forme de citation lexicalisée ».
Était-il nécessaire de faire tous ces détours pour aboutir à ne même pas distinguer nettement au niveau formel un nom propre en tant qu'unité lexicale simple (i) et une dénomination syntagmatique polylexicale (la Ville Lumière) ?
Le «montage systémique » de NL repose, on le voit, sur une construction faite d'emprunts terminologiques hétéroclites rele- vant de conceptions et classifications rhétoriques fluctuantes que l'auteur mêle de manière anachronique et qu'il cautionne par une mosaïque de citations plutôt que de procéder à des descriptions empiriques à l' aide de critères linguistiques explicites.
On ne peut qu'admirer l'ingéniosité de la conclusion qui ré- sume la structuration sémantique du Npr par une représentation schématique guillaumienne à l'aide d'un tenseur binaire
qui fait se succéder deux tensions, l'une particularisante (mouvement à l'étroit de l'individualisation du Npr qui correspond virtuellement à une déconceptualisation),1'autre généralisante (mouvement au large de la conceptualisation du Npr-expression en discours). (p. 213)
Mais, il s'agit de l'invention d'une catégorie du Npr montée de toutes pièces, sans assise linguistique factuelle ou théorique. NL fait donc plus oeuvre de romancier que de linguiste. Parti À la recherche du système du nom propre, il accorde à la part réelle de cette catégorie linguistique, le rôle de la petite madeleine dans le roman de Proust. Un tel rapprochement n'est pas qu'une image. NL adopte en effet un mode de présentation qui relève davantage de la critique littéraire et du débat d'idées philosophiques que d'une étude linguistique, susceptible de faire progresser l'analyse et l'explication du fonctionnement sémantique des noms propres. A contrario, la démarche de NL montre que si la linguistique et
292 292 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
surtout la sémantique ne sont pas des sciences exactes, elles ont cessé d'être de la littérature.
Irène TAMBA CRLAO-EHESS
irene.tamba@ orange.fr
GAVOILLE Élisabeth (dir.), Qu'est-ce qu'un auctor ? Auteur et auto- rité, du latin au, francais, 2019, Bordeaux, Ausonius Éditions, coll. Scripts Receptoria 17, 281 pages — EAN 9782356133274 ; ISSN 2427-4771.
Il s'agit des actes du colloque «Qu'est-ce qu'un auctor?» (2016, Tours) organisé dans le cadre d'un programme de recherche sur l'histoire de mots-clés dans la littérature latine et la culture européenne : lat. auctor, auctoritas et fr. auteur, autorité. L'ouvrage fait suite à :L'autorité dans le monde des lettres, É. Gavoille, M.-P. de Weerdt-Pilorge et P. Chardin (éds.), Paris, 2015 ; Conseiller, diriger par lettre, É. Gavoille et F. Guillaumont (dir.), 2017, Tours.
La part du latin est ici prédominante avec douze articles, à quoi s'ajoutent trois articles sur le Moyen Âge, la Renaissance, le xvle siècle. Une excellente introduction (Élisabeth Gavoille) montre la pluralité des significations ou acceptions d'auctor, qui peut qualifier un garant, un homme doté d'autorité pour agir, un dé- fenseur, un modèle, un inventeur, un inspirateur, un fondateur. Sont également rappelées les interprétations des auteurs antérieurs (dont
293 COMPTES RENDUS 293
É. Benveniste, «Le censor et l'auctoritas », dans Le vocabulaire des institutions européennes II, 1969).
Le premier article (Laurent Gavoille, «Auctor, augeo et les notions de `force' et d' `accroissement' ») étudie l'étymologie et la formation d'auctor, proposant que le terme ne soit pas fait sur le verbe augére (dont le sens usuel est «augmenter » avec une construction transitive), mais directement sur le radical latin aug-, issu d'une «racine» indo-européenne signifiant «être fort ». Pour l'indo-européen, l'auteur suit le Lexikon der indogermanischen Verben (H. Rix, dir.) avec, par exemple, pour -é- deux formations d'essif et de fientif. Il propose de voir dans augére un essif à l'ori- gine, considérant le sens causatif dans la construction transitive comme résultant d'une réinterprétation.
Le second article (Élisabeth Gavoille, «Quelques cas de syno- nymie avec auctor ») étudie sémantiquement auctor en le confron- tant àdes termes qui semblent être des parasynonymes, mais qui, en réalité, ne dénotent pas les mêmes notions : pour la «force d'ac- tion » (p. 61), auctor s'oppose à conditor, actor, artifex, rector ; pour la «force d'initiative et de décision », à suasor, princeps, ma- gister;pour la «force d'inspiration et de transmission, modèle », à doctor, scriptor; pour la «force d'instauration, puissance initiale », auctor désigne l'être à l'origine de la cité (Romulus), du savoir (Platon, Cicéron) ou de l'univers (Dieu).
Auctor et auctoritas sont ensuite analysés d'un point de vue juridique et politique par Michèle Ducos, pour la portée de l'ex- pression patres auctores à propos de l'autorité (auctoritas) des sénateurs, dont l'auteur rappelle les données historiques et l'évolu- tion («Patres auctores :droit et politique au Sénat, à la fin de la République »).
Deux articles traitent d'auctor, auctoritas chez des historiens. Pour Tite-Cive, Liza Méry s'interroge sur les raisons justifiant l'appellatif d'auctor attribué à Auguste (« Augustus auctor ? Le débat sur les dépouilles opimes (Liv. 4,20,5-11) »). Pour Tacite, Olivier Devillers étudie auctoritas, dont il perçoit trois emplois l'autorité du Sénat, d'Auguste et du bon général dans des contextes
294 294 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
de relations politiques et de rapports de force. Lorsque auctor est employé pour l'activité historiographique, Tacite lui accorde une connotation laudative. Selon Ida Gilda Mastrorosa, qui traite de «la construction du mythe de Lucius Junius Brutus à l'époque impé- riale », l'expression Rei publicae Romanae auctor se justifie pour Brutus, le héros qui chassa le dernier Tarquin, puisqu'il instaura la république.
Après l'histoire, l'ouvrage aborde les lettres de manière chro- nologique, en commençant par la philosophie chez Cicéron. Pour Sophie Aubert-Baillot («Remarques sur les notions d'auctor et auctoritas en philosophie chez Cicéron »), si auctor est généra- lement connoté de manière laudative, Cicéron qualifie certains philosophes d'auctores de façon «subjective, voire polémique ».
Vient ensuite le +1~ siècle avec Sénèque : Aldo Setaioli («Auctor et interpres chez Sénèque ») montre en contexte scienti- fique et philosophique que Sénèque oppose l'auctor, qui est garant et inventeur d'une théorie, au simple interpres, qui se contente de répéter les idées du chef de son école. Mais l'auteur souligne en même temps l'évolution sémantique d'auctor vers «auteur d'un ouvrage », sens confirmé chez Sénèque et Quintilien par Sylvie Franchet d'Espérey («Auctor au ler siècle après J.-C.: l'invasion du domaine des lettres »).
Les auteurs chrétiens reprennent auctor et autoritas, mais en transforment la référence par adaptation à la doctrine chré- tienne. Cécile Biasi montre, dans la correspondance de Jérôme, que l'auctoritas repose désormais sur la ueritas Hebraica, caracté- ristique de Jérôme dans son activité de traduction des sources en hébreu biblique («Jérôme traducteur et auctor : la ueritas Hebraica source d'auctoritas dans la Correspondance »). François Guillau- mont étudie l'expression auctor uniuersi d'abord dans les passages latins reflétant la philosophie grecque, puis chez Sénèque et, enfin et surtout, chez les auteurs chrétiens pour qualifier Dieu, créateur de l'univers. Dans l'écriture et la réécriture hagiographique, Al- berto Ricciardi s'interroge sur le sens d'auctor à la fin de la latinité
295 COMPTES RENDUS 295
et au début du Moyen Âge («Auctor fra scrittura e riscrittura agio- grafica »).
Pour l'époque médiévale plus tardive et hors de la langue latine, Fanny Oudin se demande si le terme auctor ne pourrait pas être appliqué à la personne à l'origine d'une lettre écrite en vernaculaire puisqu'elle est le garant du contenu de la lettre sur laquelle elle appose son sceau (« Le signataire des lettres vernacu- laires médiévales est-il un auctor ? »). La question se repose à la Renaissance pour le même genre littéraire : «Peut-on être auctor en matière épistolaire à la Renaissance ?L'exemple de Marc-Antoine Muret », selon le titre de Laurence Bernard-Pradelle.
Les progrès scientifiques à la Renaissance et dans les siècles suivants ont amené les savants à remettre en question l'autorité (auctoritas) des Anciens et à s'y opposer parfois fortement : Vio- laine Giacomotto-Charra montre l'avènement de la figura du savant, qui affiche une pensée autonome (« `Je, au contraire' :figura du savant et transformation de la notion d'auteur au xvie siècle »).
