Les Essais (et Montaigne) à l’épreuve de l’histoire littéraire
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2020 – 1, n° 71. varia - Auteur : Balsamo (Jean)
- Pages : 21 à 37
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
LES ESSAIS (ET MONTAIGNE)
À L’ÉPREUVE DE L’HISTOIRE LITTÉRAIRE
Cette conférence m’a été proposée par Mme le Professeur Dominique Brancher, présidente de la Société internationale des Amis de Montaigne, à qui j’exprime mes plus vifs remerciements. Son invitation m’honore, elle ne m’intimide pas moins : il n’est pas facile de parler de Montaigne devant des personnes qui savent tout de lui et de son œuvre. Je chercherai à ne pas dire trop de banalités, même si mon propos sera général, tout en évitant de tomber dans le risque du paradoxe ingénieux, si fréquent lorsque l’on traite de Montaigne. Je ne voudrais pas qu’on me dise :
Voylà un discours ignorant : voylà un discours paradoxe, en voilà un trop fol (III, 5, 918)1.
Cette conférence m’a été proposée en lien avec un livre qu’il s’agissait de présenter, Le Passé à l’œuvre2. Ce recueil d’études variées, reprises, mises à jour et organisées autour de questions de critique et de méthode, porte sur la littérature européenne, examinée d’un « autre biais », pour reprendre une expression de Montaigne, à travers certaines notions, dans la longue durée des œuvres, des auteurs, des traditions critiques et de l’institution littéraire. Il traite de la réception de Dante, de Pétrarque et de Machiavel, mais il peut aussi intéresser les lecteurs de Montaigne par quatre chapitres consacrés aux Essais, qui portent sur les choix philologiques de leur édition critique et les décisions ecdotiques qu’ils impliquent, sur la pertinence d’une biographie de Montaigne, sur le cosmopolitisme de celui-ci, non pas à la manière d’un Socrate qui se prétendait citoyen du monde, mais un cosmopolitisme romain, considérant 22tous les hommes comme des concitoyens, et qui s’éclaire par la figure du Polonais que Montaigne acceptait d’embrasser en compatriote (III, 9, 1108). Enfin, un dernier chapitre examine la réception de Montaigne et de son œuvre à travers la catégorie de « moraliste français ». On ajoutera une étude consacrée au Discours de La Servitude volontaire de La Boétie, dans sa relation au projet littéraire et politique d’illustration de la langue française, axe ordonnant la culture nationale du xvie siècle. La prégnance de la relation qui a lié les Essais à La Servitude volontaire a sans doute été occultée par la relation personnelle et affective entre Montaigne et son ami, aussi bien dans sa célébration en tant qu’amitié parfaite que dans la représentation plus critique de la personne physique et de la carrière de La Boétie que Montaigne donna dans « De la physionomie » et « De la presumption », l’une et l’autre ayant peut-être servi de leurre, pour détourner l’attention de tout ce que les Essais pouvaient avoir de subversif. Avec le recul, j’en suis venu à reconsidérer la portée du Discours, un texte fondamental pour comprendre la nature politique du discours des Essais.
En réalité, cette conférence se justifie par un autre livre, paru au même moment que Le Passé à l’œuvre, La Parole de Montaigne3. Celui-ci est la mise en œuvre sur un objet particulier, les Essais, d’une méthode critique d’interprétation, précisée dans le premier, sur un mode plus théorique et en référence à d’autres œuvres, françaises et italiennes, et d’autres auteurs, replacés dans le cadre institutionnel de la critique universitaire, en autant d’essais d’histoire littéraire. C’est sur ces bases et sur ce sujet que je ferai ma conférence.
La Parole de Montaigne m’avait été commandée par la rédaction de la revue turinoise Studi francesi pour sa collection « Biblioteca di Studi francesi », dont elle suit la présentation mais également les limites en termes de pagination. Il ne s’agissait pas d’écrire une somme, mais, là aussi, de reprendre et de réunir un choix d’articles déjà publiés, auxquels se seraient ajoutés des chapitres inédits, pour les organiser de façon cohérente en une argumentation ordonnée. Cette collection avait été ouverte par L’Italia di Montaigne e altri saggi sull’auttore degli ‘Essais’ (2012), un petit ouvrage de Lionello Sozzi, à qui on doit la notice « Arrière-boutique » dans ce indispensable manuel des études montaignistes qu’est 23le Dictionnaire Montaigne de Philippe Desan4. Par ce voisinage, une telle commande m’honorait tout particulièrement. Elle prolongeait d’anciens liens d’amitié avec le regretté professore Sozzi. La quatrième partie du Passé à l’œuvre est centrée autour de la notice posthume consacrée à ce grand exégète, auteur de travaux remarquables consacrés à la notion humaniste de dignitas hominis. La commande de La Parole de Montaigne confirmait aussi mes liens avec l’École de Turin, dont j’ai été proche depuis le début de mes travaux. Si ceux-ci s’inscrivent directement dans la leçon savante de Marc Fumaroli, dont j’ai été l’élève, ils sont aussi fort redevables dans leurs fondements théoriques et leurs perspectives à celle de Franco Simone, même si je n’ai pas connu personnellement ce dernier. Simone, fondateur des Studi francesi, a insisté sur la relation entre création littéraire et idéologie en France au xvie siècle. Ces deux savants n’ont pas publié de livre consacré à l’œuvre de Montaigne, même s’ils l’ont commentée et éclairée ponctuellement dans divers articles. Mais c’est tout naturellement que mon propre livre consacré aux Essais a été placé sous leur patronage : il reprend leur conception large de la littérature, celle des res literæ : une forme spécifique de connaître et d’agir, dans le vaste domaine des mœurs, avec les moyens qui sont les siens, ceux de la parole, des représentations et des affects.
