Camille Claudel, folie attestée, folie contestée
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2015 – 3, n° 217. Claudel et les écrivains contemporains - Auteur : Nantet (Marie-Victoire)
- Pages : 73 à 81
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
CAMILLE CLAUDEL,
FOLIE ATTESTÉE, FOLIE CONTESTÉE
La récente diffusion, sur la chaîne Arte, du film de Bruno Dumont consacré à Camille Claudel, nous conduit, à distance de l’émotion qu’il a suscitée à l’occasion de sa sortie en 2013, à interroger ses présupposés à la lumière du mythe dont il se fait le relais.
Folie attestée, folie contestée
Le film de Bruno Dumont : Camille Claudel 1915, nous introduit dans l’univers asilaire de l’artiste internée depuis mars 1913. On la voit vivre, on l’entend s’exprimer. Juliette Binoche donne corps à la disparue. Une fiction naît, à travers laquelle se repose la question de la folie de l’artiste, toujours ouverte telle une plaie.
Mais pourquoi reste-t-elle ouverte, au regard des témoignages et faits concordants qui lèvent le doute sur le diagnostic ? En septembre 1909, au retour de Chine, Paul Claudel qui n’a pas vu sa sœur depuis 1905 note dans son Journal : « À Paris, Camille folle. Le papier des murs arrachés à longs lambeaux, un seul fauteuil cassé et déchiré, horrible saleté. Elle, énorme et la figure souillée, parlant incessamment d’une voix monotone et métallique. » Peu de temps après, il reçoit d’elle une lettre où éclate son délire à travers l’accumulation des exemples prouvant qu’on la pille, qu’on la vole, qu’on s’enrichit sur son dos, par les moyens les plus extravagants : le gamin qui l’espionne en lui apportant du bois, la femme de ménage qui verse un narcotique dans son café, les « huguenots aussi malins que féroces » se sont alliés pour que l’artiste fournisse « des idées » à Rodin et à sa clique, « connaissant la nullité de leur imagination1 ».
Marie-Victoire Nantet
À ce thème délirant fait écho, à la même date, le refus de l’artiste d’exposer à Prague car « [elle] n’a rien du tout ». Et d’ajouter : « depuis deux ans je ne fais plus de sculpture ». De fait, en 1907, l’inspecteur des Beaux-Arts, Armand Dayot, se réjouit d’avoir découvert une œuvre « toute faite » dans l’atelier de Camille, ne pouvant lui en commander une nouvelle « que, présentement il lui est impossible d’exécuter ». « Le don d’inventer » dont Paul Claudel fait, en 1905, l’admirable éloge dans son essai : « Camille Claudel statuaire » s’est épuisé. À l’inspiration succèdent les destructions. En 1912 « elle nous a écrit avoir brisé tous ses modèles en plâtre, et brûlé tout ce qu’elle pouvait pour se venger de ses “ennemis” » précise Marguerite Fauvarque (une parente de l’artiste) à l’historien Jacques Cassar, si honnête et scrupuleux dans l’enquête pionnière qu’il mène vers 1970 sur les causes et manifestations de la psychose paranoïde de Camille Claudel2.
Elle se vérifie de façon poignante dans la logorrhée de l’artiste, transcrite le jour de son internement à Ville-Évrard par le Dr. Truelle (en charge de son admission). Les hantises ressassées depuis des années se coordonnent sous le signe de la haine et de la peur de Rodin, le fou sadique, le violeur de petites filles, l’empoisonneur, l’hypnotiseur, le soudoyeur. À l’issue de la première observation protocolaire – confirmée par les deux suivantes, au cours de la même journée – le diagnostic s’impose aux médecins : « Délire systématique de persécution basé principalement sur des interprétations et des fabulations ». L’internement sollicité par Louise Athanaïse Claudel (la mère de Camille) sur la base d’une demande de placement volontaire, est validé3.