L'ouvrage apporte donc des éléments éclairants. Le sens le plus usuel d'auctor est «garant »avec une valeur laudative dans le domaine juridique et politique, et avec une acception «instigateur» pour la personne qui exerce une influence sur autrui en vertu de son prestige et de son auctoritas. Auctor se répand aussi dans le domaine de la littérature et de la philosophie pour désigner dans un premier temps les auteurs admirés servant de référence, de modèle et derrière lesquels on s'abrite pour donner du poids à un énoncé. Mais si auctor dénote d'abord un tel personnage prestigieux, il semble ensuite au +leL siècle perdre, dans certaines occurrences, ce sème de «prestige» et «modèle à suivre », puisque Sénèque et Quintilien rejettent certains auctores «auteurs» comme mauvais ou peu intéressants et conseillent seulement la lecture des summi auctores «les meilleurs auteurs ». Apparaît alors le sens plus général «auteur d'un ouvrage»dans le domaine des lettres, présent dans fr. auteur. Néanmoins, dans la latinité, ce sens «auteur d'un ouvrage »vient seulement s'ajouter aux sens anciens de «garant, instigateur, inventeur, créateur, etc. ». Cette signification nouvelle
296 296 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
d'auctor cohabite avec les acceptions anciennes maintenues dans les domaines juridique, politique, historique, chrétien.
Michèle FRUYT
Centre Alfred Ernout de «Linguistique latine » GEHLF, STIH, Sorbonne-Université, Paris michele. fruyt @ gmail. com
LECOLLE Michelle, Les noms collectifs humains en français. Enjeux sémantiques, lexicaux et discursifs, Limoges, Lambert Lucas, coll. La Lexicothèque, 2019, 312 pages — ISBN 978-2-35935-280-1.
Douze chapitres répartis en trois parties structurent les 261 pages de texte du livre de Michelle Lecolle consacré aux noms collectifs humains (Ncoll-H). S'y ajoutent, outre l'indispensable et inévitable table des matières, sept annexes et un index des passages où sont étudiés — ou parfois seulement cités dans une liste —les noms collectifs humains traités dans le livre. C'est un outil très pratique pour consulter les remarques faites par l' autrice sur tel ou tel mot parmi ceux qui sont étudiés de près. Le nombre des renvois indique clairement ceux qui sont dans cette situation, comme les couples majorité /opposition ou droite /gauche par exemple. L'inégalité de traitement est revendiquée par f autrice même (p. 11) et certains mots ne figurent ainsi qu'une seule fois dans une liste, comme coopérative, équipage, pléiade, ploutocratie, etc. Le nombre de noms collectifs humains retenus (354) n'aurait pas permis de déve- lopper chacun d'entre eux de manière approfondie, ce qui aurait été
297 COMPTES RENDUS 297
de surcroît inutile, et f autrice a bien fait de les mentionner tous au moins une fois dans le texte et de s'attarder plus sur certains d'entre eux, plus intéressants à développer. Quatre critères des Ncoll-H sont avancés (entre autres p. 63) :morphologie au singulier (in- diquée par la détermination, les accords et les anaphores, même si certains mots sont pluralisables), pluralité sémantique, rapport d'appartenance de membre /collection et le trait /humain/.
La liste de ces 354 noms collectifs humains est considérée comme ouverte et ne sont prises en compte que des acceptions stabilisées, avec en particulier le critère de la lexicographisation, mais l' autrice montre à juste titre l'existence d'un continuum (par porosité des frontières) entre celles-ci et des emplois figurés oc- casionnels, apriori exclus de l'étude. Des innovations lexicales nécessitées par des évolutions sociétales sont évoquées, mais on n'en trouve que peu d'exemples et le terme néologie n'est utilisé que deux fois dans le livre (p. 61 pour minorités visibles, diversité..., et p. 169 pour la Sarkozie ; le concept est aussi présent sans la dé- nomination p. 153). L'absence d'un index des notions ne permet pas de faire des vérifications rapides (peut-être des occurrences de néologie nous ont-elles échappé) ou des recherches ciblées au- tour de telle ou telle notion. La liste des Ncoll-H a été constituée de plusieurs manières. L'autrice a d'abord procédé à une «col- lecte conjoncturelle» (p. 18) de candidats Ncoll-H glanés çà et là pendant des années (dont beaucoup présents dans des études antérieures de linguistes s'étant intéressés à ce domaine, en parti- culier celle de Lammert 2000), puis elle a procédé à une recherche automatisée sur le TLFi en utilisant sept mots (assemblée, groupe, ensemble, etc.) présents en première position comme définissants et en éliminant le bruit. Cette requête a permis de faire apparaître des noms d'assemblées spécifiques (cénacle, conclave, convent...), des suffixés peu connus ou peu fréquents (bleusaille, gueuserie...). L'autrice a de surcroît constitué, à partir d'Europresse (restreint à la presse généraliste française), un corpus numérisé des occur- rences du mot gouvernement (1609 réparties dans 243 articles), soumis au concordancier Antconc pour étudier la distribution de
298 298 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
ce mot. Enfin la base Frantext a été mise à contribution pour la collecte ponctuelle d'attestations et de leurs environnements lexi- caux. Les acceptions polysémiques sont décomptées séparément il y ainsi deux Ncoll-H troupe, selon qu'il s'agit du domaine de l'armée (des militaires) ou de celui du spectacle (des comédiens, des danseurs...).
Les trois parties du livre sont consacrées respectivement à «une présentation générale des caractéristiques des Ncoll-H dans leur ensemble », puis « au relevé et à la description de différentes sous-classes » (p. 183) de ces mots et enfin à une approche discur- sive avec la prise en compte des aspects rhétoriques et pragmatiques de leur utilisation. Dans l'ensemble de l'ouvrage les réflexions sont fondées sur des énoncés authentiques, très souvent mais pas exclu- sivement tirés de la presse d'information générale (référencés et mis en contexte) et non sur des énoncés construits (ou seulement exceptionnellement).
Trois grands profils de Ncoll-H (avec des chevauchements qui font qu'un même item peut relever de plusieurs profils) sont établis au chapitre 6, même s'il en a été question avant —entre autres, mais pas seulement, dans l'introduction du chapitre précédent —avec reprise des trois «paraphrases déjà mentionnées» (p. 109)
i) «faire avec »: (finalité, but commun — «fonctionnalité »), catégorie représentant presque la moitié des 354 items (176). La liste en est fournie dans l'annexe 2.
ü) «être comme »• (similitude, voire identité commune) — in- diquée comme ne relevant pas des Ncoll-H pour Joostens
dont ni le nombre ni la liste ne sont donnés en annexe.
iii) «être avec »: (contiguïté) dont l'annexe 3 fournit la liste des 45 membres.
Le lecteur aura intérêt à consulter les trois premières annexes avant de se lancer dans la lecture du livre même pour avoir une vision synoptique du matériel lexical traité en détail dans les diffé- rents chapitres.
299 COMPTES RENDUS 299
Comme le sous-titre du livre l'indique, l'approche est priori- tairement sémantique et les aspects morphologiques et distribution- nels (relevant de la syntaxe) sont secondaires sans être totalement absents toutefois. Cette prééminence du sémantique est revendiquée à plusieurs reprises par l' autrice. Si la place secondaire accordée à la morphologie du fait de la disparité des types de formation (mots simples, mots dérivés par suffixation —avec quelques suffixes privilégiés —apparentés morphologiquement ou non aux noms des membres, etc.) se conçoit aisément, on se demande si une prise en compte systématique de la distribution de chacun des 354 Ncoll-H recensés n'aurait pas permis d'établir des sous-classes sémantiques, de plusieurs niveaux hiérarchiques, mieux assurées.
Si fautrice fait, comme c'est l'usage, un état de la question de la dérivation sémantique en citant les principaux travaux antérieurs dans le domaine (comme ceux de Borillo, Flaux, Lammert, Cruse, Pustejovsky) au début du chapitre 7 avant d'exposer ses propres options, elle procède curieusement en sens inverse pour les typo- logies des collectifs, où les divers classements des prédécesseurs (Schnedecker, Cruse, Gross, Joosten, Aliquot-Suengas et Lammert) sont exposés à la fin du chapitre 5. Il est vrai que le chapitre 6 re- prend et approfondit les trois grands profils adoptés pour classer les Ncoll-H.
Si le lecteur est toujours bien guidé par des annonces précises et des récapitulatifs (un peu trop ?scolaires) du type « ce qu'il faut retenir », c'est au prix d'une omniprésence du je qui est parfois gênante, même s'il ne s'agit pas d'une manifestation d'hybris de la part de l' autrice, tant s'en faut, mais souvent au contraire d'une marque de modestie (ce que j'écris n'engage que moi). Si la lecture est balisée et facilitée par les annonces, les transitions, etc. (ce qui ne va pas sans des redites souvent soulignées comme telles), elle est souvent en revanche rendue difficile par l'accumulation de remarques explicatives d'exemples, parfois nombreux, qui les suivent : le lecteur aurait dès lors intérêt à bousculer l'ordre écrit en commençant par lire d'abord le premier exemple puis ses commen- taires, qui précèdent, avant de passer au second et ainsi de suite.