Ce second livre, La Parole de Montaigne, pourra intéresser les membres de la SIAM plus directement encore que le premier, puisqu’il est entièrement consacré à Montaigne ou, pour être exact, aux Essais plus qu’à Montaigne. Celui-ci n’y est évoqué qu’en tant qu’il est leur auteur et le personnage très complexe qui s’y représente. Ce n’est que sous cet aspect que je l’ai considéré. Dans sa réalité biographique, l’homme, mort il y a plus de 400 ans, appartient à un temps révolu ; il nous est plus étranger que les Cannibales du Brésil ne l’étaient pour lui. Examinée hors de sa qualité d’auteur, sa vie n’a pas été plus riche ni plus significative que celle de dizaines de ses contemporains pour justifier qu’on en fasse le récit. Dans presque tous ses aspects, publics et privés, elle est mal connue et est destinée à le rester, faute de documents. Nous ne savons presque rien de sa carrière. Ses pensées, ses affections, les mobiles de ses actes, nous échappent encore plus. Si nous prenons le risque de faire sa biographie, nous serons conduits à inventer, en écrivant, sur un ensemble de « lieux » 24définis par la tradition critique, le roman de ses relations familiales et de ses ambitions, édifiant sur le personnage représenté dans les Essais. Or celui-ci est un personnage littéraire, mis en scène dans un espace spécifique, la parole formulée en un texte, par un auteur, lui-même œuvrant dans un espace plus large, culturel et social, marqué par une temporalité qui mêle le temps long de la mémoire, celui de la fiction, recomposé et élargi jusqu’au contrefactuel5, la durée des rédactions, le futur de l’œuvre, mais aussi l’urgence de réponses à donner dans un présent de l’action. Cet espace littéraire autonome, dans lequel peuvent se déployer une parole libre, que ce soit dans la célébration ou la moquerie, et les effets qu’elle suscite, n’est pas celui, anachronique et borné, de l’art pour l’art ; il ne se réduit pas à notre conception appauvrie, qui identifie le littéraire au roman ou au narcissisme de quelques diaristes. Montaigne est le représentant d’une ancienne culture fondée sur une conception compréhensive des lettres, comme le lieu de concentration de toute l’expérience humaine, sous les notions d’éloquence et d’encyclopédie, par rapport auxquelles prennent sens ses propres déclarations ironiques d’ignorance et d’inéloquence. Il avait investi cet espace de liberté dès ses premiers travaux littéraires, et non pas comme une fuite, dans une retraite tardive, à la fin de sa vie et dans l’échec d’ambitions déçues. Les Essais ne s’identifient pas aux seules rédactions tardives dans les marges de l’exemplaire de Bordeaux, leur rédaction s’étend sur vingt ans, mais ils sont en germe dès les annotations du Lucrèce, lu dès 1564. Montaigne s’est consacré à son livre, « à pauses et intervalles » (II, 37), durant toute sa vie active et en relation à celle-ci, à ses contraintes et à ses menaces, dans une conception romaine de l’otium, dans un loisir lettré capable de conjurer l’inertia et qui donne sens aux negotia, les explique, les corrige et les oriente, les rend acceptables pour celui qui en assume la charge.
Si le récit de la vie publique de l’homme Montaigne se justifie, et encore plus celui de sa carrière d’écrivain, c’est dans la mesure où ces récits sont documentés et qu’ils éclairent les Essais. Montaigne ne nous intéresse que par rapport à son livre6. On conserve son tombeau et ses 25restes. Mais seule de lui demeure vive son œuvre, dont la réception est aujourd’hui internationale, un chef-d’œuvre des lettres françaises, toujours édité, lu, utilisé, fruit de sa culture, de son art et de son imagination. Ce livre porte une parole savamment élaborée en un style personnel et une prose d’art, qui ont donné un éclat singulier à la langue vernaculaire. Certes, cette parole provient d’un autre âge, elle nous est devenue difficile par son éloquence même et ses références autant que par sa langue qui n’est plus la nôtre. Mais ses inflexions, son autorité, son prestige sont encore assez forts pour nous atteindre et nous toucher, avec autant d’intensité qu’ils touchaient ses premiers lecteurs, même si les échos et les réactions qu’ils suscitent tiennent à de nouvelles conditions de compréhension.