Mais qu’importe à Camille Claudel ! Non pas que son état lui échappe tout à fait. Quoique aveugle à son délire, la recluse en loques du quai Bourbon a conscience de son effondrement. « Qu’est-ce que c’était ce personnage hagard et prudent, que l’on voyait sortir le matin pour recueillir les éléments de sa misérable nourriture ? » se souvient son frère auprès de qui les voisins s’étaient plaints. Telle que les autres la voient, elle se voit aussi : « ma maison est transformée en forteresse : des chaînes, des mâchicoulis, des pièges à loup derrière toutes les portes témoignent du peu de confiance que j’ai dans l’humanité ». À travers sa souffrance, Camille pressent que la situation ne peut pas durer. Elle a eu vent des démarches pour « la faire enfermer dans une maison de fous », écrit-elle
le 10 mars 1913 – jour de son internement – à son cousin Charles. Dans l’attente de l’issue qu’elle redoute, elle « se rapetisse le plus possible », mais c’est en vain. Du jour où on l’enferme à Ville-Évrard jusqu’à sa mort trente ans plus tard à Montdevergues, il ne restera plus à l’artiste sur qui s’est abattue la catastrophe, que la force de sa protestation.
L’internée se dit victime d’un enlèvement : deux forcenés l’ont « lancée par la fenêtre » et « conduite dans une maison de fous ». Elle s’élève avec véhémence contre le sort subi. « Je les maudis ceux qui me tiennent dans cette maison de folles, moi qui ai toute ma raison » note la veilleuse dans son rapport du 20 octobre. « C’est Rodin qui se venge et qui veut mettre la main sur [s]on atelier ». Parce que sa protestation véhicule les obsessions de sa pathologie, Camille Claudel n’est entendue ni des médecins ni de sa famille. Loin de la libérer, sa parole l’enfonce, tout au moins dans le périmètre de l’asile, car Camille envoie aussi des lettres. Son cousin Charles Thierry reçoit coup sur coup deux courriers où éclate le désespoir de l’artiste retenue contre son gré : « C’est bien la peine de tant travailler et d’avoir du talent pour avoir une récompense comme ça. Jamais un sou, torturée de toute façon, toute ma vie. Privée de tout ce qui fait le bonheur de vivre et encore finir ici. » L’appel au secours touche d’autant plus qu’il est formulé dans une langue directe et lucide, sans aucune trace de paranoïa.
La suite relève de la dramaturgie. Premier Acte : fin mars 1913, craignant les dénonciations tous azimuts de sa fille folle, Louise Athanaïse Claudel lui interdit, par directeur de l’asile interposé, à la fois le libre usage de son courrier et la possibilité de recevoir des visites. Deuxième Acte : cette « séquestration » accrédite auprès de Charles Thierry (qu’on n’autorise pas à rencontrer Camille), le soupçon d’internement abusif. Troisième Acte : Charles Thierry rend publiques les deux lettres envoyées par sa cousine. Ignore-t-il de fait son effondrement psychique ? ou veut-il simplement nuire aux Claudel de Villeneuve avec qui les Thierry de Chacrise sont brouillés ? peu importe au regard de son rôle antique de messager. Grâce à sa médiation, le conflit ouvert par la révolte de Camille a trouvé en la presse locale sa première scène. Le 19 septembre 1913, paraît dans L’Avenir de l’Aisne un article (non signé) sur « l’œuvre d’un sculpteur génial, originaire de notre département ». Il prend appui sur l’essai du poète son frère : « Camille statuaire » – repris dans l’hommage rendu à l’artiste dans un numéro récent de l’Art décoratif – pour déplorer qu’on l’ait « enfermée dans une maison de fous » : « Chose monstrueuse et à peine croyable » des hommes se sont saisis, « malgré ses protestations
Marie-Victoire Nantet
indignées », de la grande artiste alors « en plein travail, en pleine possession de son beau talent et de toutes ses facultés intellectuelles ». La créatrice renaît à travers le chœur de ceux qui dénoncent une décision inique. En 1913, le chœur s’éteint vite ; personne, dans le milieu parisien, n’y joint sa voix. Sans doute parce que ceux qui l’ont approchée (son galeriste : Eugène Blot ; ses collectionneurs : Joanny Peytel, Maurice Fenaille, Edmond Bigand-Kaire ; les amis de ses débuts : Léon Daudet, Maurice Pottecher) sont avertis depuis longtemps du véritable état de Camille : « Tout espoir de guérison [est] chimérique » écrit Mathias Morhardt son premier biographe à Rodin en 1914. Il n’empêche qu’une dynamique est née. Deux forces s’affrontent désormais dans l’espace du mythe propulsé par les récits qui vont s’élaborer autour de Camille Claudel : celle de sa psychose et celle de sa protestation.
