Pouilloux/Hollan, de Montaigne aux arbres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2019 – 2, n° 70. Hommage à Jean-Yves Pouilloux et à André Tournon - Auteur : Casals Pons (Jaume)
- Pages : 11 à 16
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Pouilloux/Hollan,
de Montaigne aux arbres
Des évocations plus heureuses de Jean-Yves Pouilloux et de son œuvre, j’en ai déjà fait à l’occasion de son anniversaire et, comme on dit chez nous, de sa « jubilation » (retraite) de l’université. J’ai l’énorme chance de posséder une tonne de matériel sensible et précieux depuis que, ayant lu avec dévotion ses psychoarticles préhistoriques sur le manque d’espace et l’espace du manque chez Montaigne et sa petite thèse Lire les Essais de Montaigne, j’ai détecté la présence d’un homme remarquable, avec une belle moustache, dans un avion et à l’aéroport de Dakar, qui, en attendant les valises, se souvenait du précepte évangélique « les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers » avec une voix précieuse. Le jour suivant, à l’amphithéâtre de l’Université Cheik Anta Diop, Claude Blum nous a présentés et j’ai enfin associé un visage à celui qui était pour moi « mon » Pouilloux. On ne s’est rien promis, mais on est resté amis pour toujours, pour se voir seuls ou en famille, pour lire ou regarder des tableaux et des objets curieux, pour goûter des vins et des viandes, ou pour gravir les plus hauts sommets des Pyrénées.
Je me sens encore trop touché par ces souvenirs. Pourtant, je vais prendre maintenant du recul pour essayer de m’occuper d’un événement remarquable dans la vie intellectuelle (personnelle aussi, sans doute) de Jean-Yves Pouilloux : sa rencontre avec Alexandre Hollan, le peintre. Je pense qu’ils se sont rencontrés par l’intermédiaire de Laurent Jenny. Imaginez-vous un peu ces trois-là, passant outre leurs préjugés et leurs inclinaisons pour l’affection, pris par une discussion sévère sur les fondements de la culture et les vérités de la vie. On devait être alors dans les années quatre-vingt quand Jean-Yves et Alexandre ont commencé à partager certains chemins immémoriaux. Je me trompe peut-être. Mais ce n’est pas très grave, car je vais, à la mode d’un théoricien effronté, situer la deuxième navigation de Jean-Yves, celle qui lui a fait adopter 12une allure complètement neuve dans ses écrits, et qui, d’ailleurs, a aussi très probablement fait qu’Alexandre fonce dans l’écriture, vers une date très précise, qui me convient fortement : la date à laquelle j’ai moi-même rencontré Alexandre Hollan.
L’année 1993, à l’occasion de l’exposition Hollan à l’Atelier Cantoisel de Joigny, Jean-Yves a publié, un opuscule plus qu’un catalogue général sur la peinture d’objets qui aboutissait à l’œuvre d’Alexandre, et qui contenait quelques petits paragraphes du même Alexandre. C’est à cette époque que se déclenche, à mon avis, la furie littéraire du peintre, qui se lit dans un magnifique premier échantillon quatre années plus tard, chez « Le temps qu’il fait ». Je vais donc me consacrer à ces deux textes, Le regard et l’objet, de Jean-Yves Pouilloux, et Je suis ce que je vois d’Alexandre Hollan, dans l’idée de faire naître une sorte de pensée à deux et d’en choisir quelques branches qui me semblent très riches, bonnes à greffer sur toute autre plante.
Le regard et l’objet s’occupe bien sûr des natures mortes (“vies silencieuses” dans le vocabulaire naissant d’Hollan), alors que mon titre semble s’occuper des arbres. Je voudrais montrer que, déjà à cette époque originaire, il n’y a pas grande différence entre arbres et natures mortes. J’ose avancer que c’est parce que Pouilloux venait de Montaigne et de Proust, dans sa première navigation, que l’on peut voir à travers son texte ceci : l’Alexandre des vies silencieuses est le même peintre que celui des arbres. Une route facile à suivre pour s’approcher de cette idée sans histoire, si « je suis ce que je vois ». On traite du même point de vue constitutif l’être de l’artiste que les objets quotidiens de la maison et ceux du jardin, forêt ou garrigue. Abandonnons pour le moment cette évidence merveilleusement frustrante de mon discours pour suivre de plus près un instant celle de Pouilloux sur les natures mortes.