C’est ce discours, ce livre et son auteur que j’ai cherché à comprendre dans La Parole de Montaigne à la lumière de la méthode qui leur est adaptée, en les mettant à l’épreuve de l’histoire littéraire, en raison même de leur nature littéraire. D’autres interprétations ont leur pertinence et leur légitimité ; je les accepte et dans bien des cas elles complètent et enrichissent la mienne. Je reconnais volontiers tout ce que je dois aux travaux des historiens portant sur les valeurs et les usages nobiliaires au xvie siècle, combien la notion théologique de « rigorisme » m’a été utile pour lire « Des prières » et plus généralement pour comprendre le discours religieux des Essais7. Les leçons d’un sociologue, Norbert Elias, ne sont pas étrangères à mon interprétation de l’œuvre de Montaigne dans une perspective rétrospective, en la situant dans un « processus de civilisation » fondé sur le contrôle de soi et la maîtrise de la violence ; celle d’un historien, Pierre Nora, à ma manière de concevoir l’histoire de la critique elle-même comme un « lieu de mémoire ». On peut lire les Essais en historien, en philosophe ou en sociologue. Mais les Essais ne sont ni une œuvre d’historien, de philosophe et encore moins de sociologue. Le grand catalogue des mœurs hérité de la compilation humaniste, qui constituent la matière des Essais, ne fonde pas une anthropologie, il sert de fondement à la seule connaissance que revendique Montaigne, celle de l’homme, éclairant celle, plus fondamentale, de la connaissance de 26soi, dans une perspective morale vouée à l’action. Montaigne lui-même aimait lire les livres des historiens, qu’il disait être sa « droite balle » (II, 10), mais il refusait d’être l’historien de son temps, celui des guerres civiles, de même qu’il déniait à ses Essais le statut d’histoire, à une exception près, dans une rédaction tardive où il les évoquait comme « l’histoire de [s]a vie » (III, 9 : 1025) afin de donner à son livre et au portrait en mots qu’il traçait de lui-même leur cohérence sur la durée. Quant à être une œuvre philosophique : un jeune et brillant philosophe m’affirmait qu’il n’y avait, dans les Essais, que quelques passages dans lesquels Montaigne « pensait », tout le reste relevant du savoir commun.
Plus que toute autre, l’approche littéraire est à même de rendre compte des Essais en entier, dans leur ensemble et dans leur détail, de les prendre en considération et de les comprendre de la première phrase à la dernière, jusque dans les passages les plus insignifiants en apparence, à travers les méandres des exemples, des citations poétiques, des souvenirs personnels, des allusions, des références, dans leur invention, leur disposition et leur élocution, dans les ressources oratoires qu’ils mettent en jeux et les effets qu’ils visent et qu’ils produisent, avec leur sérieux et leurs facéties, comme un ensemble à la fois divers, fragmenté mais toujours cohérent, au niveau de chaque chapitre comme au niveau de l’ensemble, où tout se tient et où tout joue son rôle. Un tel essai d’interprétation, avec des moyens spécifiquement littéraires, a été tenté il y a près de quatre-vingt ans par Hugo Friedrich8. Il reste le fondement de mon étude des Essais, en une confrontation, une « conférence » toujours enrichissante jusque dans les nombreux désaccords qu’elle met en évidence, en particulier sur l’interprétation psychologique donnée de la peinture de soi et de la question religieuse.
On confond souvent l’histoire de la littérature et l’histoire littéraire. La première définit la discipline qui étudie un objet dans son histoire, et partant, le développement de cet objet dans le temps. Les Essais et leur étude s’insèrent dans une histoire de la littérature (française ou une histoire élargie à l’Europe, voire au monde) et dans une tradition historiographique. Cette discipline a sa particularité. L’historien de la littérature cherche à comprendre une littérature toujours déjà écrite, qu’il étudie à travers des monuments, les œuvres. Celles-ci ne sont pas de simples traces laissés par le temps, des vestiges qui subsistent en dépit des guerres et des destructions et plus généralement de l’incurie 27et de l’ignorance, tout ce dont les autres historiens doivent se contenter, ce ne sont pas les résidus d’un tri accidentel parmi tous les discours écrits et prononcés, ni de simples documents, mais des formes signifiantes auxquelles une valeur a été conférée. Elles ont été déjà sélectionnées par un choix sans cesse affiné et renouvelé à travers les époques, selon de précises hiérarchies, elles ont été réunies en un canon, dans un système qui n’est pas seulement d’ordre esthétique mais aussi social et politique. Les Essais ont été reconnus peu de temps après leur parution par et dans un tel système de valorisation, ainsi que l’atteste la notice consacrée à Montaigne dans la première bibliographie française, la Bibliothèque (1584) de La Croix du Maine. Ils n’ont jamais cessé d’être considérés en termes institutionnels, jusqu’à devenir le lieu mémoriel d’une célébration, à travers d’innombrables relectures, dont l’étude réflexive éclaire elle-même la longue élaboration d’une culture nationale et ses enjeux identitaires.
L’histoire littéraire, quant à elle, définit la méthode appliquée à l’étude de cet objet inscrit dans l’histoire. Elle a été décrite dans son exigence d’objectivité et de rigueur par Gustave Lanson, en France à l’extrême fin du xixe siècle et n’a jamais cessé d’être mise en œuvre dans nos études. Pour son promoteur, elle suivait alors une nécessité d’ordre savant et pédagogique, en répondant à un besoin que ne pouvait plus assumer l’ancien discours critique, héritier des arts du discours, voué à la création et à l’appréciation des œuvres, mais qui s’était perverti en critique subjective. Lanson ne pouvait plus appeler « critique » cette nouvelle méthode ; il l’a appelée « histoire littéraire », à la fois en raison de la nature de son objet et surtout pour bénéficier du prestige de l’histoire au sein même de l’institution universitaire. Cette méthode ne se réduit pas pour autant à plaquer sur les œuvres un discours d’apparence historique, à reconstituer un contexte pour situer l’œuvre dans son temps. Elle ne se réduit pas non plus, contrairement à un préjugé tenace et à une pratique longtemps dominante, au discours biographique consacré à l’auteur. Lanson ne croyait pas que la reconstitution anecdotique d’une vie fût une manière pertinente de parler d’une création de l’esprit. Il définissait précisément sa méthode contre Sainte-Beuve, à qui il reprochait de lire les œuvres à seule fin d’écrire la biographie de leur auteur. Friedrich lui-même, dès l’avant-propos de son Montaigne, rappelait qu’il n’avait parlé des événements de la vie de l’homme « que dans la mesure où ils sont indispensables à l’intelligence des Essais ».
