Montaigne et l’hédonisme antique à la fin de la Renaissance Discours et pensée du plaisir
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2017 – 2, n° 66. varia - Auteur : Rouet (Fanny)
- Pages : 179 à 186
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Montaigne et l’hédonisme antique
à la fin de la Renaissance
Discours et pensée du plaisir
Ce travail1 se propose d’étudier la réception des philosophies hédonistes antiques, en tant que moteur ou matériau d’une réflexion morale problématique sur le plaisir à la fin de la Renaissance et particulièrement dans les Essais de Montaigne. Il s’appuie ainsi sur l’analyse des spécificités des écoles hédonistes pour comprendre d’une part le traitement qui leur est accordé à la Renaissance, d’autre part la position de Montaigne par rapport à ces deux sectes qui ne défendent pas le même rapport au plaisir.
On peut penser que l’image déformée des philosophes du plaisir et de leur pensée a été mise à mal par la découverte dès le début du xve siècle des manuscrits d’auteurs hédonistes ou rendant compte de la pensée hédoniste – Lucrèce, Diogène Laërce, mais également Cicéron, Sénèque et Horace – puis par leur diffusion massive à travers des éditions et des traductions. Une analyse de ces sources anciennes exige de prendre en compte la variété de leurs formes et de leurs discours, ainsi que de leur langue : ce travail s’appuie, dans la mesure du possible, sur ces sources dans leur langue originale, grecque, latine, et parfois néo-latine. Dans une perspective philologique préalable à toute analyse, cette étude propose de revenir aux textes originaux afin de rendre compte de la complexité du propos de Montaigne dans les Essais qui choisit d’une part d’écrire en français, d’autre part d’intégrer de très nombreux et parfois longs passages en latin, beaucoup plus 180rarement en grec – autant de citations, reformulations ou pensées personnelles qu’il choisit d’exprimer dans une langue autre. Ainsi, loin d’être fortuite, l’alternance entre les langues latine et française porte, particulièrement dans l’essai « Sur des vers de Virgile », le discours montaignien sur le plaisir.
Cette étude adopte une perspective d’histoire des idées, s’appuyant notamment sur les travaux de Robert Muchembled et de Michel Foucault, afin de faire apparaître la singularité de la pensée du plaisir développée par Montaigne en retraçant dans un premier temps la transmission de l’hédonisme antique à la Renaissance, à travers les sources primaires et secondaires, puis en réfléchissant dans un second temps à la constitution d’une pensée commune sur le plaisir à la Renaissance. Les Essais de Montaigne sont, par leur originalité, l’horizon de la réflexion, mais également le lieu d’une résistance à cette doxa, aussi protéiforme soit-elle. Il apparaît en effet que l’hédonisme ancien joue un rôle primordial, non par une adhésion, mais par le questionnement éthique que suscitent les doctrines et les vies des hédonistes qui les illustrent, proposant des modèles et des pratiques du plaisir en question à la fin du xvie siècle. Dans ce cadre, les Essais se distinguent par une réflexion aussi singulière que nourrie d’une riche lecture de l’hédonisme antique.
L’analyse des spécificités des écoles hédonistes permet de comprendre d’une part le traitement qui leur est accordé à la Renaissance, d’autre part la position de Montaigne par rapport à ces deux sectes, qui ne défendent pas le même rapport au plaisir. La doxographie est complexe et problématique puisqu’aucune source primaire ne subsiste de l’école cyrénaïque. Quant aux sources secondaires, elles sont nombreuses mais fragmentaires, ce qui contribue d’une part à l’effacement des doctrines cyrénaïques au profit de l’école épicurienne, rivale, plus tardive, et d’autre part à l’altération d’un enseignement dont ne restent que des témoignages indirects. À l’exception notable des Essais de Montaigne, les textes de la Renaissance étudiés au cours de ce travail mentionnent toujours les cyrénaïques de manière isolée, citant le plus souvent Aristippe et beaucoup plus rarement certains de ses sectateurs, tel Hégésias ; la déformation de la pensée cyrénaïque semble aller de pair avec l’effacement progressif de son école. Au xvie siècle, l’épicurisme 181et les termes qui lui sont associés désignent en effet toute forme d’hédonisme : la pensée épicurienne connaît une diffusion plus large en raison de la prolixité même des œuvres d’Épicure, dont ne nous est pourtant parvenue qu’une infime partie, et de l’abondance des témoignages, sans négliger les auteurs latins et l’épicurisme romain, si complexe et mal déterminé. Si les deux écoles se définissent par leur téléologie du plaisir, l’hédonisme cyrénaïque est plus radical par la prééminence qu’il donne au plaisir – corporel par définition – sur le bonheur et par l’absence notable de la référence à la vertu comme critère d’action et de choix. L’indépendance à l’égard des plaisirs est toutefois primordiale, car leur maîtrise est la garantie de la jouissance de soi. Le plaisir est un selon l’éthique épicurienne – malgré la variété de ses manifestations –, mais sa valeur morale dépend de la nature du désir satisfait et de l’objet de ce désir. La vanité de certains désirs procurera un plaisir réel, pourtant suivi d’un manque et d’une souffrance plus intense que le plaisir éprouvé. L’éthique épicurienne se fonde donc sur un calcul des plaisirs, afin de privilégier le plaisir le plus profitable, assimilé au bonheur – idéal largement mis en doute par les cyrénaïques, qui le définissent comme la somme des plaisirs de toute une vie. Cyrénaïsme et épicurisme défendent ainsi des pratiques du plaisir différentes qui déterminent des éthiques et des usages de soi eux-mêmes différents.
