Hommages à Bernard Quemada qui nous a quittés le 5 juin 2018
- Publication type: Journal article
- Journal: Cahiers de lexicologie
2018 – 2, n° 113. Néologie et noms propres - Authors: Gross (Gaston), Pruvost (Jean)
- Pages: 9 to 14
- Journal: Journal of Lexicology
HOMMAGEs À BERNARD QUEMADA
QUI NOUS A QUITTÉS LE 5 JUIN 2018
Ma première rencontre avec Bernard Quemada a eu lieu à Besançon au Centre de linguistique appliquée à la fin des années 60. Charles Muller, qui nous enseignait les statistiques à l’Université de Strasbourg, avait l’habitude d’emmener ses étudiants de 3e cycle visiter le laboratoire qu’y dirigeait B. Quemada. Ce fut pour moi une surprise particulière. Tout d’abord, on était en présence de « machines » informatiques puissantes ; inconnues alors dans le domaine des lettres, dont il nous montrait le fonctionnement et leur incidence sur le travail descriptif qu’il convenait de faire dans le domaine des langues. On était loin des généralités de Gustave Guillaume ! On avait là les prémices d’une description scientifique du français.
Quelques années plus tard, nommé à l’Université Paris 13, j’ai pu travailler au laboratoire que B. Quemada y avait fondé (il avait été auparavant à l’origine de la faculté des Lettres elle-même). Il y avait là une bibliothèque et des conditions de travail assez singulières et dont nos collègues de Paris 13 ont pu profiter jusqu’à ces dernières années. B. Quemada a favorisé aussi la création, à côté de la faculté des Lettres, d’une UFR de la communication, dont les relations de coopération étaient étendues, en particulier en Afrique du Nord.
Je dois en outre à B. Quemada, d’avoir pu enseigner très tôt dans ma carrière les statistiques dans le DEA des Sciences du langage, qui était commun à Paris 3 et Paris 13. Plus tard, je suis allé le voir régulièrement à Nancy avec mes étudiants, quand il dirigeait le Trésor de la langue française dans le cadre de l’INALF. Il y avait chez lui, comme autrefois à Besançon, un don particulier pour expliquer à des étudiants de lettres l’importance du traitement automatique des langues et la mise au point de dictionnaires informatisés. Ses exposés étaient d’une clarté et d’une élégance qui lui étaient propres !
J’ai apprécié les colloques qu’il a organisés, en particulier en Espagne, et qui étaient l’occasion d’une coopération particulièrement fructueuse avec José Antonio Pascual. Je garde enfin un souvenir ému de quelques 10soirées amicales qu’il organisait chez lui et qui étaient l’occasion de discussions agréables et d’airs de guitare ! Je suis fier enfin d’avoir dirigé pendant plus de 10 ans les Cahiers de Lexicologie, revue qu’il avait fondée en 1959.
Gaston Gross
Université Paris 13
11C’était au début des années 1970. Reçu à un concours de professeur dans l’enseignement secondaire et nommé dans le Val-d’Oise, je décidais de poursuivre mes études. C’est ainsi que je suivis les cours de Bernard Quemada à Paris XIII. Formé à l’Université de Clermont-Ferrand, j’ignorais presque tout de la linguistique. Le premier cours auquel j’assistais était le sien : ce fut une révélation. Toute mon existence allait en être métamorphosée. À dire vrai, je n’étais pas le seul : rencontrer Bernard Quemada, c’était ne plus être le même et avoir le regard rivé sur l’avenir.
Dès le premier cours, nous découvrions tous, d’une part, un grand professeur chaleureux, porteur d’une analyse historique précise de la lexicologie et de la lexicographie et, d’autre part, un grand chercheur construisant l’avenir des disciplines dont il était déjà un maître, à la pointe des outils les plus modernes, qui bien sûr nous fascinaient. Son regard ardent sur l’avenir nous stimulait ; le laboratoire qu’il avait fondé dans une aile de l’Université représentait avec ses impressionnantes machines une pépinière de projets. Et il en naquit beaucoup.
