Claudel en situation(s)
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société Paul Claudel
2015 – 3, n° 217. Claudel et les écrivains contemporains - Author: Stétié (Salah)
- Pages: 21 to 30
- Journal: Bulletin of the Paul Claudel Society
CLAUDEL EN SITUATION(S)
Deux citations, prises dans Tête d’Or et La Ville :
Fouillez mon cœur ! et si vous y trouvez
Rien autre qu’un désir immortel, jetez-le au fumier, faites-le manger par les cloportes !
Je ne parle pas selon ce que je veux, d’abord le souffle m’est enlevé !
Et de nouveau, de l’existence de la vie se soulève le désir de respirer !
Et j’absorbe l’air, et le cœur profond, baigné,
Il dit, et je restitue une parole ;
Et alors je sais ce que j’ai dit. Et telle est ma joie.
Mais, troisième citation, bien plus violente, tirée de Ténèbres :
Je suis ici, l’autre est ailleurs, et le silence est terrible :
Nous sommes des malheureux et Satan nous vanne dans son crible.
Je souffre, et l’autre souffre, et il n’y a point de chemin
Entre elle et moi, de l’autre à moi point de parole ni de main.
Rien que la nuit qui est commune et incommunicable,
La nuit où l’on ne fait point d’œuvre et l’affreux amour impraticable.
Je prête l’oreille, et je suis seul, et la terreur m’envahit.
J’entends la ressemblance de sa voix et le son d’un cri.
J’entends un faible vent et mes cheveux se lèvent sur ma tête.
Sauvez-la du danger de la mort et de la gueule de la Bête !
Voici de nouveau le goût de la mort entre mes dents,
La tranchée, l’envie de vomir et le retournement.
J’ai été seul dans le pressoir, j’ai foulé le raisin dans mon délire,
Cette nuit où je marchais d’un mur à l’autre en éclatant de rire.
Celui qui a fait les yeux, sans yeux est-ce qu’il ne me verra pas ?
Celui qui a fait les oreilles, est-ce qu’il n’entendra pas sans oreilles ?
Je sais que là où le péché abonde, là Votre miséricorde surabonde.
Il faut prier, car c’est l’heure du Prince du monde.
On ne lit pas Claudel : on le subit. On le subit ou on le refuse. Tout d’un bloc comme bloc de ciment armé. Je n’ai jamais su refuser le vieux bonhomme. Je l’ai reçu comme un violent coup à la tête, de ceux qu’on opère sous le nom de traumatisme crânien. Or ce n’est pas seulement le crâne l’engagé dans l’affaire, mais c’est le cœur aussi. Parfois tous les printemps du cœur à la fois. Oui, j’ai peu résisté, toute résistance s’avérant pour moi inutile dès les trois premiers mots, inutile face à ce diable d’homme pestilentiel, tous dards dehors. Ah ! Claudel…
L’homme est grand et grandiose à la manière de l’univers qu’il est et qu’il prétend doubler par sa parole. Cieux, étoiles, arbres, lumière(s) et nuit(s), culture et fleuves, jardins et civilisations, églises et temples, espaces et temps, divinités et saintetés, désespérances et farouches exaltations, muses formidablement chanteresses, femmes aux rayonnantes déchirures, affaires impures des hommes et la dévastation de ceux-là par tous les déserts cruellement épanouis de leur cœur, retour des siècles à la façon des hautes vagues et leur rupture, oui, la rupture des temps, du Temps, par de l’éternité avide, assoiffée et goulue, toutefois délicate, lys, aubépines en fleur et la plus vaste rose nourricière du grand Tout, parfumée par son essence de beauté d’on ne sait quelle limpidité ineffable, par ailleurs élévations et cataclysmes les unes aux autres se faisant répons, verbes et adverbes, rimes et assonances se pourchassant dans l’étendue vibratoire comme cavaliers d’insaisissable Mongolie, chastes et la lame ensanglantée dans le poing serré triomphal, Tête d’Or tant de fois vu et revu et pour qui tout est action, est obsession, est création, Mesa et Ysé, dans leur rayonnement vide et débordant d’amour comme s’ils avaient été rêvés par saint Augustin qui énonce, intuition saisissante qui se vérifiera égale dans le prodigieux déconcerté concert du Partage de Midi : « Il n’y a pas deux amours », La Jeune