En marge des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2017 – 3, n° 223. Les passés de Paul Claudel - Auteur : Tadié (Jean-Yves)
- Pages : 75 à 78
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
Paul Claudel, Lettres à Ysé. Édition de Gérald Antoine, préface de Jacques Julliard, Paris, Gallimard, 2017, 464 p.
Notre irruption indiscrète dans la vie privée d’un génie n’est pas sans risque. C’est pourquoi ce volume, superbement introduit, établi et annoté par Gérald Antoine et préfacé par Jacques Julliard, est resté inédit si longtemps. Risque pour l’auteur, pour la famille et pour nous. L’auteur peut-il être amoindri, la famille blessée, le public déçu ?
Il y a dans cet ensemble de presque deux cents lettres, une matière originelle, une vie en train de devenir langage, des semences ou des souvenirs de poèmes et d’œuvres d’art. On y voit à loisir un homme complexe et fragile, qui transporte son génie comme une maladie auto-immune.
La grande énigme de ces lettres, c’est la destinataire, c’est Ysé. Quelle est donc cette femme, objet de la passion du poète, sujet aussi de trouble pour beaucoup, ses maris, les familles, les enfants ? Une femme fatale comme on en voit dans les films d’aventures de l’entre-deux-guerres, joués par Greta Garbo ou Marlene Dietrich, et qui font le malheur de John Gilbert ou de Jean Gabin ? Les lettres de Rosalie Vetch à Claudel ont été détruites par leur destinataire, sans doute par une prudence élémentaire, à part celles qu’elle a écrites au début de son retour en Europe de 1904, d’ailleurs révélatrices d’une femme amoureuse de sa propre image, « la femme la plus belle de Chine », non dépourvue d’un esprit observateur et ironique, et qui ne témoignent pas d’une grande passion pour son « cher petit Consul ».
Gérald Antoine fait le portrait, qui ne la flatte pas, d’une femme dure à comprendre. Il voit, à mots couverts en elle une snob avide d’argent, une femme aux ambitions mondaines et diplomatiques déçues, une mère qui abandonne et méprise ses enfants. A-t-elle même aimé Claudel ? Il se garde de répondre à cette question, après avoir noté qu’elle écrit en 1917, douze ans après sa fuite, à celui-ci alors que son second mari, Lintner, vient de perdre toute sa fortune. Cette même question, le poète ne se l’est pas posée non plus un seul instant, croyant ce qu’il voulait croire. Écrit-elle à l’homme qu’elle aime depuis dix-sept ans ? ou au diplomate qui doit bien gagner sa vie ? Une maîtresse de maison brillante, aux robes de grand couturier, vivant dans les fêtes et la bonne société, 76entourée de meubles et d’objets de qualité et de prix, elle n’en voulait sans doute pas plus. Et que Claudel l’épouse. Elle a dû y renoncer et c’est une des raisons pour lesquelles elle a pris la fuite en 1904. L’ironie cruelle est que le mari rêvé, malgré ses deux mariages et sa liaison, elle ne l’a jamais rencontré. Claudel, lui, a cru trouver son rêve. Or ce n’était qu’une image, nourricière, splendide, mais enfin un pur fantasme, devenu à mainte reprise littérature : le dernier poème de Connaissance de l’Est, « Dissolution », la dernière page de la première des Cinq grandes odes : le navire, le soleil couchant « ce feu secret qui me ronge », la chevelure, la « Muse dans le vent de la mer », « Une réponse et une question dans tes yeux ». Et dans Corona, les poèmes de 1905, « Ténèbres », « Ballade » : « Laisse-moi voir ton visage encore ! avant qu’il soit à un autre. / du moins prends bien soin où tu seras de l’enfant, l’enfant qui nous était né de nous ». Tout est dans les poèmes. Et au théâtre, tout le monde le sait, dans Partage de Midi, dans Le Soulier de satin.
Cette correspondance est la trace d’un long apprentissage, celui de la prose du monde. Les femmes ne restent pas éternellement la chevelure dénouée au coucher du soleil, sur le pont d’un navire. Après un sommet tout de suite, la rencontre, le coup de foudre, trois ans et demi de liaison, Rosalie disparue pendant treize ans, un nouveau coup de foudre provoqué par une lettre qu’elle adresse à Claudel en 1917, les rencontres à Londres, la fin des relations charnelles exigées par un nouveau confesseur, et après Le Soulier de satin, comme si tout avait été dit, c’est la décadence inexorable de la passion, jusqu’à la cruelle dernière lettre. On avance dans deux temps différents : la progression de la vie et du vieillissement, souvent souligné par les remarques de Claudel sur sa personne, sur son corps, et les trois moments inoubliables, instants d’éternité en dehors de la vie : la première rencontre, le départ de Rosalie pour l’Europe le 2 août 1904 suivie de la nouvelle de l’« horrible trahison » le 24 février 1905, les retrouvaillles à Londres en décembre 1920 et mars 1921. À travers ces aventures, on voit passer l’ombre pathétique de Louise, tant aimée de son père et qu’on devine si malheureuse. Un moment comique, lorsque Claudel pense pouvoir lui faire épouser « un jeune musicien nommé Benoist-Méchin qui me regarde comme une espèce d’idole » (1923). Et que d’encombrements, les enfants, les maris… Que de demandes d’argent, demandes d’affection, à laquelle répond la générosité de l’amant, que de plaintes sur la santé, autre signe qu’on demande de l’amour, de la présence. La vie n’a pas dû être drôle tous les jours dans la solitude de l’appartement de la rue des Marronniers.