300 300 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
Curieusement un ordre plus directement lisible est adopté ailleurs, en particulier p. 241-242. Il arrive aussi que la rédaction reste abstraite faute d'explicitation d'exemples donnés comme preuves, comme si les choses allaient de soi, mais ce n'est pas toujours le cas. Notons que dans l'exemple Il entre dans l'église, p. 228, il n'y a pas d'ambiguïté, puisque la minuscule implique qu'il s'agit du bâtiment et non de la communauté des fidèles (acception pas nettement indiquée dans la note 38, p. 145 : l'Église est quasi- ment assimilée au seul clergé) et de l'institution qui prennent la majuscule, comme c'est d'ailleurs indiqué dans la note suivante (39). Avec la majuscule, ce serait par ailleurs plutôt l'entrée dans la communauté chrétienne par le baptême que l'intégration dans le clergé par l'ordination.
Un problème de terminologie linguistique —une lacune dans la tradition —apparaît au sujet du terme lexicalisation utilisé dans l'ouvrage avec deux traits qu'il faut dissocier : le statut d'unité lexicale (signe linguistique ayant une unité fonctionnelle et mémo- risée ou mémorisable, et les néologismes sont des unités lexicales comme les autres nonobstant leur nouveauté) et la large diffusion d'une unité qui la rend connue d'un grand nombre de membres de la communauté linguistique (elle est reconnue quand on la ren- contre ànouveau, dans la compétence passive, et utilisable en cas de besoin dans la compétence active). La diffusion (qui fait perdre progressivement le statut de néologismes à des mots récents) ne confere pas le statut d'unité lexicale, qui est présent dès la création.
Le livre, bien informé, est dense et opère de nombreuses dis- tinctions fines dont ce compte rendu ne présente pas tous les détails et toute la richesse. Sa lecture s'impose à tous ceux qui s'intéressent à la sémantique des noms.
Jeân-FranÇO1S SABLAYROLLES CUSPC et HTL UMR 7597 jfsablayrolles @ wanadoo.fr
LAURENT Nicolas, La part réelle du langage. Essai sur le système du nom propre et sur l'antonomase de nom commun, Paris, Honoré Champion, 2016, 238 pages — ISBN 9-782745-330086.
Le titre, La part réelle du langage, et le sous-titre, Essai sur le système du nom propre et sur l'antonomase de nom commun, ne peuvent manquer d'intriguer le lecteur linguiste ou philosophe. Comment fonder une réflexion générale concernant la «réalité du langage» sur deux questions aussi particulières qu'une catégorie grammaticale familière, nom propre, et une figure de rhétorique savante, connue des seuls spécialistes, antonomase de nom com- mun ?
Nicolas Laurent (désormais NL) s'en explique dans l'Intro- duction de son livre. Son intention est d'attirer l'attention sur le rôle de la dimension extralinguistique du nom propre, qui a été sous-estimée dans les travaux antérieurs. Or, il est impossible d'édi- fier une théorie unifiée du nom propre, sans prendre en compte «le lien qu'instaurent les noms propres entre le langage et la réa- lité », comme y invitait déjà Kleiber (1981:295). On découvre par là ce que cet intitulé a d'hyperbolique, puisqu'il s'agit, en fait, d'un ouvrage tiré d'une thèse de linguistique (soutenue en 2010, à Paris 1V) où la part réelle du langage est réduite à la seule question des noms propres.
278 278 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
I. Le système du nom propre
Si le titre est braqué comme un projecteur puissant sur la composante «mondaine» du Npr, placée ainsi en pleine lumière, que nous apprend le sous-titre ?Principalement que l'ouvrage est divisé en deux parties, encadrées par une courte introduction et une conclusion encore plus brève. Ce que met bien en évidence la Table des matières, reprise ci-dessous
Introduction (p. 7-16)
STTÉ, CONCEPT (p. 17-136)
COMMUN (p. 137-209)
tème du nom propre (p. 211-214).
Il suffit de comparer le nombre de pages et de chapitres, pour découvrir l'importance inégale de ces deux parties : la première (119 pages, 4 chap.) étant pratiquement le double de la seconde (72 pages 2 chap.). «Le système du nom propre» est donc au centre de l'étude de NL, tandis que «l'antonomase de nom commun », en tant que forme frontière, n'en constitue qu'un appendice marginal.
Mais le lecteur ne peut manquer d'être désorienté par les trois termes qui résument « le système du nom propre» :propriété, exten- sité, concept. Et son désarroi est encore accru par les deux principes énigmatiques de « déconceptualisation et conceptualisation dans le système du nom propre »évoqués dans la conclusion.
L'Introduction (p. 10-13) apporte quelques éclaircissements. Confronté à des opinions antinomiques à propos du sens et des emplois des Npr, NL a cherché à les surmonter en se ralliant au compromis que propose Marc Wilmet dans le cadre de la théo- rie psychomécanique de Gustave Guillaume (1883-1960). Selon Wilmet, les différentes thèses sur le sémantisme du Npr « appré- henderaient chacune une portion de vérité » et seraient « complé- mentaires plus que contradictoires ». Pour les concilier, il suffit de les concevoir selon le principe guillaumien de chronogenèse
279 COMPTES RENDUS 279
c'est-à-dire du temps impliqué par les opérations de la pensée et du langage. Wilmet distingue trois étapes dans la chronogenèse du Npr : 1) au niveau de la langue ; 2) au niveau de la dénomination ; 3) au niveau du discoursl.
NL adopte «la représentation d'une temporalité sous-jacente au Npr » défendue par Wihnet. Et il «s'inspire librement des principes de la linguistique guillaumienne », pour concevoir un «système » du Npr, «sous l'angle d'un déroulement d'une suc- cessivité ». Les trois termes énigmatiques de propriété, extensité, concept marquent les «trois moments » qui servent à «baliser la chronologie (et donc l'interprétation) du Npr» (p. 10). Plus concrètement
Il s'agira, par exemple, de reconnaître que le Npr «Charles »porté par Charles représente un avant et le Npr désignant Charles en tant qu'il s'appelle Charles, un après, ces deux états correspondant à une chronologie factuelle ou à une simple présupposition, une chronolo- gie de raison. [...] En aval, «Charles »peut encore conceptualiser quelques propriétés de Charles pour les appliquer à Charles ou à autrui et déterminer un nouvel après du Npr (p. 10).
Deuxième source d'inspiration guillaumienne :les deux pro- cessus, complémentaires et antagonistes de «déconceptualisation et conceptualisation qui structurent la sémantique du Npr» (p. 9). On peut y voir, en fait, une adaptation du double mouvement de particularisation et de généralisation, un mécanisme fondamental chez Guillaume qui le schématise par un tenseur binaire radicale. Il s'agit d'un principe tout-puissant dans la pensée guillaumienne qui sert à tout expliquer comme le principe du Yin et du Yang dans la pensée chinoise antique. C'est donc à partir de la psychomécanique de Gustave Guillaume que NL forge ses outils théoriques pour
1 Cf. Wilmet M., «Nom propre et ambiguïté », Langue française, n° 92, 1991 : 114- 115. « En langue, le Npr serait un "asémantème", un signe "à signifié vide". l.e transit de la langue au discours exige une dénomination qui connecte le signifiant à un référent ». En discours, le Npr circonscrit à tel ou tel «objet du monde »reçoit a posteriori un contenu sémantique tiré de propriétés remarquables de son référent.
z Cf. Soutet O., «Peut-on représenter la chronogen8se sur le tenseur binaire radi- cal? », Langue française, n° 147, 2005/3 : 19-39.
280 280 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
édifier un système unitaire du Npr. Un tel système doit non seule- mentpermettre «d'articuler et d'intégrer dans un tout cohérent des types différents de dénominations » ,mais aussi «d'organiser les différentes formes d'un même Npr, de son fonctionnement standard à ses diverses constructions modifiées » (p. 10).
On ne peut que souscrire au double objectif que s'est fixé NL. Mais c'est sa démarche pour l'atteindre qui soulève des questions.
NL déclare en effet qu'il s'appuie sur «une lecture attentive des textes philosophiques et linguistiques consacrés au Npr» (p. 7). Il précise même dans la présentation de sa thèse
Souhaitant établir non pas seulement une synthèse, mais une sorte de système du nom propre, nous avons exploré —parfois quasi phi- lologiquement, et comme stylistiquement —l'ensemble du corpus théorique disponible. (L'information grammaticale 131, 2011:48)
Apparemment, nom propre est utilisé ici comme terme fédé- rateur pour constituer un corpus de textes linguistiques et philoso- phiques. NL va tirer de ce corpus tous ses matériaux empiriques, (observations, analyses et exemples), comme l'atteste, en fin d'ou- vrage, un «index des noms» de plus d'une centaine d'auteurs cités scrupuleusement àchaque page. Il en résulte une sorte de démons- tration polyphonique où dominent les voix de quatre linguistes contemporains : G. Kleiber (plus de 60 citations), M.-N. Gary- Prieur (une cinquantaine), K. Jonasson (une trentaine), M. Wilmet (une quarantaine). Trois autres linguistes sont cités une vingtaine de fois : S. Leroy, M. Noailly, B. Meyer, N. Flaux3.