Quand Camille Claudel apparaît,
ou le beau rôle
Quand Camille Claudel apparaît sur la scène du film de Bruno Dumont, on la sort de son bain en application des pratiques thérapeutiques en cours dans l’asile de Montdevergues où l’artiste est internée depuis septembre 1914. Se laver devrait l’apaiser et aussi la débarrasser de cette crasse maintes fois signalée par les veilleuses dans leurs rapports. Dans son exigeant refus d’inventer, le cinéaste resserre le temps de sa fiction sur trois jours pauvres en événements. Si peu de choses se passent en effet dans la vie de l’internée telle qu’elle nous est parvenue à travers ses lettres et ses deux dossiers médicaux. Seuls les lieux diffèrent car on n’est pas à Montdevergues (les bâtiments ayant trop changé) mais à Saint-Paul-de-Mausole. Camille Claudel succède à Van Gogh dans l’ancien monastère converti au xixe siècle en maison de santé. Les malades sont confiées à des religieuses placées sous l’autorité d’un médecin chef. Leur prise en charge attentive au bien-être de chacun, s’inscrit dans la tradition éclairée d’Esquirol. Ni brutalité, ni familiarité, le vouvoiement est la règle, les voix sont douces et les gestes sereins. Les frontières sociales n’en existent pas moins. Mademoiselle Claudel vit dans le quartier des « pensionnaires ». Par opposition aux indigents, elle a sa chambre. Le salon avec son piano et ses meubles 1880, le jardin
dépouillé de l’hiver, ont le charme des vieilles propriétés de famille. Le ciel est si vaste, la circulation si facile qu’ils donnent l’illusion de la liberté. De l’asile, il ne reste que l’essentiel : il est habité par des fous et on ne peut pas en sortir.
Face à Camille Claudel à qui Juliette Binoche prête ses traits intelligents, les fous sont incarnés par des handicapés mentaux de la Maison d’accueil spécialisée « Les Iris4 ». Le contraste saisissant n’est pas inexact. En 1915, l’asile de Montdevergues abritait 1500 personnes réparties en divisions selon la classification de l’époque. Aliénés convalescents ou en traitements ; gâteux, idiots ou imbéciles ; épileptiques et déments ; agités en loges, se côtoyaient tout en occupant des quartiers distincts. « Tout cela crie, chante, gueule à tue-tête du matin au soir et du soir au matin » écrit Camille à son frère en 1927 à propos de « ces créatures énervées, violentes, criardes, menaçantes » qu’il faut « tenir en respect ». Que pèsent l’amabilité des religieuses, la complicité des servantes, l’affection des débiles, la splendeur de la montagne, la paix de la chapelle, devant la meute des « autres » en qui Camille ne se reconnaît pas ? D’où son retrait ostensible, signifié par les repas qu’elle prend à part, le banc qu’elle ne partage avec personne, les quelques mètres qui la séparent de la file pendant la promenade, le regard qu’elle pose de loin sur la représentation théâtrale.