Bernard Quemada était de fait l’homme des « transcendances » et, sans qu’il le sache, un modèle. On retiendra parmi bien d’autres trois transcendances majeures. « Transcendance », c’est en effet le mot qui nous est venu à l’esprit pour qualifier l’empreinte qu’il nous a laissée, en cueillant dans ce Trésor, le TLF, offert à la langue française, les acceptions qui nous conviennent : « Transcendance… b) Tout ce qui se situe au-dessus… Ce qui dépasse l’horizon quotidien. »
Une première transcendance est assurément scientifique. Les étudiants que nous étions, une thèse en tête, souhaitant être sous son aile protectrice, bénéficiaient d’emblée d’un modèle, sa propre thèse qui venait d’être publiée, en 1967 : Les dictionnaires du français moderne, 1539-1863. Étude sur leur histoire, leurs types et leurs méthodes. Certaines thèses attirent immédiatement un qualificatif : « magistrale ». Ajoutons qu’un autre adjectif s’impose ici : « fondatrice ». Car de cette thèse naîtraient en effet bien des travaux, autant de flottilles accrochées au grand navire. Il n’y a pas, par ailleurs, de grands mouvements sur les flots scientifiques, sans un courant profond et influent, une sorte de Gulf Stream. S’il n’existe pas, il faut le créer : ce furent d’abord les Cahiers de lexicologie, revue semestrielle qu’il fonda en 1959, puis les Études de linguistique appliquée en 1962. Ces deux revues existent toujours drainant force chercheurs dans une dynamique à la fois reconnue et d’avenir. Suivirent bien d’autres 12publications associées au CNRS dans le cadre de l’INaLF, mais l’on retiendra prioritairement quelques concepts dont il fut le créateur et le promoteur.
Rappelons principalement, née dans les Cahiers de lexicologie en 1987 (numéro 51), la distinction méthodologique si fructueuse qu’il a établie entre la lexicographie et la dictionnairique. Reprécisons qu’à la lexicographie se rattache une véritable recherche conduite sur les mots et leur recensement, avec tous les travaux qui y correspondent, l’ensemble des démarches mises en œuvre n’étant pas en principe lié à des impératifs commerciaux. Pendant que, de son côté, la dictionnairique devient le fait d’élaborer un dictionnaire en tant que produit offert à la vente, avec donc toutes les problématiques dont relève chaque réalisation, en tant qu’instrument de consultation et en tant que média culturel, conçus à dessein pour un public déterminé d’acheteurs potentiels.
Autre domaine mis en pleine lumière par Bernard Quemada, la métalexicographie dont il est en somme le créateur, discipline à laquelle il donna ses lettres de noblesse, au point d’engendrer de nombreux travaux dans son sillage. Sans oublier l’intérêt qu’il portait à l’analyse des préfaces des dictionnaires, lieux de projets, de réflexion profonde et de rêves scientifiques parfois galvanisants. Là aussi, ses travaux sur les préfaces des dictionnaires, notamment sur celles des éditions de l’Académie française, ont entraîné dans son sillage des thèses sur le sujet, non seulement pour les dictionnaires monolingues français mais notamment aussi pour les dictionnaires bilingues. Je regrette aujourd’hui amèrement de ne pas avoir par ailleurs consigné les conversations qu’il tenait hors cours, en sortant par exemple de l’École pratique des hautes études dont il fut directeur d’études dès 1975, pour le français moderne : Bernard Quemada était un visionnaire, sans pour autant mettre sur papier toutes ses pensées fulgurantes.
La deuxième « transcendance » pourrait être celle correspondant au créateur de structures et à son rôle si efficient au sein des institutions. Dès 1958, il ouvrait par exemple le Centre d’études du français moderne et contemporain, rattaché au CNRS et implanté à Besançon. Ainsi les Archives du français contemporain offriraient-elles une base de plus d’un million de documents. Parmi les institutions dont il fut un maître d’œuvre citons la Délégation générale à la langue française. Nommé en 1989 à la tête du Conseil supérieur de la langue française, Bernard Quemada y pilota des commissions nationales rassemblant par exemple 13diverses instances lexicographiques, privées et publiques, en offrant à la France et à tous les francophones des conseils linguistiques, des guides. S’y rencontraient des Académiciens et des linguistes, mais aussi des artistes, « acteurs » de la langue, comme Pierre Perret et Raymond Devos.