fille Violaine, traquée en ses multiples versions à face complexifiée, simplifiée, amplifiée, puis rendue, aveugle et radieuse, au miracle acté par l’espérance : le don de ressusciter les morts. Je dis aussi, parmi ces puissants détails mémoriaux/immémoriaux, l’intervention de Madame la Lune, liseuse d’invisible à Mogador arbitrant le plus haut débat qui soit entre Doña Prouhèze et Don Rodrigue, le poids d’appoint de cette histoire d’âmes éternelles jetées dans l’incendie de l’être étant un soulier de satin… Au centre de cela qui est théâtre et vérité, masse énorme et bougeant comme la mer sous la lame inflexible de l’épée, il y a un fait de mémoire, rien qu’un fait de mémoire ! Mémoire du deuxième
pilier à droite du chœur de Notre-Dame soudain entré comme un poignard dans le cœur labouré de Paul et lentement, longuement, opérant. Paul au centre de son jardin qui est le monde, celui de toujours. Celui de saint Thomas et de certain Arthur Rimbaud, lequel multiplie l’illumination indiciblement reçue par Paul de ses propres illuminations. Claudel au milieu de tout cela comme un sanglier interdit. Ses yeux d’admirable amande bougeant comme essoufflés dans la chute de la lumière des lustres. Noël, Noël tombant sur le jeune et lumineux sanglier. Sacré Claudel !…
Avec ce poète cosmique (et, à l’occasion, comique), il ne faut pas hésiter, ni même une seconde, à user avec excès de points de suspension et de points d’exclamation. Suspension quand la respiration à double forge pulmonaire s’arrête, coupée par des ciseaux, devant la splendeur d’un paysage, de scènes infiniment furieuses rendues soudain tendrement muettes et mystérieusement verdoyantes, d’un chant lointain dans le claquement mouillé d’une voile, « comme une voix de femme et d’ange ». L’exclamation, avec Claudel, est toujours au bout de la plume : c’est un émerveillé qui jamais ne sait retenir pour lui un ravissement, le plus souvent dépassant de loin l’objet provocateur de l’excès d’exaltation pour rebondir en battement de tambour ou en improvisation à la clarinette d’un bord à l’autre de la toile affective et mentale que Paul Claudel tend à travers les espaces et les temps comme le fit Rimbaud avec ses « guirlandes d’or » tendues sur lesquelles il dansa. J’ai moi-même connu ce genre de rebondissement spectaculaire en qui la manifestation naturelle se convertit en expansion cosmique. À titre d’exemple, Claudel a rencontré lui aussi, lui d’abord, le puissant fleuve Iguassu au point de jonction du Brésil, de l’Argentine et du Paraguay, ajoutant ses torsades de boue rouge à la précipitation dans le vide de ses cascades vertes rebondissant d’une corniche dressée d’arbres (palétuviers ?) à l’autre corniche surélevée en sorte que la planisphérité du monde semble, soudain, jaillir en verticalité de colonne. Le poète écrit dans Cent phrases pour éventails :
Au travers de la cascade |
une longue fée horizontale verte et rose joue de la flût e |
Et c’est bien cela aussi, ce chaud et froid, qu’il me semble, lecteur exposé, percevoir dans la langue si brûlante et si magnifiquement glacée des Cinq Grandes Odes ainsi que dans celle, moins exhibée et plus refermée sur son énigme, de La Cantate à trois voix. Je le note au passage : je suis de ceux qui croient fermement que c’est dans la contemplation auditive de la nature que ce poète hors norme a recueilli les éléments sonores du frémissant, du si vivant tissu musical qui constitue l’un des ensorcellements de son écoute. J’ai le plus souvent lu Claudel à voix haute et, si même à voix basse, la langue au niveau de l’oreille interne déploie son volume en ses modulations nerveuses ici suspensives, là exclamatives. On doit s’arrêter, au passage, sur la mesure sonore privilégiée par le poète : Claudel, à la manière de Max Jacob, déteste le « entrer en alexandrin », rythme contraignant et souvent, sauf chez l’adorable Racine, paré d’artifices, côté cour.