Mais faut-il s’étonner de la présence parmi les fous de celle qui cuit ses pommes de terre dans son coin par peur d’être empoisonnée ? Quand le jeune interne veut l’en empêcher, sa réaction brutale révèle l’emprise de sa phobie. On ne peut la raisonner et c’est en vain que la gentille servante cherchera à la rassurer. Face au médecin chef, dans le cadre de leur échange de routine, Camille parle trop. Son débit haletant charrie tous les thèmes de sa persécution : ses parents sont dans les griffes de Rodin ; le gredin en a profité pour faire donner son héritage à sa sœur ; l’affaire était combinée depuis longtemps ; il tient tout le monde dans ses pattes ; son but est de la détruire ; d’ailleurs tout le monde a intérêt à la perdre ; que lui, le médecin, prenne garde ! la bande à Rodin le manipule aussi.
Au cours du film, la figure crispée de Camille, ses sautes d’humeur, ses larmes inopinées, ses éclats incontrôlables renvoient au mystère de son état. De quoi l’internée souffre-t-elle vraiment ? Fidèles à la dynamique
Marie-Victoire Nantet
du mythe, les gestes et paroles de l’actrice, tout en traduisant sa fragilité psychique, la nient, de sorte qu’on s’interroge sur son tourment. Cependant on prend partie. « Dégage-toi de moi » crie l’artiste à Mlle Lucas la pauvre édentée que le spectateur rejette à sa façon en détournant les yeux, tant la vue des idiots le met mal à l’aise. Bien sûr que Camille divague parfois, se dit-il, mais pas toujours et cela lui suffit. Refoulant les signes de sa psychose, il partage, avec la révoltée, la douleur de se trouver là, tout comme Juliette Binoche qui déclare aux médias : « [à Montdevergues] elle a toujours refusé de sculpter. Cela aurait prouvé qu’elle pouvait poursuivre son œuvre enfermée et elle refusait de donner raison à ceux qui l’avaient placée là. Camille était une résistante, une révoltée, une féroce ».
En 2013, la statuaire injustement arrachée à son atelier (au dire du chœur de 1913), a trouvé en l’actrice un relais d’autant plus puissant que cette dernière est très belle. Le visage de Juliette rappelle mutatis mutandis celui de Camille, photographié par César en 1881. Quoique pâle et tiré, il redonne vie à la beauté charismatique de ses vingt ans, inséparable de son génie. La « déchéance physique » de l’artiste observée par son ami Henri Asselin vers 1904, son vieillissement prématuré lié à l’alcool et aux privations, sa saleté repoussante, ses radotages compulsifs, sa voix métallique, ses maux de dents, sont indécelables. La femme qui « a beaucoup maigri, jaune, l’œil brouillé », décrite par son frère en 1915, a disparu au profit de son icône exposée sur les affiches. Le ressort inconscient par lequel la star aux dents éclatantes, peintre à ses heures, épouse la souffrance d’une créatrice sacrifiée, aboutit au triomphe posthume de sa protestation.