Ces normes et critères proposés par Épicure et Aristippe de Cyrène, puis développés par leurs sectateurs au cours de l’Antiquité, non sans variantes ni débats, participent aux interrogations morales sur les usages et les pratiques du plaisir à la fin du xvie siècle. Avec la transmission de sources anciennes rendant compte des vies et des préceptes d’Épicure et d’Aristippe, la période est traversée par une tension entre l’intérêt croissant pour les pensées du plaisir et la réprobation d’idées et de propos jugés immoraux voire dangereux. La diffusion des doctrines et des vies d’Aristippe et d’Épicure contribue ainsi à leur évaluation morale, à défaut de leur reconnaissance en tant que philosophes, dans la pensée commune sur le plaisir au xvie siècle. Pour montrer la singularité de la pensée de Montaigne, ce travail s’intéresse à la construction de cette doxa, à travers la littérature à visée normative, en insistant sur la variété de ses discours et sur son 182importance dans la formation intellectuelle, culturelle, religieuse et sociale de l’homme lettré. À la suite d’une tradition parénétique antique particulièrement prolixe au cours de la période hellénistique, les recueils gnomiques et de lieux communs foisonnent de références au plaisir. Les sentences et les vies des hédonistes fournissent une matière riche d’exemples et d’anecdotes, indiquant au lecteur comment bien vivre, en faisant bon usage du plaisir. Le propos se veut plus moralisateur que philosophique, il vise à guider la pensée et la pratique du plaisir, sous ses diverses formes, et non à débattre de sa nature. Si les connotations charnelles associées au terme volupté expliquent qu’elle ne soit guère encouragée, le plaisir, loin d’être proscrit, est fréquemment mentionné – de plus en plus au tournant du xviie siècle – dans les recommandations développées par ces textes souvent didactiques, qui distinguent les plaisirs admis, voire prescrits, de ceux qui sont réprouvés pour des raisons morales.
Il apparaît ainsi que c’est la signification du plaisir et sa fonction qui déterminent sa valeur plus que sa quantité ou la nature de son objet. La fonction éducative et formatrice permet de distinguer les bons plaisirs des mauvais. Érasme insiste sur l’importance du plaisir qu’il prend à composer ses œuvres, en recherchant les moyens de plaire à son lecteur et de l’instruire, fonction qu’il assigne à ses Adages dans l’épître dédicatoire à Lord Mountjoy. À l’instar des princes, qu’Érasme exhorte à apprendre à résister aux plaisirs individuels pour favoriser des réjouissances dignes de leurs hautes fonctions, le lecteur du xvie siècle est encouragé à mettre en pratique les enseignements moraux délivrés dans des œuvres qui se veulent divertissantes et qui régissent les pratiques de la société. Le plaisir est en effet légitimé par son rôle social ; l’homme lettré de la Renaissance se doit de plaire à ses pairs par l’esprit et la culture érudite dont il saura faire preuve au cours des conversations ou des échanges épistolaires. Il devra également s’illustrer par son sens de la répartie et des bons mots. Autant de qualités qui suscitent un plaisir intellectuel, dans lequel le corps et les sens trouvent bien peu de place. En bon chrétien, le gentilhomme, destinataire privilégié des textes à portée normative, jouira des plaisirs qui s’offriront à lui en tant que dons de Dieu ; il verra dans toute réjouissance l’expression de la grâce divine. Ce n’est pas tant l’origine d’un plaisir qui le disqualifie que sa direction, si au 183lieu de répondre à la volonté de Dieu, il assouvit le désir propre de chacun et le comble d’une aise dévoyée.