28De façon plus probante, dans cette perspective historique, la méthode littéraire cherche à mettre en évidence des relations entre une œuvre, celles qui l’ont précédée et celles qui l’ont suivie. Pendant longtemps, elle a privilégié la recherche de « sources ». Celle-ci, autant et mieux que la biographie, a été une des formes séminales de la critique montaigniste de la première moitié du xxe siècle. Elle a abouti au grand ouvrage de Pierre Villey, à la fois couronnement de cette recherche et en même temps sa limite9. D’un recensement très large, établi sur une enquête systématique, Villey n’a su tirer qu’un résultat documentaire d’ordre quantitatif pour proposer une datation approximative des lectures de Montaigne lui servant à indiquer un terminus post quem de la rédaction des différents chapitres des Essais. Sur cette base, il crut pouvoir établir une évolution, non pas du texte, mais de la « pensée » de Montaigne identifiée à des phases de lectures, qui valaient selon lui comme autant de témoignages d’assentiment à des écoles de pensée. Depuis, de nombreux travaux ont renouvelé cette recherche. Ils ont contribué à confirmer le répertoire des textes lus et qui ont eu une portée génétique dans les Essais (en particulier les œuvres de Plutarque, alors qu’il manque un travail analogue pour Sénèque), et à l’élargir vers les modernes, René de Lucinge en particulier). En revanche, les « sources » et les références françaises contemporaines des Essais restent encore peu étudiées, aussi bien la poésie (il n’y a pas d’étude sur les emprunts aux Discours de Ronsard, dans le cadre de la polémique religieuse, qui vont bien au-delà des seules citations en vers), que les allusions aux débats littéraires, politiques ou médicaux de l’époque. Ces études ont surtout mis en lumière les formes et la portée d’« emprunts » textuels qui ne se réduisent pas à des « idées », et la dynamique créatrice qu’ils permettaient.
Le discours personnel des Essais, celui dans lequel Montaigne se représente de la façon la plus intime ou évoque son expérience, est lui-même fondé sur de telles ressources, il met en œuvre un ensemble de références et il s’éclaire dans un subtil réseau d’intertextualité. Les Essais s’inscrivent dans une tradition lettrée faite de références thématiques et de structures formelles sans cesses reprises, imitées et variées, pour servir en un dessein singulier. Cette tradition est celle des lettres antiques, connues, citées et utilisées dans leur ensemble, des Présocratiques à saint Augustin, à l’exception notable de Boèce ; elle a été élargie aux lettres 29italiennes, dont Montaigne avait une connaissance détaillée et dont il sut utiliser les ressources, de façon dissimulée, en français, ou explicite, en italien. Ainsi, il désignait sa propre manière de parler en société par la formule « favellar in punta di forchetta » (III, 3, 863). Celle-ci ne désigne pas un art de la conversation en forme de coups de pique ou de langue, telle une brillante escrime mondaine. L’expression est prise de l’Hercolano (1570) de Benedetto Varchi, où elle a un sens nettement péjoratif. En l’utilisant à la lettre, Montaigne se moque de sa propre parole en société, une parle trop vive, trop affectée, trop recherchée et trop spirituelle pour ses interlocuteurs.
La partie centrale de La Parole de Montaigne est consacrée à cette « conversation des livres » qu’évoque Montaigne dans un chapitre et qui, d’une certaine manière, peut servir de première définition pour les Essais dans leur ensemble. Les formes d’intertextualité y sont examinées plus précisément, à travers les usages de la référence tacitéenne, en latin et en français. Celle-ci, était moins l’occasion d’un discours politique révélant les aulæ arcana, dans le cadre de la nouvelle precettistica qui se développait alors en Europe, autour de Juste Lipse et de quelques théoriciens italiens, qu’elle ne prenait sens dans un contexte moral et personnel, en même temps qu’elle illustrait les capacités de Montaigne écrivain à répondre au défi, lancé par Henri Estienne et Etienne Pasquier de traduire l’historien latin au style si resserré. C’est aussi l’occasion de revenir sur les citations des poètes italiens, expression d’une nostalgie poétique d’un auteur, qui se disait lui-même, à travers la voix du Tasse, et qui précisait en référence à l’Arioste et Pétrarque ce qu’il appelait ses propres « élévations ». C’est également l’occasion d’examiner les implications de la « mise à l’essai » de Guichardin par Montaigne. Celle-ci s’est faite à la fois à travers l’utilisation documentaire de la Historia d’Italia (1568) et par la confrontation avec la figure de l’écrivain italien, telle qu’elle apparaît dans la note de lecture du chapitre « Des Livres ». Comme dans le cas de Tacite, le jugement que Montaigne portait sur Guichardin lui servait à définir, par contraste l’enjeu de son propre livre et à faire son apologie personnelle en homme de bien : il ne réfutait pas le pessimisme du Florentin, il ne pouvait que souscrire à un jugement tragique sur le monde, dont les Essais, dans leurs développements successifs, allaient même amplifier la sévérité, mais il réfutait l’hypothèse d’une corruption universelle, pour affirmer 30sa propre exception en proclamant son intégrité morale. Enfin, c’est sur la base de « sources » non relevées jusqu’alors que se définit un étonnant réseau d’intertextualité, impliquant Rabelais, Antoine Arena, Jacques Tahureau, les théoriciens italiens de la danse, qui permet d’interpréter la formule « à sauts et à gambades » par laquelle Montaigne définissait son goût pour la poésie, dont il disait aimer « l’alleure » qui s’apparente aux pas bien rythmés de la danse, et par rapport à laquelle il précisait son propre style, qui ne ressortit pas à la poésie et à ses rythmes ; c’est selon d’autres critères qu’il suggérait ainsi de juger du « pas naturel et ainsi détraqué qu’il est » (II, 10, 29) qu’il déployait dans les Essais et qui correspondait parfaitement à la matière de son livre.
