[Compte rendu de] La Fleur cachée du No, Catherine Mayaux dir.
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société Paul Claudel
2016 – 1, n° 218. varia - Author: Houriez (Jacques)
- Pages: 111 to 114
- Journal: Bulletin of the Paul Claudel Society
LA FLEUR CACHÉE DU NÔ
La Fleur cachée du Nô, textes réunis et présentés par Catherine Mayaux, « Route de la Soie », Honoré Champion, 2015, 166 p.
Catherine Mayaux a réuni sept textes illustrant la notion exigeante de « fleur cachée » du nô. Leur présentation suggère, non la juxtaposition d’articles traitant d’un même thème, mais le développement d’un ouvrage écrit d’une même main, allant d’une perception globale à une pénétration graduelle de ses caractéristiques essentielles.
Son avant-propos rappelle que le tragique du nô est un accompli et que n’est dévoilé au spectateur que le songe d’un de ses protagonistes. Il est le flou du rêve et l’extension de l’imaginaire.
La fleur suppose en outre l’expansion et la pénétration du parfum. Cachée, elle relève d’une beauté unique inaccessible au grand nombre.
Chez Zeami, selon Haruo Nishino, le charme subtil d’une beauté intemporelle cultive la danse et le vaste registre de l’onirisme introduit le démoniaque. Le nô est porté par le trio indissociable de l’acteur, de l’auteur et aussi du spectateur dont l’œil et la collaboration assurent l’accomplissement du drame.
Zeami appelle « fleur » l’état zen d’absence, de conscience et de non-conscience dans lequel la complicité de l’acteur et de l’auteur plonge le spectateur. Haruo Nishino illustre par l’analyse de quelques-unes de ses œuvres comment les trois styles de la fleur « merveilleuse », de la fleur « altière et profonde » et de la fleur « sereine » répondent à la même atmosphère zen.
Akinobu Kuroda adopte une approche philosophique pour étudier le geste dans le nô. Partant de l’opposition entre la liberté et la forme, il distingue la fleur authentique, essence même du théâtre nô de la fleur d’un moment qui relève du charme, du don inné ou de l’habileté de l’acteur. Mais sur scène, dans la pratique de l’art théâtral, l’opposition s’efface, et il n’est plus qu’une seule fleur, la fleur éternelle, manifestation éphémère de l’essence de la nature.
Si l’acteur, par l’acquis de l’enseignement, peut posséder plusieurs formes, il n’est pour lui que cette seule fleur dans la possibilité de se donner une infinité de formes vivantes. C’est la fleur d’un présent éternel qui, secrète et voilée, indicible et invisible dans la disposition de l’esprit, se manifeste de cœur à cœur.
Jean-Michel Butel situe le nô dans le contexte japonais du couple uni dans l’idéal du vivre ensemble. Il analyse comment le nô a pénétré et structuré par le chant la cérémonie du mariage japonais. Le nô Takasago exalte l’idéal du vivre à deux, du vieillir ensemble sans confusion. Un couple de vieillards chante deux pins appelés « mari et femme » parce que, nés d’une même souche, ils vivent unis. Or, ils sont séparés par une baie et distants de plusieurs kilomètres. Les deux vieux époux sont les esprits de ces arbres que la distance ne peut séparer.
Ayako Nishino étudie la réception du nô en Occident d’abord jusqu’aux années 1930. L’Occidental observe d’abord le nô selon les critères de sa propre culture, en insistant sur son caractère d’art complet. Après 1900, l’ouverture du Japon permet le progrès d’une connaissance réciproque. Puis on explore la valeur littéraire et, enfin des années vingt à trente, se produit un véritable approfondissement par des études spécialisées.
Proches du symbolisme, Pound, Yeats et Claudel s’attachent au nô onirique qui les ouvre au surnaturel et Brecht, au nô du réel. Pound et Yeats ont tous deux adapté un drame de Zeami, Nishigiki, représentant deux amants séparés jusque dans la mort, mais libérés de cette malédiction par un prêtre itinérant.
Claudel s’inspire du nô sans précision de source. Il réalise la synthèse des arts, poésie, musique et danse, s’inspire d’éléments concrets de la scène japonaise, lenteur du geste, participation spirituelle du spectateur. Et l’influence du nô sur son théâtre se précise à partir du Livre de Christophe Colomb (1927).
S’inspirant du nô du monde réel, Brecht privilégie le didactisme et la distanciation par la séparation radicale des éléments, tels que tableaux et musique.