Les philosophes non francophones arrivent loin derrière Searle (cité 5 fois), Kripke (4 fois), Austin et Mill (3 fois), Carnap et Frege (une fois). La bibliographie confirme donc l'exploitation privilégiée des études linguistiques contemporaines consacrées
3 Ces indications sont approximatives, car elles sont tirées de l'index final. Orcelui-ci
ne comptabilise pas les occurrences, mais indique les pages (y compris la bi- bliographie) où NL cite un auteur. Il peut s'agir d'une simple mention ou d'un développement assez long.
281 COMPTES RENDUS 281
aux noms propres en français4. Alors que du côté des écrits en anglais sur le Npr logique, la bibliographie de NL présente des lacunes (absence notamment de Putnam, Quine ou Strawson). Du côté des travaux linguistiques sur le Npr, NL a recensé et exploité minutieusement un corpus quasi exhaustif. Ce qui rend étonnante l'absence de la somme théorique et descriptive qu'est l'ouvrage de 378 pages de Willy Van Langendonck paru en 2007, Theory and Typology of Proper Namess.
Mais comment élaborer «un système unitaire du Npr» en as- semblant des arguments tirés de points de vue aussi éclectiques ? Et comment le lecteur ne se perdrait-il pas dans un dédale de concepts- clés disparates à travers lequel NL lui-même semble incapable de le guider comme le suggère l'absence d'un index général des notions ?
NL utilise donc essentiellement un corpus de textes représen- tatifs de la littérature linguistique «récente »sur le Npr, pour se rattacher , à la manière des philosophes, à ce qu'il considère comme «le courant dominant» de son époque théorique qui commence dans les années 1980, avec la thèse de Kleiber6. Ainsi se jette-t- il dans un débat rhétorico-philosophique où il ne vise qu'à faire prévaloir sa thèse, en plaidant pour l'existence d'un système unifié
a Cette prédominance des travaux de linguistes français contemporains dans le cor- pus de NL est encore renforcée si on y ajoute R. Martin (16 fois) ou B. Bosredon et Guillaume (10 fois), sans parler des autres linguistes contemporains mentionnés à plusieurs reprises comme Buyssens, Siblot, Vaxelaire, etc.
s NL ne mentionne qu' un court article de 1999 de Van Langendonck à qui il emprunte notamment la notion de lemme proprial ou «propre considéré indépendamment de ses utilisations effectives » (p. 30) à travers une citation de xleiber. D'autre part, NL juge «non recevable» «l'argumentation de Van Langendonck» contre la repré- sentation du sens du Npr par la paraphrase : <le x appelé /Npr> invoquée ailleurs par Kleiber (p. 66-67). Même oubli dans Langue française 190, «Noms propres » (2016), coordonné par LN. L'ouvrage de Van Langendonck n'apparai~t que dans la bibliographie de G. Kleiber (p.54).
6 On en trouvera une confirmation dans la Présentation que fait NL du n° 190 de Langue française qu'il a coordonné sur Noms propres (2016). NL fait de la th8se de G. Kleiber publiée en 1981 sous le titre Problèmes de référence :descriptions de- ,finies et noms propres «l'ouvrage qui a inauguré l'époque théorique qui est la nôtre pour l'étude du Npr ». On y reconnaît une démarche ordinaire en philosophie pour dégager un «courant dominant» , là où les linguistes cherchent plutôt à construire une théorie à finalité heuristique et explicative.
282 282 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
basé sur la «double nature du nom propre ». NL fait preuve d'un indéniable talent de polémiste, pour démonter toutes les idées qui vont à l' encontre de «son »système du Npr et pour confectionner un nouveau cocktail théorique en réutilisant des matériaux extraits d'études antérieures.
Une telle démarche dispense NL d'un historique des travaux antérieurs sur la question du Npr en logique et en linguistique. Il postule, d'entrée de jeu, une unique catégorie «Npr» et son objectif est d'inventer un système qui englobe toutes les formes et valeurs répertoriées dans son corpus de textes. À cet effet il met au point une terminologie qui remplit trois conditions.
La première est l'exigence d'un terme unique qui s'applique à tous les objets appelés noms propres dans son corpus de travail. Il peut s'agir aussi bien des noms propres des grammairiens que de la catégorie prototypique du Npr des linguistes ou du nom propre logique en relation avec le problème du sens et de la référence à un particulier. La décision terminologique de NL est donc com- mandée par son hypothèse d'articuler en un seul système tous les objets appelés noms propres dans son corpus de textes (articles ou ouvrages). Il ne vérifie pas au préalable si le terme «Npr» est univoque ou plurivoque. Dans ce dernier cas, il s'agirait d'un dé- nominateur commun fallacieux en raison de l'hétérogénéité des objets que les grammairiens-linguistes et philosophes logiciens appellent nom propre.
La seconde condition, qui découle de la première, est le rejet de tout terme concurrent, susceptible de réduire le champ du Npr. Si NL reconnalt l'existence de sous-groupes de noms propres, il refuse catégoriquement la coexistence de deux catégories d'expres- sions dénommant des particuliers. Ainsi accepte-t-il la dichotomie entre noms propres essentiels vs accidentels de Wilmet qui, écrit NL, «rejoint peu ou prou la répartition de K. Jonasson en deux types de Npr, les noms propres purs et les noms propres descriptifs ou mixtes » (p. 83). Le mérite que NL reconnaît à ces subdivisions, c'est de décrire plus finement le «matériau lexical constitutif du Npr », qui va du nom « proprial» simple et sémantiquement opaque
283 COMPTES RENDUS 283
(Orléans, Racine), jusqu'à une expression nominale complexe et en partie sémantiquement transparente (la Nouvelle-Orléans, la rue Racine, l'Assemblée nationale), en passant par des jalons inter- médiaires.
Mais, un autre motif implicite pousse NL à adopter cette des- cription dichotomique des Npr. Elle fournit un argument en faveur de sa thèse de la «double nature du Npr », au prix d'un réajuste- ment. NL reproche à Wilmet de « faire du Npr attribué à un x un désignateur et de cet x un référent », alors que, selon lui, « il faut concevoir deux régimes, extra-linguistique et linguistique du Npr ». Ce qui l'incite à «reprendre » et «adapter » la terminologie de M. Wilmet, en l'appliquant au seul Npr-propriété. Il oppose donc «le Npr-propriété essentiel au Npr-propriété accidentel, dans le but déclaré de mettre au jour les particularités sémantiques du Npr conçu indépendamment de (et [...] antérieurement à) sa fonction de désignateur de l' x nommé » (p. 81).
Inversement, NL condamne toute proposition susceptible de porter atteinte à la conception prototypique qui lui permet de poser l'existence d'une unique catégorie Npr, admettant des « sous- catégories » qui partagent plus ou moins de propriétés du Npr central —d'ailleurs jamais défini mals seulement illustré par des exemples comme «Charles », «Socrate» ou «Paris ». Aussi juge- t-il que «n'est pas recevable » la dichotomie établie entre «nom propre » et «dénomination propre » par B. Bosredon dans son ouvrage sur Les titres de tableaux (1997). Il y voit «une position étroite, si ce n'est étriquée, du nom propre réduit à son prototype ("Charles", "Paris") ». Il lui reproche de «construire des classes là où il convient, plutôt, d'identifier des positions dans une caté- gorie unique », selon l'hypothèse que lui-même défend. NL réduit donc les «dénominations propres » à des «formes périphériques
Cf. Jonasson (1994 : 36) cité par NL : «Du point de vue morphologique, tous les Npr ne sont pas "purs". Le matériau lexical constitutif du Npr peut être un ou plusieurs Nc, éventuellement accompagnés de modifieurs adjectivaux ou prépositionnels ».
284 284 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
ou non prototypiques de la catégorie "Npr" » (p.83) et assimile cette catégorie à son système unifié du NPrg.