À la méthode historique proprement dite et à la recherche des sources, Lanson avait demandé qu’on ajoutât ce qu’il appelait les « sciences du texte ». Il évoquait la philologie, la grammaire et la lexicographie, mais aussi, associées en une démarche créative, dynamique et réflexive, l’histoire du livre, qui était encore une pratique de bibliophiles, et celle de la lecture, les études comparatistes, qui faisait alors l’objet d’une discipline spécifique, les études génériques, poétiques et rhétoriques, toujours abordées dans la perspective historique des œuvres, non pas tant celle du contexte dans lequel celles-ci s’inscrivaient que celle de leur histoire interne, celle, génétique, de leur rédaction, dont rend compte la philologie, et celle de leur réception. Les études portant sur la langue des Essais sont aujourd’hui parmi les plus fécondes : elles mettent en évidence les catégories de pensée déterminées par un lexique spécifique, la création d’un imaginaire sur la base d’un registre métaphorique, la chasse ou l’équitation10, et surtout une extraordinaire inventivité verbale, capable non seulement de dire et de juger, mais de toucher, en suscitant le sourire ou l’indignation : ainsi l’invention lexicale montaignienne que porte la formule « tant nous avons de tiercelets et de quartelets de Roys » (I, 43, 291), qui a peut-être suscité l’invective gaullienne contre les « quarteron[s] » de généraux factieux, porteuse d’un effet analogue.
L’histoire littéraire ou plus exactement l’étude littéraire met en lumière des états textuels, des discours, des structures formelles, des relations avec d’autres textes, elle découvre des sources, elle établit le répertoire du lexique et en fait l’histoire, elle analyse une langue et des 31styles. On pourrait lui reprocher de se limiter à décrire les Essais et de passer à côté de l’essentiel. Tout cela, dira-t-on, ne contribue pas à leur interprétation, ou du moins à une interprétation digne de ce nom, capable de donner un sens et non pas seulement de dire comment est construit le texte, de proposer une interprétation qui ne soit ni philologique ni grammairienne ni rhétorique, de mettre derrière les mots une pensée, selon une interprétation que seules d’autres approches plus ambitieuses pourraient offrir. Montaigne lui-même, dans un ajout tardif, ne mettait-il pas en garde contre ce risque, comme il mettait en garde contre toute curiosité d’ordre philologique ?
Je sçay bien, quand j’oy quelqu’un, qui s’arreste au langage des Essais, que j’aimeroye mieux, qu’il s’en teust. Ce n’est pas tant eslever les mots, comme déprimer le sens : d’autant plus picquamment, que plus obliquement. (I, 39, 255)
En réalité, le partage qu’il trace entre les mots et les choses, le langage et le sens, est lui-même un argument qui s’inscrit dans la longue histoire des débats rhétoriques, et une ruse contribuant à fonder l’èthos d’un discours, qui cache sa propre élaboration et partant, sa nature discursive et impressive, pour insister sur sa seule véracité.
C’est précisément sur sa capacité de description, et de description dans le cadre d’une histoire de la littérature, que la méthode littéraire fonde sa propre capacité herméneutique : donner à comprendre un texte et ses enjeux, dans le contexte d’une œuvre, et celle-ci, en son temps, dans sa genèse, selon les codes et les valeurs d’une culture, selon les capacités d’une langue, selon les intentions qui motivaient son auteur, telles qu’elles sont indiquées explicitement dans l’œuvre elle-même, selon les besoins individuels et collectifs auxquels celle-ci pouvait donner une réponse, dans sa réception immédiate et son « horizon d’attente ». L’histoire littéraire se justifie dans sa capacité à suivre le travail de l’œuvre sur la longue durée, elle se justifie surtout dans sa capacité à donner un sens, à interpréter selon des clefs conformes à la nature de son objet : une œuvre, un texte non pas simplement fonctionnel ou factuel, voué à transmettre un savoir ou une information, mais riche de ses effets, de ses connotations et de ses implications, de sa force poétique qui lui donne son sens. Montaigne lui-même n’a jamais cessé d’encourager son lecteur à cet effort de lecture et d’interprétation.