77On est d’abord sensible à la conception de l’amour, toujours présente. Un amour à la fois charnel et mystique, devant lequel Claudel n’a jamais été libre. Il s’est trouvé bien malgré lui dans la peau d’un personnage de Corneille et de Racine, emporté par la passion sans perdre complètement le sens du devoir, et moins que du devoir, de sa foi et de ses obligations religieuses. Une foi complète, éternelle, qui se projette dans une autre vie, plus peut-être que celle d’aucun poète depuis Dante : c’est sa conception d’un mariage mystique dans l’au-delà qui le soutient. Ce qui est interdit ici-bas sera permis là-haut, lorsque, comme le dit l’ange de l’apocalypse, il n’y aura plus de temps. Et c’est mieux ainsi : « Nous nous aimions trop pour aucune relation humaine » (16 février 1918). Il va plus loin que d’autres écrivains chrétiens qui ont connu les mêmes souffrances : Péguy et Mauriac n’ont pas l’audace de s’imaginer dans l’éternité avec l’être aimé et pourtant interdit ici-bas. Et ce d’autant mieux que Claudel a contribué, avec l’aisance que donne l’habitude, à la conversion de Rosalie Vetch. Après le mariage terrestre vient le « mariage mystique » (3 mai 1921) : « Nous échangerons cette promesse sacrée entre nous pour le temps et pour l’éternité » (12 mai1921), et à la fin, quelle récompense ! énoncée dans cette phrase superbe (ces lettres en regorgent) : « La joie que nous n’avons pas eue en ce monde, nous l’avons mise en réserve pour l’éternité » (12 janvier 1921).
Naturellement, comme le souligne Gérald Antoine, ces lettres apportent de nombreux renseignements biographiques, non seulement sur les affaires d’argent et la générosité du poète à l’égard des enfants de Rosalie, mais aussi envers les Japonais après le séisme de Tokyo ou encore sur ses retours au Japon ou sa nomination à Washington. La famille, qu’il n’oublie pas, et d’innombrables figurants au nom parfois illustre défilent dans ces lettres. Et même elles renseignent, si étrangère que leur soit la destinataire, sur ses œuvres en cours, et particulièrement sur Le Soulier de satin. C’est de l’achèvement de cette œuvre que Gérald Antoine date le déclin de la passion : on devine de l’autre côté les demandes d’argent alternant avec les plaintes sur la mauvaise santé, jusqu’à la dernière lettre conservée, qui contient cette phrase terrible, adressée à deux femmes, la mère et la fille, qui se déchirent (1947) : « Êtes-vous devenues folles toutes les deux ? »
Pour quelle faute avez vous le plus d’indulgence, demandait-on à Proust ? « Pour la vie privée des génies ». Comment donc un homme aussi intelligent que Claudel a-t-il pu aimer éperdument une femme 78qui ne s’intéressait même pas à ses livres, n’allait pas voir ses pièces, ne comprenait pas sa grandeur littéraire ? Pour comprendre cette question, que des siècles de littérature amoureuse n’ont pas éliminée, il faut se reporter à l’essai magistral d’Étienne Gilson, L’École des Muses (1951) qui porte en exergue la phrase du Soulier de satin : « Cher Rodrigue, de cette promesse que mon corps t’a faite, je suis impuissante à m’acquitter ». À partir des aventures de Pétrarque, de Baudelaire, de Wagner, d’Auguste Comte, de Goethe, ce philosophe, trop méconnu maintenant, qui alliait de manière unique la profondeur, une érudition sans limites et une clarté foudroyante, dégage une théorie de la muse aimée et inspiratrice. L’artiste a besoin que l’idéal qu’il poursuit s’incarne dans une personne visible. Son expérience amoureuse mêle l’érotisme à la quête de la beauté. La muse qui révèle une spiritualité dans la sensualité « n’y est d’abord pour rien ». « Au début, tout ce qu’on lui demande est d’exister » mais elle devient le centre d’un « orage sentimental » où « des forces qu’elle ignore émanent d’elle ». La muse peut même « ne pas partager le désir qu’elle inspire ». Il faut pourtant la remercier de sa grandeur involontaire. L’artiste attend de la muse la force d’accomplir son œuvre. Elle est moins la cause que l’occasion d’un « délire sacré » qui se passe dans le cœur du poète. Tout part de la vocation artistique et y revient. La femme est bien la « promesse » de l’œuvre d’art, qui s’efface lorsqu’elle a été tenue. C’est ce dernier drame que met en scène une correspondance unique.
Jean-Yves Tadié
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-07763-3
- EAN : 9782406077633
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07763-3.p.0075
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/12/2017
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français