Donc, horreur du douze, sauf chez Jean Racine, poète musicien, d’une autre façon que Claudel, mais cependant homme de feu comme Claudel. Valéry, alexandriniste et dodécasyllabiste, qui assure que si le rythme d’un des vers de la pièce l’eût exigé, Racine aurait modifié tout le caractère de Phèdre, Valéry ne semble pas avoir été attiré et séduit par le verset claudélien. Le chiffre impair est celui de la divinité trinitaire, le cinq, le sept, le neuf, chiffres bibliques et légendaires, et ils fascinent l’auteur entre autres des Sept contre Thèbes. Est-ce de ma part jouer avec les Chiffres et les Nombres dont Baudelaire certifiait qu’on n’en sort jamais ? Pour Claudel qui l’énonce dans Cent phrases pour un éventails :
qu’il y ait |
|
Il faut |
dans le poëme |
un nombre |
|
tel |
|
qu’il empêche |
|
de compter |
Il dit aussi :
Aucun |
|
nombre |
mais |
une odeur |
|
indivisible. |
Dans ces soupirs évasifs un art poétique complet respire. D’une certaine façon, les nombreuses pages que le poète a consacrées à son art, si riches, si pleines – avant l’intervention surajoutée de la construction théologique et du commentaire dogmatique – sont condensées en ces quelques mots irrécusables.
Claudel est un homme de feu. L’est-il aussi, de larmes ? Pleure-t-il ? Il pleure comme ça pleut, si cela consent à pleuvoir. À vrai dire, la pluie ne me paraît pas son élément à la manière dont le sont précisément le feu, la terre, la mer. Monsieur l’Ambassadeur pleure peu, s’il tonne beaucoup et si, comme le vent, il mugit dans les branches merveilleuses qui lui sont versets et phrases. Qui jamais, sachant pleurer au très petit matin mouillé (c’est mon cas), lui pardonnera sa sœur Camille ? – Qui ?
Paul Claudel toute sa vie a plaidé pour l’unité de l’homme, à juste titre. Il n’existe pas dans l’homme d’aspect métaphysique qui serait opposé et opposable à l’homme physique lancé dans son activité professionnelle ou sociale et délié de tous ses autres engagements. De sorte que ce ne serait nullement attenter à cet homme qui sait qu’il sera interrogé, fondamentalement interrogé, que de le peser à son plus juste poids en faisant appel à ses siens critères. Or c’est un diplomate réussi que notre grand bonhomme seigneurial, un homme de carrure et de carrière, un calculateur. Ce ne fut pas le cas de Saint-John Perse malgré la combinatoire habile de son pseudonyme sur laquelle avec émerveillement – et non sans sourire – j’ai écrit. Au contraire de l’autre grand poète, Claudel n’invente pas a posteriori de rapports diplomatiques prophétiques et simulés. Il y a des naïvetés persiennes dont il se garde bien et d’ailleurs je ne sais pas en quelle réserve d’estime il pouvait, lui, tenir son cadet qui est une très belle fabrique de très haut style – mémorable et chantourné. Lui, le massif Claudel, est un ambassadeur qui tient bien sa boutique et ses livres de compte, précis et clairs, ayant suspendu dans son arrière-boutique le portait de Pétain pour le temps de Pétain et celui de De Gaulle pour le temps de De Gaulle (le procès d’opportunisme diplomatique n’aura heureusement pas lieu et Claudel aura sa messe officielle à Notre-Dame et des obsèques nationales aussi méritées que celles de Paul Valéry quelques années auparavant : la France victorieuse avait le plus urgent besoin de sortir ses grands hommes). On peut même faire mieux quand on est un immense poète tout mêlé à la langue de France : on peut avoir sur ses rayons, pour les temps facétieux et populaires, un « cochon tricolore » à écrire un jour en association avec un poète de belle faconde, Jacques Prévert, dont le nom à consonance
médiévale sonne juste à l’oreille. Grand diplomate par ailleurs, Claudel l’est. On m’a certifié que ses rapports minutieux, structurés, rationnels et limpides, étaient proposés en modèle aux aspirants au Quai d’Orsay – notamment s’ils abordaient des sujets économiques. Claudel fut, en effet, le premier à donner à l’économie toute sa place dans le présent et le futur des communautés humaines. Entre Chine et Brésil, États-Unis, Allemagne ou Bruxelles, il avait vu venir, lui, le passionné de denrées et marchandises, notre modernité obsédée. Il lève les yeux vers le ciel et le ciel lui-même est – saisissante métaphore – vivant produit. Il écrit dans Chant à cinq heures, première version de la dédicace de Tête d’Or, en conclusion de ce beau poème régulier :
Je vis ! Viennent la pluie et le temps ! Insensible,
Portant ma destinée et sachant mon délai,
Je marchais en riant sous le pays horrible
Des astres que traverse une route de lait.