D’abord, la carpe peinte par Stoskopff au xviie siècle. Quelques écailles et quelques petits détails illuminés nous donnent l’idée du poisson entier. Il reste pourtant presque entièrement plongé dans l’ombre. Le texte démarre avec les humbles ustensiles de nos cuisines, immortalisés avec tant de soins par les peintres au long de siècles d’efforts. Ils survivent aux immenses batailles et aux scènes bibliques qui plongent le spectateur – du moins le spectateur contemporain – dans l’ennui par excès. Et on a le droit alors de se demander « que font tant d’objets quand nous ne nous en servons pas, quand nous dormons ou simplement quand nous 13ne les voyons pas ». On pourrait immédiatement chercher des réponses dans l’incroyable consistance de l’empirisme immatérialiste de George Berkeley, parce que la question ressemble énormément à celles que se posait l’évêque et scientiste irlandais. Mais Pouilloux se tourne plutôt vers l’Orient, et plus précisément vers la culture japonaise. En effet, en japonais, la présence se divise en deux termes, correspondant soit aux êtres inanimés, soit aux animés. L’objet qui a servi longtemps, mortier, tasse ou casserole, qui dure plus longtemps qu’une génération familiale, acquiert une personnalité propre, « une nouvelle dignité », « change d’état civil » et doit être traité aussi à l’aide d’une autre série de paroles.
Nous sommes toujours endormis quand il s’agit de percevoir cette nouvelle condition des objets qui, dans leur grâce ou leur maladresse, nous intègrent et nous donnent notre place dans leur royaume. C’est justement cela que les peintres explorent dans leur lutte contre « notre inattention coutumière ». Ils choisissent ainsi des significations vraies que nous subissons sans vraiment comprendre. Le texte nous fait voyager par les exemples des peintres réalistes (Vermeer, Rembrandt, Chardin), qui jouent avec la précision et la négligence, et ce jusqu’au paradoxe. Ils noient nos yeux dans la tromperie de leurs recettes, devinant nos inventions, notre regard menteur, créateur, et nous plongeant dans le jeu immédiat et mystérieux de notre existence : celui de nos objets et de nos regards.
La réminiscence du sens spéculatif propre aux Classiques résonne jusqu’à notre époque. C’est la trace de cette « négligence » que Diderot avait déjà reprochée à Chardin. Cézanne offrira à pleine vue tout ce que le baroque avait dissimulé ou avait glissé contre ses efforts de perfection. Ses coins compotiers à la limite du roulement signalent ouvertement un objectif où la patine de l’objet doit rendre service immédiatement aux lois de la physique, et non pas aux lois du sens commun. Les flacons de Morandi – partenaires à travers le temps de plusieurs expositions conjointes avec Hollan – « nous proposent de nous interroger sur ce que nous voyons réellement ». Il est discret, mais ferme, en nous montrant « le vide qui entoure les objets (surtout dans les aquarelles) », comme si l’objet de sa peinture n’était pas la série d’objets que nous considérons agglomérés pour former le monde sur un fond neutre, mais cet espace qui pourrait nous éveiller en interrompant le rêve constant qui nous relie à un monde fait d’objets juxtaposés, nous ouvrir les yeux à ce que, 14dans notre « somnambulisme quotidien », nous croyons voir sans arriver jamais à voir.
Ne fuyons pas devant la reconnaissance de ce malentendu. « Ces objets sont là, devant nous pourtant, c’est un seau, une jatte, un broc – avec autant de précisions qu’on voudra, émaillé, rouillé, ébréché, écaillé, ocre ou bleu-vert… Comment sommes-nous aussi peu capables de les voir ? »
Comme on pouvait s’y attendre, Pouilloux se fâche, il a très envie de nous rapprocher de l’œuvre d’Alexandre Hollan. Lui qui n’est pas si sévère avec l’endormissement des humains devant le véritable défi de la connaissance : la connaissance des objets plutôt que la connaissance de la nature. Quand le peintre se place devant son montage fait d’objets, de melon pourri, de pêche sèche, de pot émaillé rouillé, de cruche de zinc blanchie, ces objets le regardent aussi lui, et lui proposent une lutte de couleurs et de lumière avec des questions et des réponses qui ne viennent pas toutes de la lumière de l’astre solaire. Ces réponses viennent aussi du dialogue entre les objets eux-mêmes, qui parlent au regard du peintre. « Alexandre Hollan dit : C’est un melon qui fait parler le vert dans un broc. Si je remplace par un chou rouge, peut-être le broc va dire bleu-violet ».
Pouilloux évoque les jades, des mots du grand romancier Junichiro Tanizaqui pour qui la lumière se laisse attraper par certains blocs de pierre qui, depuis leur intérieur, développent avec paresse un reflet. Ces reflets à leur façon nous dosent la transparence solaire qui, sans cela, serait trop éblouissante. Ainsi les hautes montagnes, ainsi nos sommets.
Passons, pour retrouver le cœur de notre sujet, les arbres. Les arbres sont aussi le motif de la préface de Je suis ce que je vois, le deuxième texte que j’ai mentionné plus haut. Cette préface est signée par Jean-Yves Pouilloux. Tout d’abord, un dicton des Yoga Soutra de Patangali : « La raison d’être de ce qui est vu est seulement d’être vu ». De nouveau, on retrouve en Orient des éléments qui sont aussi présents en Occident. « Esse est percipi aut percipere », dit Berkeley. Être est être perçu (ou percevoir). Mais Je suis ce que je vois suppose un échec du système des dictons. L’objet est, dans sa nature, la perception de celui qui perçoit. Mais ici, celui qui perçoit, reconnaît qu’il est déterminé dans son être par ses perceptions. On va dire bientôt que les arbres nous possèdent. Et Pouilloux a dit des choses de cet ordre dans plusieurs textes de cette deuxième époque, apparemment plus éloignée de Montaigne que la 15première, apparemment en symbiose avec le peintre qu’il n’était pas. Il me semble être devenu le poète qu’Alexandre Hollan n’est pas, ou n’était pas non plus. Voyons cette préface.