Autre institution capitale : l’Institut national de la langue française, l’INaLF, dont il fut le directeur dès 1977. À l’opposé du directeur omnipotent qu’il aurait pu être du Trésor de la langue française, il ne cessait de déclarer que l’INaLF était une fleur avec des pétales, chaque pétale représentant un laboratoire de linguistique, l’un des pétales correspondant au Trésor de la langue française. Modestie et partage : ce fut la règle de l’INaLF. Et tous les linguistes dans leur domaine respectif s’y sont retrouvés, échangeant, construisant ensemble la recherche sur la langue française, intégrant la synchronie et la diachronie dans un même élan.
Enfin, une institution eut plus particulièrement son soutien : l’Académie française dont il fut l’un des premiers à comprendre l’apport capital à la lexicographie avec neuf éditions, fondées sur la même démarche descriptive. On a évoqué son travail sur les préfaces des différentes éditions du Dictionnaire de l’Académie française : il sut démontrer qu’il y avait à l’Académie française un travail lexicographique au long cours, de grande qualité. S’il l’avait souhaité, celle-ci l’aurait volontiers accueilli dans ses rangs. L’Académie française a de fait judicieusement rappelé à travers l’hommage qui lui fut rendu en juin dernier en séance plénière, son rôle pionnier : « Il est l’un des premiers à entrevoir les possibilités presque infinies qu’offrent aux sciences du langage l’informatique et le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication », rappelle Marc Lambron, chargé au nom de l’Académie du discours d’hommage. Et d’ajouter : « Notre compagnie n’aurait garde d’oublier de marquer toute sa reconnaissance à Bernard Quemada, qui contribua activement à rendre au Dictionnaire de l’Académie française toute sa place au cœur de la lexicographie moderne ».
La troisième transcendance relève de son profond sens de l’humanité. Un constat essentiel est d’abord à rappeler : Bernard Quemada ne s’est jamais installé sur un sommet sans hisser vers lui celles et ceux qui lui faisaient confiance, pour que chacun bénéficie de la lumière dont il était en réalité, sans en avoir pleinement conscience, le porteur. À commencer par Gabrielle Quemada, qui l’accompagnait dans sa quête scientifique, et dont il a toujours signalé le rôle important qu’elle y jouait. Il était émouvant de s’adresser souvent à un couple tout entier tourné vers 14l’avenir de la lexicologie et de la lexicographie. L’avis de Gabrielle, ses réflexions comptaient énormément pour Bernard Quemada, et il était particulièrement sensible aux marques d’estime scientifique légitimement rendues à son épouse. Par ailleurs, comme bien des grands maîtres d’une discipline, Bernard Quemada savait d’abord écouter. Que l’on soit simple étudiant ou chercheur reconnu, il prenait le temps de l’attention soutenue et bienveillante à l’autre, le temps du conseil amical, presque familial, et chacun voyait en lui un homme généreux prêt à vous comprendre, à vous épauler, à vous donner de très bons conseils. En nous marquant dès lors qu’on travaillait sa confiance ; il nous galvanisait.
Le progrès scientifique passe par la générosité : les Cahiers de lexicologie sous la houlette de Gaston Gross et de Christine Jacquet-Pfau en sont l’illustration, rassemblant des chercheurs, qui unissent leurs forces complémentaires dans un esprit prométhéen : toujours mieux connaître et mieux partager. Bernard Quemada nous a transmis sa foi en l’avenir : nous ferons tout pour en être dignes et illustrer cette harmonie scientifique à laquelle il croyait.
Jean Pruvost
Université de Cergy-Pontoise, Laboratoire CNRS Lexiques, Textes, Discours, Dictionnaires
- CLIL theme: 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- ISBN: 978-2-406-08791-5
- EAN: 9782406087915
- ISSN: 2262-0346
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08791-5.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-21-2018
- Periodicity: Biannual
- Language: French