Ainsi est le jeune Claudel et le moins jeune, piéton d’un ciel aussi physique que symbolique, lui, tout en avançant le front têtu (ce large front qu’il a et qu’il eut) jette les filets serrés de ses mots dans l’air et son contenu insaisissable et que voici, air, saisi et chanté et la dispersion des mots, la voici, transmutée en parole. Cela se passe toujours ainsi avec lui dans les plus éclatants de ses textes et ils sont nombreux !
Nombreux, solaire, stellaire, ombreux Paul Claudel !
Je le rencontre la première fois à la sortie du long cheminement qui me conduit d’une étape fabuleuse à une non moins fabuleuse étape. J’ai vingt ans et je suis torturé par la nostalgie en moi de la grande création poétique. Je vais, ému, bouleversé et plein de larmes rentrées, d’un vulnérable à l’autre, de Gérard de Nerval à Charles Baudelaire et de Stéphane Mallarmé à l’adolescent de tous les mystères : Arthur Rimbaud. À la sortie de l’irradiant tunnel, c’est Paul Claudel qui m’accueillera et, presque aussitôt, Guillaume Apollinaire, puis Pierre Jean Jouve dont je deviendrai le familier, puis Henri Michaux, lynx feutré, puis René Char. André Breton, le très ombrageant André Breton, occasionnellement. Occasionnellement le premier Éluard. Les Romantiques allemands sont partout autour de moi assis en cercle sur des trônes de lumière. Le Maître à Saïs fut l’inoubliable initiateur de mes vingt ans baignés du soleil noir de la mélancolie, l’initiateur qui me tint la main et me présenta chacun et me présenta à chacun : Gabriel Bounoure. Très vite, j’ai échangé avec
ceux de ma génération : Yves Bonnefoy, André Du Bouchet, Michel Deguy. Des compatriotes francophones, aussi : un sylphe, Georges Schehadé ; un neveu direct de Nerval, enfermé lui aussi dans le triple cercle infernal de la schizophrénie, Fouad Gabriel Naffah ; un poète syrien, bientôt libanais, commençant son trajet, faustien et adamantin, remuant de fond en comble la langue arabe pour la régénérer : Adonis ; loin à Bagdad, fils du parti communiste iraquien et dieu enténébré du petit fleuve Djaykour dans le pays des grands fleuves mythiques, le Tigre et l’Euphrate : Badr Chaker es-Sayyâb, pauvre parmi les pauvres et dont je traduirai, le moment venu, la parole éclairante et noire. Voici cités les plus importants noms de ma généalogie poétique : Claudel que peu de mes amis aimaient habitait l’or d’un cadre. Les plus aigus d’entre nous à Paris se murmuraient le nom de Paul Celan, rencontré par moi cinq ou six fois, s’imprégnaient de son œuvre incandescente et cendreuse où des bouts de parole continuaient à brûler, marquant la main et marquant le cœur. Les camps de la mort existèrent pour moi par lui. Il ne put éteindre l’incendie inextinguible qui le dévorait qu’en se jetant dans la Seine.
Ma première lecture d’un poème claudélien, d’un style sentimental et suranné, fut – proposée à mon attention par mes maîtres jésuites de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth – La Vierge à midi :
Il est midi. Je vois l’église ouverte. Il faut entrer.
Mère de Jésus-Christ, je ne viens pas prier.
Je n’ai rien à offrir et rien à demander.
Je viens seulement, Mère, pour vous regarder.