La troisième condition est le recours à des subdivisions in- ternes, qui précisent les caractéristiques de la catégorie Npr. La première est le dédoublement du Nom propre en Npr- propriété et Npr-expression qui sert à dégager la «double nature du Npr»
Afin de rendre compte plus précisément de cette «double nature » du Npr, nous proposons d'appeler
— Npr-propriété le Npr attribué « en propre » à l'x extra-linguistique, la propriété dénominative étant définie par le fait pour cet x de porter ce nom, d'être appelé Npr-propriété;
— et Npr-expression le Npr référant à cet x ainsi nommé, id.e. doté du Npr-propriété correspondant. (p. 30)
On remarquera que NL dédouble à la fois le terme et la notion de Npr et matérialise cette dichotomie au niveau typographie
Par convention, nous présentons le Npr-propriété en italiques et le Npr-expression en romain : «Charles »est formé à partir de Charles. (p. 31, n. 12)
Cette notation n'est pas très heureuse, car les guillemets rap- prochent le Npr-expression d'une citation, tandis que les italiques mettent en relief l'importance du Npr-propriété. NL est d'ailleurs le premier à se laisser abuser par les conventions graphiques qu'il adopte. Ainsi affirme-t-il que le Npr-expression est «cité » et il déploie toute son ingéniosité à étendre le sens de «citation » de
Dans sa présentation des articles du numéro de Langue française 190 consacré aux Noms propres (2016), NL est bien obligé de constater que Gary-Prieur limite aux noms simples, monolexicaux, l'étude des relations entre Npr et Nc, dans une op- tique qui se veut strictement grammaticale. Et il admet que «dans ce cas de figure, il faut sans doute distinguer entre Np et "dénomination propre" (Bosredon 1997), qui partagent le même rôle "monoréférentiel" mais n'ont pas les mêmes propriétés formelles ». Mais, il a du mal à accepter cette distinction et sugg8re une alterna- tive : « Ou bien gagne-t-on à conserver le terme de Np pour des dénominations individuelles qui ne sont pas des "noms" ? ». Question purement rhétorique, puisque lui-même expose « un système du Npr» où, précise-t-il, «nous ne distinguons pas entre Np et "dénomination propre" ». Et pour cause, c'est toute sa construction théorique qui s'effondrerait!
285 COMPTES RENDUS 285
manière à définir le Npr-expression comme un « désignateur cita- tionnel », nouveau terme qui ne fait qu'obscurcir un peu plus le fonctionnement discursif du Npr
Utiliser en discours le Npr comme désignateur référant à un x, c'est citer le nom appartenant « en propre » à cet x. (p. 45)
Quant à la glose «s'appeler Npr-propriété », censée exposer le statut « extralinguistique d'existant mondain» de la propriété déno- minative, elle est inutilisable, car incompatible avec la construction s'appeler. Ce verbe exige en effet d'être suivi d'une expression en mention, donc de «Npr-expression» et non de Npr-propriété.
N'aurait-il pas été plus simple d'opposer les emplois des mêmes formes de Npr dans des énoncés où ils sont en emploi référentiel (ou en usage) et ceux où ils sont en emploi autonymique (ou en mention) plutôt que de recourir à une dichotomie entre Npr-propriété et Npr-expression qui complique inutilement la des- cription linguistique? D'autant que NL ne dit pas sur quoi il se fonde pour «soutenir »aussi catégoriquement que la « singularisa- tion formelle » du Npr prototypique (« singularisation graphique, morpho-acoustique et morphosyntaxique ») «révèle la double na- ture d'un élément linguistique relevant peu ou prou du monde extra-linguistique » (p. 20). En quoi, par exemple, la majuscule initiale d'un nom propre indique-t-elle que ce nom est (ou doit être) une propriété du dénommé? Ou comment la majuscule peut-elle contribuer à distinguer le Npr-propriété du Npr-expression qui par- tagent la même forme à majuscule initiale ? Et comment concilier le double statut du Npr «mondain »avant d'être «lexical »avec l'explication guillaumienne de l'article zéro ?Pour Guillaume, en effet, que cite NL
Le nom propre, dès qu'on le pense, éveille dans l'esprit l'idée d'un individu et d'un seul. [...] Autrement dit la soudure est si étroite entre le nom potentiel et le nom en effet qu'ils forment un même bloc. C'est cette abolition de tout écart, et partant de toute transition, entre les deux états nominaux, qui cause le traitement zéro. (p. 25)
286 286 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
La théorie guillaumienne du temps opératif est orientée de la pensée au langage et de la langue au discours. Elle ne saurait donc servir à justifier la thèse de NL qui présuppose l'existence du «Npr-propriété dans le monde »comme condition nécessaire au fonctionnement du Npr-expression dans le discours.
Le système unitaire du Npr édifié par NL est donc loin de jeter un nouvel éclairage théorique sur la catégorie linguistique du Npr permettant d'en affiner l'analyse. Le lecteur se perd dans un patchwork de citations, de subtiles discussions terminologiques et une profusion de néologismes savants qui aboutissent à un langage ésotérique où l'obscur est expliqué par du plus obscur. En voici quelques illustrations
Peut-on mettre au jour une mathématique conceptuelle à laquelle rapporter l'ensemble des modifications du Npr ? (p. 10)
Là où certains proposent une approche « dé-ontologisée» du Npr [...], nous défendons une analyse partiellement « dé-linguisticisée » et donc fortement « ré-ontologisée », parce que seule cette dé-linguisti- cisation, paradoxalement, permet de décrire linguistiquement le Npr (p. 11).
Face à « j e » , «ici » , «maintenant »qui opèrent une discrimination qu'on peut dire égologique, «Charles »relève de la deixis altérolo- gique. Ilpermet la pensée indexicale à propos d'autrui [...], il établit un «pont » selon la métaphore de M.-N. Gary-Prieur (2001:156) entre la pensée et un individu. (p. 78)
Si l'on cherche à conceptualiser le fait qu'un x ait, porte, possède... un nom, on doit y voir une propriété essentielle post hoc, une sorte de «connexion de re ». Charles est une propriété transmondaine post hoc de l'x appelé Charles. (p. 36-37)
N'est-ce pas une façon bien compliquée de dire que quelqu'un se prénomme Charles? Sans parler de l'énigmatique porteur d'un Npr, toujours réduit à la lettre « x », par reprise de la formule que Kleiber (1981) a proposée comme glose du sens dénominatif du Npr. N'est-ce pas mélanger les niveaux d'analyse que de combiner l'article défini singulier « le »avec le symbole d'une variable « x »
287 COMPTES RENDUS 287
pour désigner un référent unique ? Et, une telle glose, détachée de tout modèle théorique, permet-elle d' expliciter le rôle sémantique du référent supposé ancrer le Npr propriété dans le monde réel ? Enfin, comble du paradoxe, alors que NL vise essentiellement à «nouer» le Npr-propriété à son porteur, il représente celui-ci par un x aussi fantomatique que l'idée mallarméenne de fleur transformée poétiquement en«l'absente de tout bouquet ».
De même que cette première partie ne commençait pas, de manière canonique, par un état de la question, de même elle ne s'achève pas, comme attendu, par un bilan récapitulatif. Mais elle se conclut sur une envolée littéraire, qui rapproche le Npr modifié du « figural » de L. Jenny dans La parole singulière
il rend possible une esthétique de la pensée qui, faisant entrer le « désignateur rigide »dans des processus re-présentatifs, se fonde sur «une nouvelle décision expressive [...] où s'entend l'écho de la fondation de la langue » (Jenny 1990:25)
II. L'antonomase de nom commun
Avec la seconde partie, NL abandonne l'approche logico- linguistique du Npr dans le sillage de Kleiber pour se tourner vers la rhétorique. Ce faisant, il s'inscrit dans un courant récent quia re- donnévie àune figure de discours au «nom barbare d'antonomase9» à la lumière des nouvelles approches linguistiques du nom propre. NL croise ainsi des études portant sur l'histoire des tropes, ou figures de sens auxquelles est rattachée l'antonomase10 avec des
v Cf. Darmesteter A., La vie des mots, 1886, Paris, Delagrave.
io Pour la rhétorique, voir : E Soublin-Douay, 1988, Présentation et notes de l'édi- tion Des tropes ou des différents sens, de Dumarsais (1730); M. Meyer, 1995, Synecdoques, Études d'une figure de rhétorique, T. II, Paris, L'Harmattan; Chap. IX «Antonomase du nom commun» refonte d'un article de 1987 écrit avec M. Du- bucs ; Chap. X «Antonomase du nom propre »reprend un article de 1981, écrit en collaboration avec J.-D. Balaye. et un article de 1987 ; H. Fuzier, 2002, Le Trope. En relation avec le De Tropis de Charisius, essai de mise en perspective historique du concept depuis l'antiquité gréco-latine jusqu'à la, fin du ~ siècle, th8se, Montpel- lier III. Pour le rapprochement entre antonomase et nom propre, cf. S. Leroy, 2004, De l'identification à la catégorisation. L'antonomase du nom propre en français,
288 288 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
travaux linguistiques qui s'intéressent aux relations sémantiques entre le nom propre et l'antonomase. II tire de ces travaux anté- rieurs, «un récit », qui relate «l'histoire du terme d'«antonomase ». Ainsi commence-t-il par établir un découpage en trois périodes
On peut poser que trois grands moments scandent l'histoire de «antonomase » ou latin « pronominatio »
L'antonomase antique et médiévale correspond à l' antonomase de Nc (appelons-la antonomase I)
L'antonomase mise en place à partir de la Renaissance devient progressivement une antonomase double <de Nc et de Np> (anto- nomase II)
L'antonomase contemporaine tend à évincer l'antonomase de Nc (antonomase III)
En dehors de la terminologie qui lui est personnelle, NL ne fait que reprendre les trois étapes historiques de l'antonomase établie par ses devanciersll. Il les cite d'ailleurs abondamment, en y ajoutant des commentaires et des critiques ponctuelles. À cette documentation de seconde main pour la période antique et médiévale, succède toutefois un inventaire de première main, de l'antonomase II dans les traités de rhétorique des xvle et xvlle siècles. Enfin, il résume à coups de citations les définitions de l'antonomase III dans les manuels et les dictionnaires de stylistique et de poétique des xxe et xxle siècles12. On peut dire que NL
Louvain-Paris, Peeters ; N. Flaux, 2000, «Nouvelles remarques sur l' antonomase ». Curieusement, NL parle d'« antonomase de Nc ou de Npr» , là où ses devanciers parlent d' «antonomase du Npr ».