Quand Paul Claudel apparaît,
ou le mauvais rôle
Avant d’apparaître, Paul Claudel annonce sa venue par courrier à sa sœur. Quelle joie pour l’internée qui attend depuis des mois son « petit Paul ». Voici le fonctionnaire au costume impeccable, au volant de sa voiture : il s’arrête le soir en chemin, s’agenouille face aux Alpilles et prie. Voici le poète torse nu : il trace quelques phrases sur un cahier, la nuit dans la chambre d’une abbaye5. Au matin, le voyageur entre dans l’église
et s’incline avec passion devant le Saint-Sacrement. Au sortir, il confie, à en perdre haleine, à l’abbé en soutane à ses côtés, l’histoire prodigieuse de sa vocation. L’itinéraire a pour support les notes laconiques de l’écrivain en route vers Montdevergues. À partir des repères tirés des treize visites signalées dans son Journal entre juin 1915 et septembre 1943, le cinéaste imagine. La splendide photo de Paul torse nu (comme Hercule) prise à Rio en 1917, fonde son approche du créateur. Au creux de la nuit, la pensée de sa sœur l’habite : « Dans le fond je suis persuadé que comme la plupart des cas de folie le sien est une véritable possession. Il est bien curieux en tout cas que les deux formes presque uniques de la folie soient l’orgueil et la terreur, délire des grandeurs et délire des persécutions. Ç’a été une grande artiste et son orgueil, son mépris du prochain, étaient sans limites. Cela s’est encore exagéré avec l’âge et le malheur. J’ai tout à fait le tempérament de ma sœur quoique un peu plus mou et rêvasseur et sans la grâce de Dieu mon histoire aurait sans doute été la sienne ou pire encore. Est-il possible de l’exorciser à distance ? » Avec quelques coupures, les propos sont repris de la lettre en forme d’appel au secours, envoyée le 26 février 1913, par Paul Claudel à l’abbé Daniel Fontaine. Bruno Dumont y puise les motifs dramatiques à l’œuvre dans sa vision archétypale du personnage.
À l’origine, il y a sa foi en Dieu, dont le film décline les manifestations obsédantes. Ceux qui la partagent (ou en ont la nostalgie) seront émus d’entendre le Credo adressé à ciel ouvert au Père, par l’auteur de la « Prière pour le dimanche matin » (1910) : « Verbe en qui tout est Parole, ce que Vous dites, je le crois » ; ils seront touchés par « l’éternelle enfance de Dieu », à lui seul révélée, le soir de Noël 1886 à Notre-Dame. La prose somptueuse de Ma Conversion – parue en 1913 – se transmue dans la bouche de l’acteur en un discours inspiré. Mais on peut être irrité aussi par l’exaltation oratoire du prosélyte, au point de la trouver ridicule. Sous le masque du poète persuadé d’être élu, apparaît le Moi plein d’orgueil qu’il dénonce chez sa sœur. Le film exploite à fond le jeu de miroirs mis en place par Paul Claudel lui-même. La surexposition de sa foi voulue par le cinéaste, engage le spectateur à lui trouver un écho chez les aliénés. « La manie religieuse » observait déjà avec ironie Amalric le sceptique, au premier acte de Partage de Midi à propos du « pauvre Mesa » convaincu d’avoir en lui « une grande semence à défendre ». D’une manie l’autre. Qui, de Camille ressassant ses certitudes au médecin ou de Paul ressassant les siennes au prêtre, est le plus dérangé ?
Leur échange très attendu a lieu un jour d’hiver dans le salon des pensionnaires. Ce qu’a pu dire Camille en cette fin mai 1915, date réelle
Marie-Victoire Nantet
de la première visite du poète à Montdevergues, se réduit à cette note du Journal : « Mieux moralement. Elle me parle avec estime et sympathie des sœurs et des médecins. » Les entrevues à venir ne seront pas plus commentées : « Elle se jette sur ma poitrine en sanglotant » lit-on en mars 1925 et « La tête remplie de ses obsessions, elle ne pense plus à autre chose, me sifflant à l’oreille tout bas des choses que je n’entends pas », en juin 1930. Quant à ses propos à lui, Paul Claudel ne les rapporte pas. À la différence du Journal de Gide le sien est rarement introspectif.