L’acceptation morale du plaisir trouve ses limites dans deux cadres. Hors des formes poétiques qui lui sont précisément consacrées et qui périclitent au tournant des années 1560-1570, l’amour ne semble pouvoir permettre aucun plaisir recommandable, qu’il soit passion et s’accompagne de douleur, ou que son agrément se limite à la volupté, au détriment de toute tempérance et maîtrise de soi. À la suite d’Alciat, dont les Emblèmes font de la capacité à résister aux plaisirs d’amour un critère moral distinguant les gens de bien, de nombreux poètes décrivent les tourments amoureux, symbolisés par les luttes entre Éros et Antéros, dont les figures évoluent sans valoriser la volupté amoureuse. Dans le cadre politique, gouverner exige de se gouverner et de dominer ses plaisirs. Le goût du tyran pour la luxure révèle au contraire son incapacité à régner avec tempérance et modération. À la fin du xvie siècle, le mauvais usage du plaisir caractérise l’exercice tyrannique du pouvoir, dans la mesure où il est l’outil d’asservissement des sujets et la marque de l’assujettissement du tyran à ses propres désirs. La dénonciation du plaisir est alors utilisée comme une arme des discours contre le pouvoir, dont Henri III est la cible désignée. Le discours amoureux comme le discours politique mettent en garde contre les dangers d’aliénation et de déchéance dans la pratique de plaisirs excessifs, selon des modalités que Michel Foucault observe dès l’Antiquité. En cette période de mise en cause du plaisir sur fond de rivalités politiques et religieuses, la déconsidération des doctrines épicuriennes et cyrénaïques, souvent déformées et confondues dans nombre de textes, s’accompagne d’un discrédit moral et intellectuel des figures d’Aristippe et d’Épicure, auxquels on fait communément référence pour désigner non seulement des voluptueux, mais encore des débauchés, des impies voire des adorateurs du diable.
Les Essais de Montaigne se démarquent de cette pensée commune, non seulement dans l’utilisation des références aux hédonistes antiques mais également dans l’examen du plaisir qu’ils développent.
La singularité de la pensée du plaisir développée par Montaigne tient en partie au traitement qu’il accorde aux hédonistes antiques dans ses Essais. Il les connaît non seulement par sa lecture des sources 184latines, Lucrèce, Cicéron, Sénèque et Horace, mais encore par les sources grecques, en premier lieu Diogène Laërce. Montaigne s’intéresse aux vies des penseurs du plaisir, comme à leurs doctrines, sans hiérarchie, et sans que les écoles soient hiérarchisées entre elles. Au contraire de son époque, qui décrie Aristippe et Épicure, il réhabilite ces penseurs au sens où il loue leur tempérance, leur liberté de parole et de pensée, particulièrement quand elle s’applique au plaisir. Épicure et Aristippe constituent même dans les Essais des modèles, y compris des modèles paradoxaux d’éducation. À tel point que Montaigne adopte certaines stratégies épicuriennes dès les premiers essais, comme dans « Que Philosopher, c’est apprendre à mourir », notamment quand il s’interroge sur la possibilité de tenir des discours lénifiants sur la mort ou sur la souffrance ; si les derniers essais portent de manière plus évidente la marque d’une influence épicurienne, on ne peut donc pas limiter l’hédonisme de Montaigne à la fin de sa vie. Ces philosophies lui fournissent des pensées en acte ainsi que des exemples d’ascèse paradoxale recherchant la consolation et mettant en jeu l’observation de soi. Pour autant, on ne peut considérer Montaigne ni comme un disciple ni comme un sectateur d’aucune de ces écoles, dont il critique des principes fondamentaux, tels l’atomisme épicurien et la prééminence du corps chez les cyrénaïques. Il récuse l’idée même du dogmatisme inhérent à toute organisation de la pensée en école pour privilégier la démarche de l’essai, entre observation et questionnement. Les hédonistes antiques jouent donc le rôle dans les Essais d’un matériau de réflexion sur le plaisir, que Montaigne conserve « à distance d’examen », pour reprendre l’expression d’André Tournon2.