u NL n'inverse-t-il pas la chronologie en indiquant qu'il est « enti8rement d'accord»
avec N. Flaux qui proc8de au même découpage historique que lui, en citant un
article que cette linguistique a publié en 2000, donc bien des années auparavant. Et,
il a beau jeu de reprocher à F1aux de désigner ces trois périodes «par trois Npr »
(Quintilien, Dumarsais et Fontanier) et de critiquer son interprétation.
iz On comprend mal le rôle de cet inventaire aussi fastidieux que minutieux. Sert- il àredéfinir la figure de l'antonomase en rompant avec la perspective rhétorique de Meyer (1995) ou linguistique de Leroy (2004)? (cf. supra n. 10). Ou encore contribue-t-il à réviser l'histoire des tropes en général telle que la présentent
289 COMPTES RENDUS 289
ressuscite la figure de l'antonomase en renouant avec les disputes scolastiques stériles et alambiquées des rhétoriciens à partir de la Renaissance, mais réajustées à la sémantique du Npr.
NL voit dans l'antonomase rhétorique un outil pour distin- guer les deux seuils qui, selon lui, doivent délimiter la «catégorie scalaire du Npr », en revenant à la double antonomase II
Nous pensons que l'antonomase de Nc gagne à être décrite comme le trope complémentaire de l'antonomase de Npr dans le cadre d'une description linguistique du Npr. Ce qui est proposé ici, c'est une redéfinition de l'antonomase de Nc à des fins d'identification d'une position seuil, au sein du système du Npr et d'un continuum d'un moins à un plus de «proprialité ». (p. 169)
À la rhétorique, NL emprunte d'abord une terminologie gréco- latine archaïque, qu'il complexifie encore, en l'accommodant à l'édification de sa «catégorie Npr ». Ainsi en parlant de double régime d'antonomase, NL instaure-t-il une symétrie et une oppo- sition entre la dénomination des deux seuils : le seuil d'amont est l'antonomase de Npr qui fait passer d'une expression concep- tuelle àune expression dénominative. L'antonomase opposée de Nc indique, à l'inverse, la sortie du domaine dénominatif du Npr et l'entrée dans le domaine conceptuel d'un Nc ou dans le sens compositionnel d'un SN.
Il en tire, ensuite, un principe d'explication d'une catégorie scalaire du Npr, en s'appuyant sur une des classifications des tropes qui voit dans l'antonomase une synecdoque. Et il se livre alors à des commentaires philosophico-stylistiques, accumulant les citations les plus hétéroclites en un pot-pourri notionnel qui ne peut que décourager le lecteur profane ou le linguiste. Une simple définition de la prototypie aurait empêché de la confondre avec un type d'in- terprétation sémantique standard et aurait permis de ne pas poser l'existence d'une antonomase de Nc prototypique pour le moins problématique
l'article de Soublin, 1978 « 13 ~ 30 ~ 3 », Langages, p. 41-54 et l'édition des Tropes de Dumarsais de Douay-Soublin, 1988 ?
290 290 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
l'antonomase de Nc prototypique consiste en une description définie figée associée à un particulier déjà nommé (p.176)
On saisit ici le mélange qui est fait entre la notion rhétorique de trope, la «description définie » ou le référent «particulier »des logiciens et le concept métalinguistique de «figement ».
On voit comment, de glissements de sens en chevauchements de termes et de notions, NL en arrive à unifier la synecdoque en la considérant comme une figure qui joue sur le plus et le moins et à en tirer des degrés de « proprialité »ainsi qu'une orientation bipolaire de la catégorie du Npr, dont les synecdoques du Nc et du Npr sont les formes-limites. L'antonomase du Npr (l'Orateur pour Cicéron) marquerait, en amont, le seuil dénominatif d'entrée dans la catégorie-Npr ;tandis qu'en aval, l'antonomase de Nc (la Ville Lumière pour Paris) marquerait le seuil de sortie, le passage de l'usage dénominatif de Npr à un usage conceptuel de Nc. Ce faisant, il raffine encore sur l'analyse déjà embrouillée des figures de sens, en unifiant des «opérations » de statut théorique différent conception substitutive des tropes (un mot pris dans le sens d'un autre) à finalité stylistique (notion d'écart et de choix) ;catégories logiques de l' ixtension /extension, utilisées pour «trouver l'unité » de la synecdoque «dans ce qu'elle est un trope prioritairement extensionnel» (p. 187); sans parler d'une argumentation qui repose essentiellement sur des citations, selon la démarche des critiques littéraires. Par exemple, NL emprunte à Beauzée l'appellation de «synecdoques d'individu » (p.191) pour en faire un usage per- sonnel, en projetant sur ce «trope » sa conception du Npr et de l'antonomase du Nc
L'antonomase de Npr et l'antonomase de Nc constituent bien deux «synecdoques d`individu » , la première proposant une variante pu- rement grammaticale du trope par laquelle est simplement figée une désignation indirecte de l'x nommé (p. 193)
Pour NL, il semble que le «nom »constitue la panacée qui résout tous les problèmes. Ainsi qualifie-t-il l'antonomase de Nc de «Npr occasionnel» en l'opposant aux Npr essentiels, en s'inspirant
291 COMPTES RENDUS 291
de la dichotomie morphologique de Wilmet entre Npr « acciden- tels » et Npr «essentiels » (p. 171). Ou encore prend-il pour argent comptant l'idée de Perrin (qui reste pourtant à démontrer) qu'une antonomase de Nc comme « la Grosse Pomme» est une « dénomina- tion citative»qui «fait allusion à ses énonciations passées» (Perrin 2002) et l'assimile-t-il à «une forme de citation lexicalisée ».
Était-il nécessaire de faire tous ces détours pour aboutir à ne même pas distinguer nettement au niveau formel un nom propre en tant qu'unité lexicale simple (i) et une dénomination syntagmatique polylexicale (la Ville Lumière) ?
Le «montage systémique » de NL repose, on le voit, sur une construction faite d'emprunts terminologiques hétéroclites rele- vant de conceptions et classifications rhétoriques fluctuantes que l'auteur mêle de manière anachronique et qu'il cautionne par une mosaïque de citations plutôt que de procéder à des descriptions empiriques à l' aide de critères linguistiques explicites.
On ne peut qu'admirer l'ingéniosité de la conclusion qui ré- sume la structuration sémantique du Npr par une représentation schématique guillaumienne à l'aide d'un tenseur binaire
qui fait se succéder deux tensions, l'une particularisante (mouvement à l'étroit de l'individualisation du Npr qui correspond virtuellement à une déconceptualisation),1'autre généralisante (mouvement au large de la conceptualisation du Npr-expression en discours). (p. 213)
Mais, il s'agit de l'invention d'une catégorie du Npr montée de toutes pièces, sans assise linguistique factuelle ou théorique. NL fait donc plus oeuvre de romancier que de linguiste. Parti À la recherche du système du nom propre, il accorde à la part réelle de cette catégorie linguistique, le rôle de la petite madeleine dans le roman de Proust. Un tel rapprochement n'est pas qu'une image. NL adopte en effet un mode de présentation qui relève davantage de la critique littéraire et du débat d'idées philosophiques que d'une étude linguistique, susceptible de faire progresser l'analyse et l'explication du fonctionnement sémantique des noms propres. A contrario, la démarche de NL montre que si la linguistique et
292 292 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
surtout la sémantique ne sont pas des sciences exactes, elles ont cessé d'être de la littérature.
Irène TAMBA CRLAO-EHESS
irene.tamba@ orange.fr
GAVOILLE Élisabeth (dir.), Qu'est-ce qu'un auctor ? Auteur et auto- rité, du latin au, francais, 2019, Bordeaux, Ausonius Éditions, coll. Scripts Receptoria 17, 281 pages — EAN 9782356133274 ; ISSN 2427-4771.