En premier lieu, il illumine la longueur de l’expérience réfléchie dans les textes rassemblés dans le livre. Depuis longtemps Alexandre se place, avec des fusains ou avec des pinceaux, on ne va pas faire ici une différence, devant certains arbres choisis dans la garrigue de l’Hérault ou en face d’un petit nombre d’objets usés. Il s’interroge à la recherche des perceptions qui vont surgir de leur simple présence. Pouilloux parle de « l’énigme de leur présence, de l’écho qu’ils éveillent en lui », comme si chaque élément de l’œuvre qui va peut-être en surgir, chaque trait, chaque couleur, était une version de « l’évidence centrale et mystérieuse » à percevoir par nous-mêmes. Nous sommes spectateurs dans la mesure où nous sommes capables de trouver le temps pour le regarder dans de bonnes conditions, en pouvant nous disposer nous-mêmes devant ces dessins et peintures.
Dans l’ordre de la réalisation artistique, ces éléments constitutifs des œuvres cherchent à représenter l’événement particulier, expérience simple et pourtant toujours surprenante : l’événement « d’un contact avec le monde ». Ce contact appartient à ce qui se produit véritablement. Alexandre cherche à le conserver, à empêcher que nos idées, notions, ou mots qui nous imprègnent transforment et déforment à leur gré le contact, et le transportent vers les conventions trop acceptées qui travaillent insidieusement pour nous en séparer et nous séparer de nous-mêmes.
Dans la rivière de nos impressions continuelles, nous luttons pour nous orienter en nommant sans arrêt les choses du monde. Le modèle du congloméré d’objets discrets, chacun avec son nom et sa notion, nous calme du souci du devenir. Nous décidons inconsciemment d’attribuer aux impressions une identité, une forme, une couleur, en élaborant ainsi sans nous en apercevoir un monde fictif qui, dit Pouilloux, ne nous appartient même pas quand nous y avons déjà déposé notre adhésion plus spontanée.
Des accidents doivent être attendus pour briser le rêve de somnambule dans lequel nous vivons. Seulement les ruptures nous feront perdre confiance dans le système de ce que nous croyons voir. Mais un autre chemin s’ouvre à la place des ruptures accidentelles. C’est le travail « patient, calme et exigeant pour se déprendre des images tout faites ». 16C’est précisément là que le Jean-Yves Pouilloux éditeur d’Alexandre Hollan place l’effort expressif des notes du peintre sur ce travail, sur certains moments de son travail. « [ces pages] Sont les notes d’un peintre, mais bien davantage elles enregistrent l’aventure d’un être en quête de la réalité, et qui, pour cela, se bat avec ce qui ne cesse de bruire en lui. Peut-être est-ce vraiment cela, la poésie ? »
Voici une note finale accordée qui signale les vases dans lesquels la poésie et la musique partagent leur circulation avec la peinture et qu’on lit difficilement, en connaissant le lecteur de Montaigne et de Proust, sans se souvenir de la peinture du moi que Montaigne utilise pour caractériser son livre, les Essais. Jean-Yves Pouilloux a mené depuis sa jeunesse académique une formidable critique de la pensée au travers de sa lecture des Essais. Les deux tiges de cette raffinée et impitoyable destruction n’étaient pas très loin du sujet de sa préface du premier livre d’Alexandre :
a) La terrible impuissance des lecteurs de Montaigne au moment de devoir survivre dans le désordre du livre, leur inarrêtable besoin d’y trouver un ordre, un ordre caché, même très caché, pour pouvoir calmer leur malheur de lecteurs de l’institution.
b) La généralisation philosophique qui se dégage naturellement de ce discours sur les Essais, c’est-à-dire, l’incapacité de penser véritablement et l’éternelle question que mon ami se posait quand on s’est connu : Comment commencer véritablement à penser ?
En croisant Alexandre Hollan, et en restant l’un en face de l’autre, Pouilloux trouve quelque chose qui n’est pas vraiment différent de sa critique à outrance de la comédie insoutenable du savoir institutionnel, mais qui en constitue le côté positif. Attrapé par plaisir et par devoir dans la circulation de vie dans les arbres et dans les vies silencieuses d’Alexandre, il est devenu son poète.
Jaume Casals Pons
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10153-6
- EAN : 9782406101536
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10153-6.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 24/02/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Jean-Yves Pouilloux, Alexandre Hollan, nature-morte, peinture, littérature