Comptes rendus
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2014 – 2 et 2015 – 1, n° 60-61. varia - Authors: Ferrari (Emiliano), Guerrier (Olivier), Roussel (François), Couturas (Claire), Legros (Alain), Couffignal (Gilles), Basset (Bérengère)
- Pages: 97 to 136
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
Raffaele Carbone, Différence e mélange in Montaigne. Mostri, metamorfosi, mescolamenti, Milan, Mimesis, 2013.
Avec ce livre, Raffaele Carbone nous propose un sérieux travail d’interprétation des Essais qui en réinterroge certains concepts fondamentaux tels que ceux de « différence », « variété », « mouvement » et « mélange ». Si ces notions n’ont pas manqué de susciter un vif intérêt chez la critique, l’étude de Carbone s’attache particulièrement à comprendre leur unité profonde et leur valeur heuristique, en montrant comment Montaigne pense une « ontologia della differenza » (p. 67) qui traverse et relie le devenir de la nature, la constitution de l’identité individuelle et la formation des cultures. « La differenza intra-psichica, inter-psichica, intra-culturale e inter-culturale si iscrive in primo luogo all’interno della diversità e della varietà che si riscontrano nella natura » (p. 41). Accordant à la réflexion de Montaigne une épaisseur théorique authentique, Carbone considère le principe montanien de la « différence » non seulement comme une « categoria interpretativa del reale » (p. 27) mais aussi comme une notion-clef pour comprendre la signification philosophico-anthropologique des Essais et la valeur de l’humanisme montanien.
Le premier chapitre du livre (Differenza, varietà e mescolamento nella natura) énonce une thèse philosophique que l’auteur considère comme propre à la pensée montanienne, selon laquelle le monde de la nature et celui de l’esprit sont régis par les mêmes lois. Le mouvement et la différence ne sont pas seulement des catégories de l’univers physique, mais déterminent également l’individualité psychosomatique avec son flux ininterrompu de pensées et passions multiples. Ainsi, si Carbone a raison de conclure que la différence s’atteste dans les Essais comme principe et norme de la nature, il est vrai aussi que la différence se perçoit toujours, pour Montaigne, sur un fond de ressemblance (et vice-versa) : « Comme nul evenement et nulle forme, ressemble entierement à une autre, aussi ne differe l’une de l’autre entierement » (III, 13). Comme l’auteur le montre, la ressemblance est la plupart du temps le résultat du besoin psychologique humain d’ordonner les êtres, les choses et les événements pour s’orienter et se rassurer dans son environnement
habituel. Certes, Montaigne ne perd pas de vue l’unité de la nature et les infinies relations entre les êtres et les choses, selon une idée philosophique partagée par des auteurs du xve et xvie siècles comme Nicole de Cuse et Giordano Bruno (p. 74). Ce lien entre ressemblance et différence mériterait d’être approfondi, car c’est sans doute dans leur imbrication que réside un des traits marquants de l’anthropologie des Essais et de l’anthropologie moderne en général.
Dans le deuxième chapitre du livre (Differenza e mélange nell’io e nelle relazioni intersoggettive), l’auteur se penche sur la question passionnante de la conception montanienne de l’identité individuelle. Avant David Hume et Friedrich Nietzsche, Montaigne découvre la nature fragmentaire et mobile du moi, traversé par une différence et une altérité radicales qui se retrouvent également au cœur de ses relations avec les autres. Champ des forces contraires, l’individualité montanienne est néanmoins caractérisée par une tension remarquable vers l’unité et la cohérence que l’auteur met en évidence. À ce propos, Carbone nous propose de lire les déclarations de Montaigne sur la « forme maitresse » et la « forme entiere de l’humaine condition » (III, 2) dans un cadre relationnel (p. 163 sqq.). Réactivant une intuition d’Hannah Arendt, qui dans plusieurs de ses ouvrages théorisait l’importance de l’autre pour la constitution de l’identité individuelle1, Carbone interprète les énoncés montaniens sur l’exigence d’intégration et la recherche d’une identité plus stable, comme motivés par le besoin de préserver le rapport à autrui qui ne peut qu’être menacé par l’inconstance et la mutation des pensées et des actions.