Cette reconsidération des philosophies hédonistes antiques est un des aspects théoriques d’une réhabilitation effective dans les Essais, au sens où Montaigne replace non seulement le plaisir, mais également la volupté, le désir, la sexualité dans le domaine de ce qui peut être dit, pensé, questionné. Le bon usage des plaisirs n’est pas celui qu’imposent les cadres moraux et religieux, qui célèbrent une vertu dont l’austérité extrême peut être aussi néfaste que les débauches les plus excessives ; il est déterminé par la modération, en tant qu’observation de ses propres limites, marques de la nature en soi. De cette volupté naturelle et 185vertueuse, Montaigne dit dans l’essai « De l’expérience » : « L’extrême fruit de ma santé, c’est la volupté, tenons-nous à la première présente et connue3. » La santé, source de volupté, est le signe de l’adéquation du sujet à la nature et à sa propre nature, fluctuante et versatile, de même que la réflexion par l’essai sur le sentiment de cette adéquation l’accompagne et la prolonge. S’il réhabilite le plaisir d’un point de vue moral, en récusant les normes objectives, Montaigne ne constate pas moins la contradiction de cette expérience de soi qui projette hors de soi, dans les échappées de l’imaginaire désirant, et révèle l’impossibilité pour le sujet de jouir pleinement de lui-même. Dès lors, les doctrines hédonistes, comme tous les dogmes philosophiques, échouent à rendre compte du paradoxe du plaisir, qui diffère par sa dimension imaginaire d’une simple sensation agréable.
C’est ainsi que Montaigne applique la « distance d’examen » à tous les objets de sa réflexion sur le plaisir. Le dogmatisme épicurien d’abord, dont il montre la faillite à consoler alors que la fameuse réminiscence affective a précisément une visée lénifiante, mais également la faillite à définir le plaisir. Comment penser que le plus grand plaisir est un état permanent de plénitude non soumise à l’altération du temps ? Si la définition uniquement corporelle du plaisir cyrénaïque ne satisfait pas plus Montaigne, il se rapproche davantage de leur idée que les plaisirs, aussi réels soient-ils dans l’instant fugace de leur perception, ne résistent pas au passage du temps. En cela, Montaigne est plus proche du socratisme d’Aristippe que du matérialisme épicurien, comme le montre l’importance qu’il accorde à l’observation et à la connaissance de soi et de la nature en soi, même si celle-ci est un horizon perdu qui fixe les limites d’un usage fructueux et vertueux des plaisirs. Cette « distance d’examen », Montaigne se l’applique également à lui-même, dans le constat que l’expérience du plaisir confronte à une forme d’altérité et d’étrangeté, tant l’imagination à l’œuvre dans le désir dépasse le sujet désirant et l’interroge.
Ainsi, si les philosophies hédonistes antiques nourrissent la réflexion de Montaigne sur le plaisir, face à leur faillite à rendre compte de cette 186expérience paradoxale de jouissance et de perte, l’expression du plaisir se dit dans un dialogue ouvert et irrésolu, que Montaigne noue avec la fiction poétique latine et particulièrement avec les vers d’un hédoniste, d’un épicurien, Lucrèce. Seule cette intermittence entre le français et le latin, entre la prose et les vers, entre l’observation de soi y compris dans sa matérialité physique et la fiction poétique, peut rendre compte du plaisir qui se joue au nœud du corps et de l’imaginaire. Le plaisir selon Montaigne se dit dans cet écart, à l’image de la distance avec l’objet du désir, qui seule permet de laisser la place à l’imagination.
Fanny Rouet
Centre d’Études des Littératures, Aix-Marseille (EA 4235)
1 Thèse de doctorat préparée sous la direction de Jean-Raymond Fanlo et Didier Pralon, soutenue le 15 janvier 2016 à Aix-en-Provence devant un jury composé de Michèle Clément (Université Louis Lumière – Lyon 2), Jean-Raymond Fanlo (Aix-Marseille Université), Olivier Guerrier (Université de Toulouse 2 – Le Mirail), Daniel Martin (Aix-Marseille Université), John O’Brien (Président du jury – Durham University) et Didier Pralon (Aix-Marseille Université).
2 André Tournon « Route par ailleurs ». Le « nouveau langage » des Essais, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 47.
3 Montaigne, Essais, III, 13. Nouvelle édition de l’Exemplaire de Bordeaux en trois volumes. Édition d’Emmanuel Naya, Delphine Reguig et Alexandre Tarrête, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classiques », 2009-2010, p. 463.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-07344-4
- EAN : 9782406073444
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07344-4.p.0179
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/10/2017
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français