32La Parole de Montaigne, dans les limites qui sont les siennes et sur la base d’analyses de détail, sinon de « micro-lectures », propose une description des Essais et, à travers celle-ci, une interprétation d’ensemble. Celle-ci est résumée dans le sous-titre, Littérature et humanisme civil : d’un côté, la mise en valeur de la nature littéraire et oratoire des Essais, de l’autre, en tant qu’œuvre d’un écrivain, leur ambition à répondre sur un mode spécifique à une question politique ou plus exactement civile, née des guerres de religion dans lesquelles Montaigne et ses contemporains ont été impliqués. Ces guerres ne sont pas hors de l’œuvre, elles ne renvoient pas à une réalité extérieure ni à un contexte, au sein duquel l’œuvre aurait été élaborée en toute indépendance, elles sont au cœur des Essais, qu’elles ordonnent et auxquels elles donnent sens. Toutefois, les Essais ne sont ni une histoire de ces guerres, ni les mémoires d’un acteur de ces guerres. Ils évoquent toujours celles-ci sur un mode volontairement allusif, celui de leur dépassement :
Pendant nos troisiesmes troubles, ou deuxiesmes (il ne me souvient pas bien de cela) m’estant allé promener à une lieue de chez moy, qui suis assis dans le moiau de tout le trouble des guerres civiles de France. (II, 6, 391)
Les Essais n’appartiennent pas davantage à l’immense production polémique suscitée par les événements et destinée à jouer un rôle dans l’action partisane. Enfin, ils ne constituent pas non plus une mise en forme doctrinale, un traité, dans lequel serait exposée, sur un mode décousu et allusif, que la critique aurait à mettre en système, une « pensée politique » destinée à comprendre ces guerres en relation à la souveraineté et la sujétion, aux droits des princes et aux devoirs des sujets. La parole de Montaigne qui se déploie dans les Essais se situe sur un autre plan que La République (1576) de Bodin, les Discours politiques et militaires (1587) de La Noue, les Commentaires (1592) de Montluc, des auteurs que Montaigne mentionne et auxquels il répond.
L’interprétation liée à une intention politique et civile du livre n’est pas hors du littéraire, ni en excès par rapport à lui, elle est inscrite à la fois dans la nature du discours personnel que l’auteur met en œuvre et dans le portrait qu’il trace de lui-même. Dès la première édition, le livre de Montaigne est caractérisé par ce discours personnel, non biographique, qui en fait la singularité. L’avis Au lecteur met en évidence sa bonne foi, la fides, une vertu romaine comme la pietas, l’amicitia, la 33libertas, sans cesse évoquées par la suite. Tout en restant discret dans les premières éditions, à l’exception des chapitres tout entiers consacrés à la représentation que Montaigne donne de lui-même, ce discours structure le livre dès le premier chapitre, un de ces chapitres que la critique jugeait scolaires et impersonnels : le catalogue liminaire des exemples d’héroïsme capables de susciter la pitié, long d’une page, prend sens dans ce discours personnel. En 1580, il apparaissait simplement sous la forme d’un jugement, modalisé par une formule qui conjugue la prudence et la civilité : « ces exemples me semblent plus à propos ». En 1588, Montaigne l’amplifia sur un mode assertif, pour exprimer une expérience, une sensibilité mais aussi des vertus, pour donner de lui dès l’ouverture de son livre une représentation, non seulement en généreux, mais en chrétien :
L’un et l’autre de ces deux moyens m’emporteroient aysement : car j’ay une merveilleuse lascheté vers la misericorde et mansuétude : tant y a, qu’à mon advis, je serois pour me rendre plus naturellement à la compassion qu’à l’estimation. (I, 1, 32)
Ce discours délimite moins une dimension subjective (et il n’est pas sûr que les Essais puissent vraiment être considérés comme une des pierres angulaires de la « subjectivité moderne »), qu’une parole identifiable, située, affirmée et autorisée, celle du « seigneur de Montaigne », dont le livre trace le portrait, un portrait très éloquent, en mots, qu’il enrichit de multiples couleurs tout en l’ombrant de modestie, un portrait capable de faire impression.
Ce portrait, placé tout au long des Essais sous une référence horatienne, est un portrait à « plusieurs biais », qui superpose trois portraits complémentaires : celui d’un gentilhomme chrétien, un laïc, engagé dans la vie publique de son temps et dans des liens civils avec les princes, avec ses amis et avec les dames ; le portrait moral et politique d’un homme prudent mettant en œuvre un effort de modération, sans se représenter jamais comme un sage ni revendiquer une présomptueuse sagesse11 ; le portrait intellectuel et littéraire d’un écrivain réfléchissant sur son œuvre et sur la force de son discours, selon une topique qui appartient également au genre de la satire horatienne. Ces portraits 34sont assombris au fur et à mesure des rédactions par une représentation jouant du pathos, celle plus intime d’un malade et d’un vieillard, dont les maux sont en sympathie avec les maux civils et dont l’état demande un exercice de prudence renouvelé. Ces différents aspects ne privilégient pas une introspection repliée sur elle-même, ce qu’on a appelé en une expression anachronique la « peinture du Moi », ils ne se réduisent pas à des états psychologiques. Ils se combinent pour décrire le personnage dans toute sa richesse et sa complexité, constituant la représentation que Montaigne voulait donner, ou du moins se donner de lui-même, à travers son livre, qui se déploie sur l’intervalle allant de la véracité au vraisemblable, comme la représentation, c’est-à-dire la mise en scène d’une persona savamment construite et interprétée. Ce portrait fait « la matière de [s]on livre ». Il détermine l’èthos du discours des Essais, comme il contribue à la portée de celui-ci : il garantit par sa force de conviction l’autorité de la parole de l’auteur, une parole qui l’implique et l’engage12, alors qu’elle n’a que lui pour l’attester, une parole, celle d’un gentilhomme, d’un homme prudent, d’un écrivain, qui s’affirme comme une parole de bonne foi, digne par là-même d’être écoutée.