Le troisième et dernier chapitre du livre (Differenza e mescolamento culturale) met en rapport les conclusions tirées des deux précédents chapitres sur la nature et le moi avec le problème montanien de la variété des « coustumes » et des « mœurs », pour thématiser la question des rapports interculturels dans les Essais. Examinant des chapitres bien connus comme « Des cannibales » (I, 31) et « Des coches » (III, 6), Carbone voit dans l’humanisme critique de Montaigne une véritable « éthique » du mélange culturel qui vise à favoriser l’échange et l’ouverture à autrui. Cette éthique, néanmoins, ne saurait être pensée sans une analyse des coutumes, des lois et des institutions humaines qui en montre leur
caractère arbitraire et historiquement contingent. Devant la tendance psychologique de l’être humain à juger le monde depuis sa perspective subjective et limitée, à considérer l’ordre de ses habitudes comme l’ordre de la nature et ses raisons comme la raison universelle, Montaigne s’efforce de « depotenziare » (affaiblir) tout langage disjonctif et oppositif (civilisé/barbare, naturel/monstrueux, rationnel/irrationnel, humanité/bestialité, etc.), pour montrer en quoi l’autre – le cannibale, le monstre ou l’animal – nous ressemble. Nouvelle preuve du lien essentiel entre la différence et la ressemblance dans les Essais, dans lequel réside le noyau théorique et paradoxal de l’anthropologie montanienne, et que le livre de Carbone nous aide à penser dans sa complexité.
Emiliano Ferrari
Université Lyon 3 – Jean-Moulin (IRPhiL) / LabEx COMOD
Pierre Manent, Montaigne – La vie sans loi, Paris, Flammarion, 2014.
Voici un ouvrage qui est d’abord un essai, personnel, sur l’œuvre de Montaigne. Directeur d’études à l’EHESS, connu pour ses travaux sur la pensée politique, Pierre Manent propose une réflexion démarquée des canons universitaires usuels, sans autres notes sur les Essais que celles renvoyant à l’édition d’A. Tournon prise pour base, et dont la lecture est de ce fait aisée et fluide. Également, il ne s’interdit pas quelques digressions où le propos prend un tour général et touche souvent des enjeux intellectuels de grande portée, comme des parallèles avec d’autres auteurs de la première modernité (Machiavel, La Boétie, Pascal, Rousseau) – le dernier trait étant quant à lui fréquent chez les historiens de philosophie.
Si le début du texte figurant sur la quatrième de couverture va dans le sens d’un Montaigne double, voire opaque, qui demande un « effort vigoureux » pour « saisir ce qu’il a vraiment voulu dire », on mettra davantage en évidence l’« entreprise de recomposition des autorités » que celui-ci propose à partir de son autoportrait, entreprise qui doit nous permettre de voir « plus clair dans ce que nous sommes devenus après lui » puisque « c’est de nous qu’il s’agit ». Autrement formulé, il s’agit d’une enquête précise, contextualisée, mais dont les acquis doivent refluer sur la situation du lecteur contemporain. À cet égard, ce sont sans doute les termes du titre, « vie sans loi », qui constituent l’axe directeur d’un ensemble qui se décline en quatre grandes parties (« La guerre des hommes », « Les puissance de la parole », « Les mystères de la coutume », « La vie sans loi »), précédées d’une introduction incisive (« La parole et la promesse »).
L’auteur se fonde sur des analyses de chapitres des Essais qui emportent le plus souvent l’adhésion, en ses deux extrémités en particulier, dans la section liminaire « Sauver sa vie » (I, 1) où est abordé le début du livre I, ou encore la dernière, « Nature et vérité » (IV, 9), qui se consacre à un commentaire suivi de l’Apologie de Raimond Sebond. Au passage, on relève des aperçus très justes, selon nous, sur le hasard (p. 42, 350), ou encore sur le glissement « De l’éloquence à la littérature », titre de la section II, 3, avec polarisation sur le chapitre des Essais « Considération sur Cicéron ». Là P. Manent est soucieux de délimiter une « parole nouvelle » propre à « servir la vie » (p. 121), parole qui « conteste le privilège de l’action »
(p. 122) voire de l’action chrétienne de l’Église (p. 123, n. 1), ligne de force que l’on retrouve plus tard dans le livre et qui culmine avec les phrases « la littérature est une parole qui tire son autorité paradoxale d’être déliée de l’action […]. Montaigne devient auteur pour répondre au déclin des autorités » (p. 262-263). Bonne définition que celle-là d’un espace de parole et de pensée auquel l’âge de l’imprimerie va donner tout son essor, de ces discours non adressés à une instance spécifique mais qui circulent dans l’espace public, selon la définition que propose A. Viala de cette « littérature » en constitution. On reste en revanche plus dubitatif devant certains lieux communs semble-t-il présentés comme des nouveautés montaigniennes (par exemple l’histoire comme instrument de comparaison, p. 72), ou devant certaines inexactitudes (s’il est vrai que Montaigne, dans « De l’exercitation », fait l’expérience de la mort – p. 188 –, il fait aussi celle de la renaissance de la pensée, ce d’autant plus que la longue citation autographe qui clôt le chapitre paraît articuler l’arpentage des « avenues de la mort » avec la nécessité, voire l’urgence, de l’auto-examen).