Après 1930, à l’exemple de Claudel, on écrit des nôs à partir de son expérience personnelle de spectateur et en relation avec sa propre esthétique.
Le nô, va nous dire Philippe Forest, c’est « Quelqu’un qui revient ». Claudel le sait. Mais il ne retient que ce qui est déjà dans son esprit, et c’est « venir ». Dès son premier théâtre, la Princesse de Tête d’Or, image du spirituel affrontant la violence, ne revenait pas, elle venait du pays
« Je dors » où la retenait, comme, plus tard, la Sagesse du Festin de la Sagesse et la Fiancée du Cantique des cantiques, un sommeil immémorial.
La révélation du nô n’en a pas moins été déterminante. L’Ange du Japon dans la troisième Journée du Soulier de Satin est le Japon tout entier. Il est la spiritualité d’un théâtre inspiré du nô et devenu tout entier l’Anima claudélienne. Il apporte dès lors l’apaisement. Loin de la violence de Tête d’Or, Christophe Colomb II lit à Christophe Colombe I le Livre du sens de sa vie. La dramaturgie tout entière est devenue porteuse du spirituel.
Par l’érudition de ses « Notes sur nô de Paul Claudel », Shinobu Chujo fait revivre la pensée de l’auteur, ainsi lorsque la porte du théâtre nô évoque « la porte » qu’atteint Tête d’Or, tout en étant aussi le seuil pascal et la porte ouverte à l’intervention des forces obscures de L’Orestie. On retrouve également les multiples aspects de la parenté entre le nô et l’ensemble du théâtre claudélien comme lors de l’évocation des rêveurs de Tête d’Or, waki attendant la Princesse, ou du rapport entre rythmique claudélienne et flûtes et tambourins.
Les indications incisives sur la scène confortées par des croquis précis permettent de pénétrer les textes, avec des aperçus saisissants, comme, à propos du geste, lors de la séparation du père et de la fille dans la pièce Kagekiyo (l’Aveugle).
On peut aussi apprécier comment son rapport avec des érudits comme Micciolo, Revon, Péri, Migeon, permet à Claudel de découvrir son originalité.
L’érudition de Dominique Millet-Gérard nous mène par un autre chemin à la compréhension de l’œuvre. Elle relève d’abord les lectures de Claudel : Waley, Péri, Renondeau. Elle le met ensuite à l’école du nô et de sa stylisation savante. L’étude de son rythme, de sa musique lui découvre son caractère rituel et sacré, ainsi que sa psalmodie impersonnelle qui le rapproche de la liturgie catholique. Comme, enfin, il a vécu la situation de Partage de Midi avant de la mettre sur scène, il a pu composer un nô avant peut-être d’avoir su ce que c’était. La mesure et l’extrême lenteur avec lesquelles la Princesse de Tête d’Or, dans son étrange pantomime, s’avance, son éveil les yeux fermés, l’attitude des veilleurs qui les apparente au waki, sa gestuelle de rêve ou de pacte hypnotique, son costume de scène quasi liturgique renvoient à l’éveil de la Sagesse conçue, elle, bien après la découverte du Japon.
Dans ses « notes sur le nô », le regard de Philippe Forest suscite le kaléidoscope d’une vue d’ensemble sur le nô. Il appelle les témoignages
de René Sieffert, Noël Peri, Ernest Fenellosa pour nier l’ésotérisme de Zeami et affirmer l’énigme insoluble dont procède la parole littéraire. L’ignorance de la langue et des codes a permis paradoxalement aux écrivains européens d’accéder au cœur de l’expérience dramatique du nô. Ils l’ont rêvé et de ce rêve est sortie une part de leur œuvre.
Rien n’arrive qu’une vision révélatrice de l’ombre d’un passé dont le spectateur doit partager le désir. Philippe Forest s’appuie ensuite sur le théâtre et sur la vie de Zeami pour révéler le secret du nô, celui de l’art même qui n’a d’autre raison d’être que de manifester une magnifique absence.
Et peut-être estimera-t-on que cette alternance de regards japonais qui donnent du nô une perception directe, et français qui, vu l’ignorance de la langue et des codes, suscitent le rêve, en constitue une approche originale et une perception neuve.
Jacques Houriez
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-05898-4
- EAN: 9782406058984
- ISSN: 2262-3108
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-05898-4.p.0111
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-21-2016
- Periodicity: Four-monthly
- Language: French