C’est bien. C’est gnangnan, comme on dit. Mon professeur à barbiche soignée et bésicles d’or aimait ça. Je n’aimais pas ça. Les jésuites, d’ailleurs, n’aimaient pas beaucoup Claudel dont ils se méfiaient : trop rutilant, trop contradictoire, trop compliqué, trop chargé d’interprétations théologiques parfois difficultueuses et peu déchiffrables, trop jésuite en somme. Avec le surgissement de la Femme qui vient brouiller la netteté du paysage. Son langage leur paraissait amphigourique. On peut faire plus simple. Ils lui préféraient de loin Charles Péguy, autre poète honnêtement chrétien et, de toute façon, privilégiant, comme eux, la marche à pied. Charles Péguy, l’auteur des Tapisseries, tout en me semblant un piéton émérite de l’alexandrin tiré en avant de lui-même par un automatisme entraînant, me permettait de respirer avec plaisir l’air
de la campagne et des labours de France, de la nef de France, de la rose joaillière de France. Moi, je préférais la limpidité haut tenue de l’air himalayen, l’air de Claudel. Salah Stétié, l’apprenti-bachelier des Pères jésuites, jeune musulman égaré là, voulait bien faire dix kilomètres derrière Péguy. Mais à la borne 10, il calait et regardait ailleurs. Claudel était père spirituel et vache harmoniquement nourricière, pas Péguy. La poésie passe par des conduits obscurs et c’est par ces conduits qu’elle donne sa nourriture d’énigme et de mystère à l’âme des hommes, cette affamée. Instantanément saisissable est la poésie de Péguy. Éthique, généreuse, acceptante, acceptable. Il avait, pour la conduite de l’âme, éclairée dans ses profondeurs par la Petite Espérance (bien plus sage et timide au demeurant, que l’Espoir fou de Claudel) inventé un chemin aussi droit qu’une épée loyale et frémissante. J’étais, déjà à l’époque, un être torturé – double, fuyant, tourné contre soi-même – ambigu. Comme un cultivateur d’opium, mais d’un opium lucide, je cultivais, en effet, l’ambiguïté, qui était loin d’être pour moi le mol oreiller que l’on sait – oreiller de béton plutôt avec des chutes dans le vide. Chaque fois que nécessaire, c’est-à-dire souvent, je colmatais à la hâte ces vides – qui se reformaient plus loin. J’ai pour le vide, dont on dit que la Nature le hait, une appétence surnaturelle. Le Vide, le Nada : le désert mystique. Claudel ni Péguy n’ont pas eu affaire au nada. Leur monde est plein comme un œuf. À l’époque où je découvrais moi-même le nada (j’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie), je découvrais un familier du nada, l’immense Pierre Jean Jouve, un poète très proche de mon cœur d’alors et de maintenant, un sensuel de la privation, chrétien comme Claudel et comme Péguy, mais qui ne fréquentait pas la sainte Table, sa religion s’étant nouée en lui autrement. Sa sensualité dévorante faisait de la Femme, de la femme aimée, l’objet et le lieu du sacrifice, sacrifice consenti. Celui de Thérèse d’Avila, enfermée dans son nada choisi et élu, de Paulina 1880, de Lisbé, d’Hélène et de quelques autres surgeons de la voluptueuse aridité. Il écrit :
Hélène
Que tu es belle maintenant que tu n’es plus
La poussière de la mort t’as déshabillée même de l’âme
Que tu es convoitée depuis que nous avons disparu
Les ondes les ondes remplissent le cœur du désert
La plus pâle des femmes
Il fait beau sur les crêtes d’eau de cette terre
Du paysage mort de faim
Qui borde la ville d’hier les malentendus
Il fait beau sur les cirques verts inattendus
Transformés en églises
Il fait beau sur le plateau désastreux nu et retourné
Parce que tu es si morte
Répandant des soleils par les traces de tes yeux
Et les ombres des grands arbres enracinés
Dans ta terrible Chevelure celle qui me faisait délirer.
Là aussi, nous avons affaire à la poésie la plus grande. Et aussitôt pour moi la question se pose : Jouve pouvait-il aimer l’autre parole, celle de Claudel l’ambassadeur ?