La parole des Essais est le discours vivant de cette persona complexe, qui se présente aussi tout au long du livre sous différents avatars, pris dans l’histoire antique, Épaminondas, Thorius Balbus, Brutus, Socrate. En un style varié, mettant en œuvre toute la variété des styles, allant du trivial au sublime pour les adapter aux effets recherchés, il combine les trois genres oratoires, exploite leurs ressources et leurs topiques, en assume les différentes fonctions : excuser, blâmer et célébrer, encourager ou dissuader, en une parole toujours en acte. Ce discours personnel joue à deux niveaux, dans une dimension intérieure et privée comme dans un espace publique, ouvert par la diffusion éditoriale de son livre, qui a très vite échappé au cercle confidentiel auquel il semble avoir été destiné à l’origine, et qui a dû assumer les contraintes mêmes de la notoriété qu’il avait gagnée. Les fonctions et les niveaux se croisent et se combinent. Le judiciaire : Montaigne s’expose, se juge et se défend devant son for intérieur, qui n’est pas l’espace intérieur d’un égotisme complaisant, mais le tribunal de la conscience convoqué pour une estimation toujours plus précise de ses actes et de leurs mobiles. Dans un 35chapitre bien connu, il fait l’apologie de son action publique ; partout ailleurs, il exerce son jugement sur les institutions, la justice, la royauté, la médecine, sur les mœurs et les croyances. L’épidictique : le discours des Essais célèbre les héros, les vertueux, la liberté, l’amitié, l’amour, et sur un mode réflexif, la poésie qui elle-même les célèbre. Il culmine sur une autre célébration, sur l’action de grâces chrétienne qui rend hommage à la vie, « Pour moy donc j’ayme la vie et la cultive, telle qu’il a pleu à Dieu nous l’octroyer » et à qui « il faut rendre grâces condignes » (III, 13, 1162-1163), une célébration exigeante, éloignée de tout hédonisme.
Enfin et surtout, ce discours ressortit au délibératif : il exhorte et conduit à agir. Le discours et le livre qui le porte ont créé un personnage, une persona. Celle-ci n’est pas le reflet de l’auteur, mais son modèle, le modèle sur lequel celui-ci dit s’être progressivement construit, ou plutôt reconstruit, tout au long de la rédaction, dans une combinaison virtuose des apparences et de la réalité, de l’intérieur et de l’extérieur, de la pensée et de l’action ; elle est l’expression non pas d’une identité incertaine et fragmentée mais de sa « forme naïve », c’est-à-dire à la fois son être véritable, conforme à son essence, connue, conquise et maîtrisée, et une forme authentique dont la véracité est garantie par un auteur-juge de soi-même devant le tribunal de la conscience :
Moulant sur moy cette figure, il m’a fallu si souvent me testonner et composer, pour m’extraire, que le patron s’en est fermy, et aucunement formé soy mesmes. Me peignant pour autruy, je me suis peint en moy de couleurs plus nettes, que n’estoyent les miennes premieres. Je n’ay pas plus faict mon livre, que mon livre m’a faict. (II, 18, 703)
Se représenter en homme de bien correspond à l’affirmation d’une nature d’homme de bien, implique d’agir en homme de bien, prouve enfin, par la véracité de l’exemple personnel que cette représentation atteste, quelle a été l’efficacité de cette exhortation sur le personnage représenté et son auteur.
Sur cette base personnelle, l’exhortation peut être destinée à autrui, fût-ce selon d’autres modalités. Montaigne, dans les Essais, définit un lecteur idéal avec lequel il entretient une relation dynamique qui lui permet d’écrire, mais il s’adresse aussi par la fiction d’une parole vive en forme de conversation, à un lecteur réel, les élites sociales autant que les lettrés de son temps, et en particulier les dames, tout particulièrement 36chargées d’une vocation éducative et civile. Le livre nomme précisément celles-ci, dédicataires de quatre chapitres importants, auxquelles s’ajoute la « princesse » pour laquelle a été conçue l’« Apologie ». Le portrait que Montaigne offre de lui a été élaboré « non sans quelque dessein de publique instruction » (II, 18, 704). Mais, prenons garde, il ne s’agit pas de morale, offrant une leçon sur un mode didactique. La grande originalité des Essais est dans la forme de cette exhortation. Elle s’exprime souvent par des maximes et des préceptes, qui concentrent en formules assertives, un art de juger fondé sur de fermes convictions irréductibles à toute forme de doute, et une leçon de prudence : ainsi, « L’abstinence de faire est souvent aussi généreuse, que le faire » (III, 10, 1070), qui résume sur un mode paradoxal l’action municipale de l’auteur en réfutant les vaines gesticulations des hommes de pouvoir. Mais la maxime et le précepte sont des formes communes à toute la littérature de l’époque.
De façon plus singulière, dans les Essais, l’exhortation est implicite et son objet dissimulé, sauf lorsque Montaigne se représente lui-même dans un rôle de conseiller, qui dissuade plus souvent qu’il ne cherche à persuader, ainsi dans « De la diversion ». Elle est étroitement liée au portrait et à la persona qu’il représente. Elle est induite par son exemplarité, une exemplarité paradoxale, tant le personnage souligne ses faiblesses personnelles, dans un discours de modestie ressortissant là aussi à la tradition satirique et à des pratiques sociales. Il ne s’agit pas d’une injonction à appliquer une morale, c’est-à-dire, à singer le portrait idéal d’un sage à l’antique, d’un vertueux ou d’un héros, mais une incitation à prendre en considération, dans une relation de sympathie, de nature civile, le portrait aimable d’un homme moyen, menant une vie « basse et sans lustre », et qui, pourtant, en dépit de ses faiblesses affichées et de ses travers, n’a pas moins été capable, dans son humanité moyenne et sa médiocrité, de mener une vie « exquise […] qui se maintient en ordre jusques en son privé » (III, 2, 828), et de se tirer d’affaire dans une époque de malheur, confirmant par son propre exemple que le choix vertueux de l’honnête est aussi celui de l’utile. Toute modeste qu’elle était dans certains de ses expressions, et parfois ironique, la représentation que Montaigne donnait de lui-même dans les Essais n’était jamais celle d’un homme fragile, dépassé par les événements, d’un vaincu, défait par les circonstances politiques ou par la maladie.