Il s'agit des actes du colloque «Qu'est-ce qu'un auctor?» (2016, Tours) organisé dans le cadre d'un programme de recherche sur l'histoire de mots-clés dans la littérature latine et la culture européenne : lat. auctor, auctoritas et fr. auteur, autorité. L'ouvrage fait suite à :L'autorité dans le monde des lettres, É. Gavoille, M.-P. de Weerdt-Pilorge et P. Chardin (éds.), Paris, 2015 ; Conseiller, diriger par lettre, É. Gavoille et F. Guillaumont (dir.), 2017, Tours.
La part du latin est ici prédominante avec douze articles, à quoi s'ajoutent trois articles sur le Moyen Âge, la Renaissance, le xvle siècle. Une excellente introduction (Élisabeth Gavoille) montre la pluralité des significations ou acceptions d'auctor, qui peut qualifier un garant, un homme doté d'autorité pour agir, un dé- fenseur, un modèle, un inventeur, un inspirateur, un fondateur. Sont également rappelées les interprétations des auteurs antérieurs (dont
293 COMPTES RENDUS 293
É. Benveniste, «Le censor et l'auctoritas », dans Le vocabulaire des institutions européennes II, 1969).
Le premier article (Laurent Gavoille, «Auctor, augeo et les notions de `force' et d' `accroissement' ») étudie l'étymologie et la formation d'auctor, proposant que le terme ne soit pas fait sur le verbe augére (dont le sens usuel est «augmenter » avec une construction transitive), mais directement sur le radical latin aug-, issu d'une «racine» indo-européenne signifiant «être fort ». Pour l'indo-européen, l'auteur suit le Lexikon der indogermanischen Verben (H. Rix, dir.) avec, par exemple, pour -é- deux formations d'essif et de fientif. Il propose de voir dans augére un essif à l'ori- gine, considérant le sens causatif dans la construction transitive comme résultant d'une réinterprétation.
Le second article (Élisabeth Gavoille, «Quelques cas de syno- nymie avec auctor ») étudie sémantiquement auctor en le confron- tant àdes termes qui semblent être des parasynonymes, mais qui, en réalité, ne dénotent pas les mêmes notions : pour la «force d'ac- tion » (p. 61), auctor s'oppose à conditor, actor, artifex, rector ; pour la «force d'initiative et de décision », à suasor, princeps, ma- gister;pour la «force d'inspiration et de transmission, modèle », à doctor, scriptor; pour la «force d'instauration, puissance initiale », auctor désigne l'être à l'origine de la cité (Romulus), du savoir (Platon, Cicéron) ou de l'univers (Dieu).
Auctor et auctoritas sont ensuite analysés d'un point de vue juridique et politique par Michèle Ducos, pour la portée de l'ex- pression patres auctores à propos de l'autorité (auctoritas) des sénateurs, dont l'auteur rappelle les données historiques et l'évolu- tion («Patres auctores :droit et politique au Sénat, à la fin de la République »).
Deux articles traitent d'auctor, auctoritas chez des historiens. Pour Tite-Cive, Liza Méry s'interroge sur les raisons justifiant l'appellatif d'auctor attribué à Auguste (« Augustus auctor ? Le débat sur les dépouilles opimes (Liv. 4,20,5-11) »). Pour Tacite, Olivier Devillers étudie auctoritas, dont il perçoit trois emplois l'autorité du Sénat, d'Auguste et du bon général dans des contextes
294 294 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
de relations politiques et de rapports de force. Lorsque auctor est employé pour l'activité historiographique, Tacite lui accorde une connotation laudative. Selon Ida Gilda Mastrorosa, qui traite de «la construction du mythe de Lucius Junius Brutus à l'époque impé- riale », l'expression Rei publicae Romanae auctor se justifie pour Brutus, le héros qui chassa le dernier Tarquin, puisqu'il instaura la république.
Après l'histoire, l'ouvrage aborde les lettres de manière chro- nologique, en commençant par la philosophie chez Cicéron. Pour Sophie Aubert-Baillot («Remarques sur les notions d'auctor et auctoritas en philosophie chez Cicéron »), si auctor est généra- lement connoté de manière laudative, Cicéron qualifie certains philosophes d'auctores de façon «subjective, voire polémique ».
Vient ensuite le +1~ siècle avec Sénèque : Aldo Setaioli («Auctor et interpres chez Sénèque ») montre en contexte scienti- fique et philosophique que Sénèque oppose l'auctor, qui est garant et inventeur d'une théorie, au simple interpres, qui se contente de répéter les idées du chef de son école. Mais l'auteur souligne en même temps l'évolution sémantique d'auctor vers «auteur d'un ouvrage », sens confirmé chez Sénèque et Quintilien par Sylvie Franchet d'Espérey («Auctor au ler siècle après J.-C.: l'invasion du domaine des lettres »).
Les auteurs chrétiens reprennent auctor et autoritas, mais en transforment la référence par adaptation à la doctrine chré- tienne. Cécile Biasi montre, dans la correspondance de Jérôme, que l'auctoritas repose désormais sur la ueritas Hebraica, caracté- ristique de Jérôme dans son activité de traduction des sources en hébreu biblique («Jérôme traducteur et auctor : la ueritas Hebraica source d'auctoritas dans la Correspondance »). François Guillau- mont étudie l'expression auctor uniuersi d'abord dans les passages latins reflétant la philosophie grecque, puis chez Sénèque et, enfin et surtout, chez les auteurs chrétiens pour qualifier Dieu, créateur de l'univers. Dans l'écriture et la réécriture hagiographique, Al- berto Ricciardi s'interroge sur le sens d'auctor à la fin de la latinité
295 COMPTES RENDUS 295
et au début du Moyen Âge («Auctor fra scrittura e riscrittura agio- grafica »).
Pour l'époque médiévale plus tardive et hors de la langue latine, Fanny Oudin se demande si le terme auctor ne pourrait pas être appliqué à la personne à l'origine d'une lettre écrite en vernaculaire puisqu'elle est le garant du contenu de la lettre sur laquelle elle appose son sceau (« Le signataire des lettres vernacu- laires médiévales est-il un auctor ? »). La question se repose à la Renaissance pour le même genre littéraire : «Peut-on être auctor en matière épistolaire à la Renaissance ?L'exemple de Marc-Antoine Muret », selon le titre de Laurence Bernard-Pradelle.
Les progrès scientifiques à la Renaissance et dans les siècles suivants ont amené les savants à remettre en question l'autorité (auctoritas) des Anciens et à s'y opposer parfois fortement : Vio- laine Giacomotto-Charra montre l'avènement de la figura du savant, qui affiche une pensée autonome (« `Je, au contraire' :figura du savant et transformation de la notion d'auteur au xvie siècle »).
L'ouvrage apporte donc des éléments éclairants. Le sens le plus usuel d'auctor est «garant »avec une valeur laudative dans le domaine juridique et politique, et avec une acception «instigateur» pour la personne qui exerce une influence sur autrui en vertu de son prestige et de son auctoritas. Auctor se répand aussi dans le domaine de la littérature et de la philosophie pour désigner dans un premier temps les auteurs admirés servant de référence, de modèle et derrière lesquels on s'abrite pour donner du poids à un énoncé. Mais si auctor dénote d'abord un tel personnage prestigieux, il semble ensuite au +leL siècle perdre, dans certaines occurrences, ce sème de «prestige» et «modèle à suivre », puisque Sénèque et Quintilien rejettent certains auctores «auteurs» comme mauvais ou peu intéressants et conseillent seulement la lecture des summi auctores «les meilleurs auteurs ». Apparaît alors le sens plus général «auteur d'un ouvrage»dans le domaine des lettres, présent dans fr. auteur. Néanmoins, dans la latinité, ce sens «auteur d'un ouvrage »vient seulement s'ajouter aux sens anciens de «garant, instigateur, inventeur, créateur, etc. ». Cette signification nouvelle
296 296 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
d'auctor cohabite avec les acceptions anciennes maintenues dans les domaines juridique, politique, historique, chrétien.
Michèle FRUYT
Centre Alfred Ernout de «Linguistique latine » GEHLF, STIH, Sorbonne-Université, Paris michele. fruyt @ gmail. com
LECOLLE Michelle, Les noms collectifs humains en français. Enjeux sémantiques, lexicaux et discursifs, Limoges, Lambert Lucas, coll. La Lexicothèque, 2019, 312 pages — ISBN 978-2-35935-280-1.