J’ai été ambassadeur. J’ai écrit de la poésie, j’écris toujours, plus que jamais, une poésie qui n’est pas poésie d’ambassadeur : poésie que je veux et que je crois inapte à quelque concession que ce soit susceptible de porter atteinte à l’essence de la rébellion furieuse de la langue quand elle porte, cette langue, le sens enfin libéré du monde, quand enfin elle parvient à répondre à sa façon, ici douce, ailleurs entêtée et têtue comme une grande chèvre métaphysique à la fondamentale question posée une fois pour toutes par Mallarmé : « Qu’est-ce que cela veut dire ? » Qu’ils sachent ou pas que ce qui leur est demandé, c’est de répondre à cette question, qu’ils le fassent directement ou indirectement, méditativement dans l’espoir, ou coléreusement dans la flamboyance du désespoir, tous les poètes qui à mes yeux comptent sont dans ce cas de figure : celui que Claudel lui-même a placé au centre de son art poétique. Les retenues de ma profession – indispensables, inévitables retenues – ne m’ont jamais contraint là où je me devais à ma seule création : je suis resté dix ans sans rien publier, pendant la guerre civile libanaise, cela plutôt que de céder à des atténuations ou à des faux-fuyants. Je me disais : Claudel ne l’aurait pas fait. Je me disais, songeant à d’autres diplomates-poètes et dont certains furent mes amis : Pablo Neruda ne l’aurait pas fait, ni ne l’aurait fait Octavio Paz, ni Georges Séféris. L’intransigeance est le métal de l’armature poétique. Paul Claudel n’a jamais usé d’un métal moindre pour satisfaire à quelque obligation diplomatique que ce ce soit. Je ne crois pas que Pierre Jean Jouve ait pu être insensible chez son aîné à cet aspect de la question, lui qui, par ailleurs, partageait avec le poète des Cinq Grandes Odes le sens de la complexité du rôle de la femme dans le salut de l’homme et celui de l’univers. Il y a, chez l’un et l’autre des deux puissants formulateurs, un point de convergence qu’il convient de souligner, si différents par ailleurs fussent leurs chemins. Les réunissait aussi la langue, la grande langue employée par l’un,
Claudel, avec largesse et jubilation, par l’autre, Jouve, avec une exiguïté d’approfondissement en entaille ; chez l’un et l’autre cependant langue de haute matinée heureuse, si même parfois – souvent – désignatrice d’un malheur.
J’aurais encore à dire sur Claudel, sur son goût pour la possession matérielle par exemple, si souvent sublimée chez lui par l’or apparu symboliquement. Il écrit dans ses Cent phrases ceci :
Verse |
un vin pur |
et |
|
un or |
|
intellectuel |
|
À mon sens, ce beau programme n’a pas été tenu. Le vin a été gâté par la glose qui a occupé une grande partie de la production mentale d’un poète qui s’est donné un jour mission d’interroger la Croix, d’interroger la Bible, d’interroger l’Apocalypse, d’interroger l’Église, d’interroger le Cœur et tout l’interrogeable. Textes souvent admirables, parfois chargés de poésie, mais cette herméneutique sainte n’est pas pour moi. Je ne suis l’homme d’aucune église ni d’aucun temple et la parturition transgénique n’est pas mon fort. En revanche, je suis infiniment sensible à Claudel interrogeant les pays (la Chine, le Japon), ou bien se perdant, et nous avec lui, dans la merveilleuse peinture du Nord que l’œil écoute. Ici je retrouve la lumière qui, elle aussi, est d’or. Je me souviens d’un propos peu connu de Jouve auquel je souscris (mais pas à l’église « fruste »), propos tiré d’Apologie du poète, suivi de Six lectures (Fata Morgana / Le Temps qu’il fait, 1987) : « Paul Claudel est une église fruste, haut placée, sur un pays de force et d’angoisse. En dépit du siècle, en dépit de toute réussite, il est un grand pauvre, attendant de Dieu sa nourriture. »
Salah Stétié
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-6068-5
- EAN: 9782812460685
- ISSN: 2262-3108
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-6068-5.p.0021
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-06-2015
- Periodicity: Four-monthly
- Language: French