Les Essais tracent le portrait d’un gentilhomme prudent, incarnant dans sa vie privée et dans son action publique un idéal pacifique de maîtrise 37de soi et de concorde. Ce portrait, fondé sur un témoignage de bonne foi et garanti par la parole du seigneur de Montaigne, prouvait par son exemple qu’il était possible de préserver sa liberté, son honneur et ses biens, en un temps de corruption et de malheur. Il pouvait séduire les lecteurs de l’époque non seulement par l’agrément d’une prose d’art d’un extraordinaire raffinement, mais aussi par un jeu subtil d’identification, permis par sa construction littéraire. C’est à travers cette identification que pouvait se transmettre ce qu’on hésitera à appeler une leçon tant celle-ci est discrète, et que l’intention même de donner une leçon est dissimulée par la parole vive de la conversation mondaine, faite de narrations, de digressions et de bons mots. Il s’agit d’une leçon sans aucun dogmatisme pédant ou religieux, suggérée sur un mode quasi subliminal par une exhortation jouant sur les affects du lecteur, l’admiration, la sympathie, la curiosité, jusqu’au rire ou aux larmes. Dans cette perspective, le portrait littéraire que Montaigne trace de lui dans les Essais peut être compris comme une véritable allégorie du bon gouvernement, permise par une ancienne conception organiciste du corps social :
Je n’ay guere de mouvement qui se cache et desrobe à ma raison, et qui ne se conduise à peu près par le consentement de toutes mes parties : sans division, sans sédition intestine, mon jugement est un, mesme inclination, mesme route, mesme force. (III, 2, 853)
La pleine possession de soi sous le contrôle de la raison illustre aussi la réconciliation de royaume avec lui-même. À travers le portrait d’un homme de bien, les Essais pouvaient proposer dans et après le drame des guerres civiles, un humanisme civil, fondé sur la laïcisation des vertus chrétiennes, garantissant la restauration de la société et des mœurs sur une « institution de l’homme », sur l’effort modeste de bien vivre, selon la loi, fût-elle mauvaise, et dans le respect de l’ordre, pour passer d’une ancienne conception guerrière de la vie noble, dont Montaigne détournait les formules héroïques, à une conception morale, civile et privée, non moins héroïque, dont l’humanité était la fin.
Jean Balsamo
1 Les références renvoient à Michel de Montaigne, Les Essais, éd. Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2007, 2017.
2 Jean Balsamo, Le Passé à l’œuvre. Essais d’histoire littéraire, Reims, Épure, 2019.
3 J. Balsamo, La Parole de Montaigne. Littérature et humanisme civil dans les ’Essais’, Turin, Rosenberg & Sellier, 2019.
4 Philippe Desan (dir.), Dictionnaire de Michel de Montaigne, Paris, Champion, 2004, 22007, p. 78-80.
5 Sur cette notion, voir Marie-Luce Demonet, « ‘Quoi, si j’étais autre ?’ Potentiel, virtuel, contrefactuel. Modalités de la confession dans le livre III des Essais », Bulletin de la Société internationale des Amis de Montaigne, 65, 2017/1, p. 27-48.
6 Le Journal du voyage n’a pas le même statut. Publié tardivement (1774), relevant d’une écriture privée de nature factuelle et informative, ressortissant à une approche biographique, il appartient à un genre littéraire alors inchoatif, et demande, pour être justement évalué, à être inscrit dans les pratiques viatiques de l’époque, voir J. Balsamo, « Le Journal du voyage de Montaigne dans la tradition littéraire du récit de voyage en Italie », in Ph. Desan (dir.), Montaigne à l’étranger, Paris, Garnier, 2016, p. 13-29.
7 Voir Vincent Carraud, « Avoir l’âme nette : scepticisme et rigorisme dans ‘Des prières’ », in Ph. Desan (dir.), Montaigne et la théologie, Genève, Droz, 2008, 73-90.
8 Hugo Friedrich, Montaigne [1949], Paris, Gallimard, 1968, 1995.
9 Pierre Villey, Les Sources et l’évolution des Essais de Montaigne, Paris, Hachette, 1933.
10 Voir en particulier l’étude de Myrtille Baulier et Romain Menini, « Pour un dictionnaire équestre des Essais », BSIAM, 67, 2018, p. 103-123.
11 Voir Francis Goyet, Les Audaces de la prudence. Littérature et politique aux xvie et xviie siècles, Paris, Garnier, 2009, p. 77-85.
12 Voir Antoine Compagnon, « Montaigne ou la parole donnée », in Frank Lestringant, (éd.), Rhétorique de Montaigne, Actes du colloque, 1984, Paris, H. Champion, 1985, p. 9-19.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10647-0
- EAN : 9782406106470
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10647-0.p.0021
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Essais, méthode littéraire, parole, discours, portrait