Douze chapitres répartis en trois parties structurent les 261 pages de texte du livre de Michelle Lecolle consacré aux noms collectifs humains (Ncoll-H). S'y ajoutent, outre l'indispensable et inévitable table des matières, sept annexes et un index des passages où sont étudiés — ou parfois seulement cités dans une liste —les noms collectifs humains traités dans le livre. C'est un outil très pratique pour consulter les remarques faites par l' autrice sur tel ou tel mot parmi ceux qui sont étudiés de près. Le nombre des renvois indique clairement ceux qui sont dans cette situation, comme les couples majorité /opposition ou droite /gauche par exemple. L'inégalité de traitement est revendiquée par f autrice même (p. 11) et certains mots ne figurent ainsi qu'une seule fois dans une liste, comme coopérative, équipage, pléiade, ploutocratie, etc. Le nombre de noms collectifs humains retenus (354) n'aurait pas permis de déve- lopper chacun d'entre eux de manière approfondie, ce qui aurait été
297 COMPTES RENDUS 297
de surcroît inutile, et f autrice a bien fait de les mentionner tous au moins une fois dans le texte et de s'attarder plus sur certains d'entre eux, plus intéressants à développer. Quatre critères des Ncoll-H sont avancés (entre autres p. 63) :morphologie au singulier (in- diquée par la détermination, les accords et les anaphores, même si certains mots sont pluralisables), pluralité sémantique, rapport d'appartenance de membre /collection et le trait /humain/.
La liste de ces 354 noms collectifs humains est considérée comme ouverte et ne sont prises en compte que des acceptions stabilisées, avec en particulier le critère de la lexicographisation, mais l' autrice montre à juste titre l'existence d'un continuum (par porosité des frontières) entre celles-ci et des emplois figurés oc- casionnels, apriori exclus de l'étude. Des innovations lexicales nécessitées par des évolutions sociétales sont évoquées, mais on n'en trouve que peu d'exemples et le terme néologie n'est utilisé que deux fois dans le livre (p. 61 pour minorités visibles, diversité..., et p. 169 pour la Sarkozie ; le concept est aussi présent sans la dé- nomination p. 153). L'absence d'un index des notions ne permet pas de faire des vérifications rapides (peut-être des occurrences de néologie nous ont-elles échappé) ou des recherches ciblées au- tour de telle ou telle notion. La liste des Ncoll-H a été constituée de plusieurs manières. L'autrice a d'abord procédé à une «col- lecte conjoncturelle» (p. 18) de candidats Ncoll-H glanés çà et là pendant des années (dont beaucoup présents dans des études antérieures de linguistes s'étant intéressés à ce domaine, en parti- culier celle de Lammert 2000), puis elle a procédé à une recherche automatisée sur le TLFi en utilisant sept mots (assemblée, groupe, ensemble, etc.) présents en première position comme définissants et en éliminant le bruit. Cette requête a permis de faire apparaître des noms d'assemblées spécifiques (cénacle, conclave, convent...), des suffixés peu connus ou peu fréquents (bleusaille, gueuserie...). L'autrice a de surcroît constitué, à partir d'Europresse (restreint à la presse généraliste française), un corpus numérisé des occur- rences du mot gouvernement (1609 réparties dans 243 articles), soumis au concordancier Antconc pour étudier la distribution de
298 298 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
ce mot. Enfin la base Frantext a été mise à contribution pour la collecte ponctuelle d'attestations et de leurs environnements lexi- caux. Les acceptions polysémiques sont décomptées séparément il y ainsi deux Ncoll-H troupe, selon qu'il s'agit du domaine de l'armée (des militaires) ou de celui du spectacle (des comédiens, des danseurs...).
Les trois parties du livre sont consacrées respectivement à «une présentation générale des caractéristiques des Ncoll-H dans leur ensemble », puis « au relevé et à la description de différentes sous-classes » (p. 183) de ces mots et enfin à une approche discur- sive avec la prise en compte des aspects rhétoriques et pragmatiques de leur utilisation. Dans l'ensemble de l'ouvrage les réflexions sont fondées sur des énoncés authentiques, très souvent mais pas exclu- sivement tirés de la presse d'information générale (référencés et mis en contexte) et non sur des énoncés construits (ou seulement exceptionnellement).
Trois grands profils de Ncoll-H (avec des chevauchements qui font qu'un même item peut relever de plusieurs profils) sont établis au chapitre 6, même s'il en a été question avant —entre autres, mais pas seulement, dans l'introduction du chapitre précédent —avec reprise des trois «paraphrases déjà mentionnées» (p. 109)
i) «faire avec »: (finalité, but commun — «fonctionnalité »), catégorie représentant presque la moitié des 354 items (176). La liste en est fournie dans l'annexe 2.
ü) «être comme »• (similitude, voire identité commune) — in- diquée comme ne relevant pas des Ncoll-H pour Joostens
iii) «être avec »: (contiguïté) dont l'annexe 3 fournit la liste des 45 membres.
Le lecteur aura intérêt à consulter les trois premières annexes avant de se lancer dans la lecture du livre même pour avoir une vision synoptique du matériel lexical traité en détail dans les diffé- rents chapitres.
299 COMPTES RENDUS 299
Comme le sous-titre du livre l'indique, l'approche est priori- tairement sémantique et les aspects morphologiques et distribution- nels (relevant de la syntaxe) sont secondaires sans être totalement absents toutefois. Cette prééminence du sémantique est revendiquée à plusieurs reprises par l' autrice. Si la place secondaire accordée à la morphologie du fait de la disparité des types de formation (mots simples, mots dérivés par suffixation —avec quelques suffixes privilégiés —apparentés morphologiquement ou non aux noms des membres, etc.) se conçoit aisément, on se demande si une prise en compte systématique de la distribution de chacun des 354 Ncoll-H recensés n'aurait pas permis d'établir des sous-classes sémantiques, de plusieurs niveaux hiérarchiques, mieux assurées.
Si fautrice fait, comme c'est l'usage, un état de la question de la dérivation sémantique en citant les principaux travaux antérieurs dans le domaine (comme ceux de Borillo, Flaux, Lammert, Cruse, Pustejovsky) au début du chapitre 7 avant d'exposer ses propres options, elle procède curieusement en sens inverse pour les typo- logies des collectifs, où les divers classements des prédécesseurs (Schnedecker, Cruse, Gross, Joosten, Aliquot-Suengas et Lammert) sont exposés à la fin du chapitre 5. Il est vrai que le chapitre 6 re- prend et approfondit les trois grands profils adoptés pour classer les Ncoll-H.
Si le lecteur est toujours bien guidé par des annonces précises et des récapitulatifs (un peu trop ?scolaires) du type « ce qu'il faut retenir », c'est au prix d'une omniprésence du je qui est parfois gênante, même s'il ne s'agit pas d'une manifestation d'hybris de la part de l' autrice, tant s'en faut, mais souvent au contraire d'une marque de modestie (ce que j'écris n'engage que moi). Si la lecture est balisée et facilitée par les annonces, les transitions, etc. (ce qui ne va pas sans des redites souvent soulignées comme telles), elle est souvent en revanche rendue difficile par l'accumulation de remarques explicatives d'exemples, parfois nombreux, qui les suivent : le lecteur aurait dès lors intérêt à bousculer l'ordre écrit en commençant par lire d'abord le premier exemple puis ses commen- taires, qui précèdent, avant de passer au second et ainsi de suite.
300 300 CAHIERS DE LEXICOLOGIE
Curieusement un ordre plus directement lisible est adopté ailleurs, en particulier p. 241-242. Il arrive aussi que la rédaction reste abstraite faute d'explicitation d'exemples donnés comme preuves, comme si les choses allaient de soi, mais ce n'est pas toujours le cas. Notons que dans l'exemple Il entre dans l'église, p. 228, il n'y a pas d'ambiguïté, puisque la minuscule implique qu'il s'agit du bâtiment et non de la communauté des fidèles (acception pas nettement indiquée dans la note 38, p. 145 : l'Église est quasi- ment assimilée au seul clergé) et de l'institution qui prennent la majuscule, comme c'est d'ailleurs indiqué dans la note suivante (39). Avec la majuscule, ce serait par ailleurs plutôt l'entrée dans la communauté chrétienne par le baptême que l'intégration dans le clergé par l'ordination.
Un problème de terminologie linguistique —une lacune dans la tradition —apparaît au sujet du terme lexicalisation utilisé dans l'ouvrage avec deux traits qu'il faut dissocier : le statut d'unité lexicale (signe linguistique ayant une unité fonctionnelle et mémo- risée ou mémorisable, et les néologismes sont des unités lexicales comme les autres nonobstant leur nouveauté) et la large diffusion d'une unité qui la rend connue d'un grand nombre de membres de la communauté linguistique (elle est reconnue quand on la ren- contre ànouveau, dans la compétence passive, et utilisable en cas de besoin dans la compétence active). La diffusion (qui fait perdre progressivement le statut de néologismes à des mots récents) ne confere pas le statut d'unité lexicale, qui est présent dès la création.
Le livre, bien informé, est dense et opère de nombreuses dis- tinctions fines dont ce compte rendu ne présente pas tous les détails et toute la richesse. Sa lecture s'impose à tous ceux qui s'intéressent à la sémantique des noms.
Jeân-FranÇO1S SABLAYROLLES CUSPC et HTL UMR 7597 jfsablayrolles @ wanadoo.fr
- Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- ISBN : 978-2-406-10712-5
- EAN : 9782406107125
- ISSN : 2262-0346
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10712-5.p.0277
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/07/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français