Point d’orgue du film, le face à face du frère et de la sœur, révélateur de leur lien, se fonde sur des suppositions. À peine voit-elle Paul, que Camille se précipite en pleurant dans ses bras. Comme le veille, face au médecin, elle parle trop, les hantises s’emballent, les émotions débordent, elle crie tout à trac sa souffrance d’être là, son désir de sortir – et vite ! : « mon rêve serait de regagner Villeneuve et de ne plus bouger ». Le flot de paroles a pour source les lettres de l’artiste. L’actrice s’abandonne au souffle maniaque qui les emporte. On s’émeut de l’entendre dire du bien de son frère et s’inquiéter des siens. Chacun, à la place de Paul, voudrait prendre dans ses bras l’héroïne, pathétique dans sa révolte, et la sortir de là. La belle Camille touche d’autant mieux la corde sensible de nos âmes qu’on est au cinéma. Mais le Paul Claudel du film n’est pas comme nous. À la tendresse éperdue de sa sœur, il répond par un mouvement de recul ; à sa supplication, par le rappel de la guerre et du prix élevé de sa pension. Qu’on les impute à la pudeur, à la gêne, à l’irritation, au contrôle de soi, aux codes de l’époque, à l’exigence de vérité, le geste déçoit, les mots choquent. Pire encore est l’hommage au Tout-Puissant prononcé peu après : « Dieu est partout […] Il n’y a rien sur la terre qui ne soit comme la traduction concrète ou déformée du sens qui est dans le ciel6. » Il ne trouve rien d’autre à répondre à celle qui se sent abandonnée par le « Dieu des affligés ». Verba volant scripta manent. Aux paroles prononcées par Paul à l’heure grave de leur rencontre, à ses paroles perdues, foyer du mystère de leur lien – ses lettres à Camille étant perdues aussi – le cinéaste substitue des propos conformes à la vision, largement partagée (un lieu commun), d’un poète « duplice ». Entre la foi et les actes du chrétien, il y a un gouffre que la fiction s’applique à creuser : « Il avait une croix à ses pieds, c’était sa sœur. Il ne l’a pas ramassée. » En opposant un « lâche » à un être « pur »,
Bruno Dumont, s’inscrit dans la logique de la plainte de Camille, d’où découle la convocation de Paul devant le tribunal de la postérité.
Dans ce procès manque le témoignage des proches. « Actuellement elle ne sort pas et vit, portes et fenêtres verrouillées, dans un appartement d’une saleté affreuse ; vous voyez quelle douleur pour mes parents » écrit Paul Claudel dans un passage (omis dans le film) de sa lettre à l’abbé Fontaine. Sans compter leur peur ! Outre qu’une personne psychotique est en danger, elle met en danger les siens. Sa présence les mine, même s’il n’y a pas violence. Jusqu’à la découverte des neuroleptiques en 1951, toutes les issues n’aboutissent qu’à des impasses. Aussi sensible que soit le cinéaste au génie du frère et de la sœur, égal en puissance, à leur solitude en miroir, aux similitudes de leurs caractères, à la parenté de leurs démons, à la disparité de leur vie, quelque chose d’humainement essentiel lui échappe, faute d’empathie : la blessure de Paul, ce démuni.
Marie-Victoire Nantet
1 Camille Claudel, Correspondance, éd. Anne Rivière et Bruno Gaudichon, Gallimard, 2003, p. 241-243.
2 Jacques Cassar, Dossier Camille Claudel (1987), nouvelle édition revue et augmentée, Archimbaud Klincksieck, 2011, p. 195-206.
3 Dossier médical, Anne Rivière, Bruno Gaudichon, Danille Ghanassia, Camille Claudel catalogue raisonné, Adam Biro, 2001, p. 304-311.
4 Statutairement, une M. A. S. accueille des handicapés adultes nécessitant l’aide continue d’une tierce personne. Sur le site de Saint-Paul-de-Mausole, existe également une « Maison de santé » qui accueille des malades mentaux.
5 Dans le film, Bruno Dumont a recours à celle de Frigolet, proche d’Avignon.
6 Journal, avril-mai 1923. Cette note écrite au Japon fait écho aux propos du Jésuite dans le Soulier de satin en cours de rédaction : « Et ce qu’il essayera de dire misérablement sur la terre, je suis là pour le traduire dans le Ciel. »
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-6068-5
- EAN : 9782812460685
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6068-5.p.0073
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/12/2015
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français