Reste que se définit ainsi un attachement au « plan d’immanence », pour reprendre l’expression de Deleuze, qui, comme il est annoncé dès l’introduction, singularise Montaigne par rapport à deux massifs contemporains ayant aspiré à faire se rejoindre parole et action : la Réforme, selon laquelle il convient de revenir par le Texte à l’évidence de la parole, et la pensée de Machiavel, qui établit une logique de l’action qui n’est entravée par aucune parole, chrétienne ou autre. La modernité de Montaigne consisterait à redéfinir l’autorité par rapport à la vie, mais à une vie, donc, « sans loi ». Après des développements sur la coutume (III, 6 « La raison commandée »), on entrevoit vraiment ce que signifie la formule pour l’auteur, et les enjeux qu’elle implique, à la fin de l’avant-dernier chapitre « Les hommes gouvernés » (IV, 8, p. 296-305) – qui apparaît en passant comme la vraie conclusion de l’ouvrage, et ce bien davantage que les dernières lignes du chapitre suivant (IV, 9), qui achèvent le tout de manière un peu abrupte. C’est à ce moment que le propos, qui ne s’était certes pas refusé auparavant une forme d’anachronisme contrôlé en évoquant un « Montaigne républicain » (p. 51, 70, 129-130), se fait réflexion à la fois historique et philosophique sur ce qui a pris corps de Montaigne à Pascal, pour aboutir à la situation d’aujourd’hui. De ces pages denses, on retiendra d’abord qu’avec
les deux auteurs, « la justice effective réside dans l’obéissance et non plus dans le commandement où elle avait jusque-là son site principal » (p. 298), à confronter peut-être avec les inflexions mises en lumière par un Foucault, des logiques disciplinaires aux procédures de contrôle propres à la « gouvernementalité ». Quoi qu’il en soit, s’originerait là une position moderne de sujets qui posent eux-mêmes la loi comme loi, loi disjointe du commandement et donc « loi qui obéit au sans loi » (p. 301), soit aux droits de l’homme et de l’individu plus « archiques », et qu’elle a pour fonction de protéger. Précision juste après : une loi qui s’interdit de commander, ou qui « entend commander à une vie sans loi » (p. 302) ; le rapport avec Montaigne est explicite alors : dans ce nouveau dispositif, « le mouvement de la vie doit être entièrement libre », « la vie humaine a le droit d’être sans loi et de se dérouler sans critère » (p. 303).
Bien évidemment, la passerelle comme la thèse posent quelques questions, tant sans doute au spécialiste de philosophie politique qu’à celui des théories et des pratiques juridiques, mais également au montaigniste soucieux de résister à toute reconfiguration de type téléologique. Chacun, à n’en pas douter, pourra ainsi trouver choses à redire sur tel ou tel point. Mais il ne fera ainsi que prouver que le livre donne à réfléchir, parfois hors des sentiers battus, et qu’il est, de la sorte, pleinement fidèle à son objet d’étude.
Olivier Guerrier
Université Toulouse 2 – Le Mirail
Philippe Desan, Montaigne. Une biographie politique, Paris, O. Jacob, 2014.
Ces dernières années, nombre de publications (livres, articles) se sont proposées d’éclairer l’écriture des Essais à la lumière des trajectoires et « engagements » politiques de Montaigne – si l’on s’autorise l’usage anachronique sinon provocateur du terme à propos d’un auteur qui a consacré un dense chapitre, « De ménager sa volonté », à tenter de discerner la bonne articulation entre se « prêter à autrui » et « ne se donner qu’à soi-même » (Essais, III, 10, Folio-Gallimard, 2009, p. 316). Ces lectures visent à libérer les Essais de leur « statufication » littéraire au cours du xixe siècle, afin que l’écriture continuée de ce livre singulier, tout au long de vingt années, retrouve les vents très agités de l’histoire dans laquelle elle s’est pleinement inscrite. Il y a ainsi une actualité éditoriale qu’on pourrait regrouper sous l’intitulé « Montaigne politique » – qui est par ailleurs le titre d’un riche et important volume collectif paru en 2006 sous la direction de Philippe Desan. Le récent livre Pierre Manent, Montaigne. La vie sans loi, dont il est rendu compte dans ce Bulletin, s’inscrit également dans la perspective de ce « Montaigne politique » ; mais il relève d’une lecture qu’on pourrait nommer « métahistorique », plus soucieuse de grandes articulations conceptuelles relevant de la philosophie politique que de la restitution des situations historico-politiques très enchevêtrées des « guerres civiles » de religion et des luttes impitoyables pour la détention du pouvoir royal. Une telle approche, attentive aux contextes théologico-politiques complexes et mouvants, se trouve davantage dans les livres de Biancamaria Fontana, Montaigne en politique (Agone, 2013) et de Valérie M. Dionne, Montaigne, écrivain de la conciliation (Garnier, 2014). Quels que soient les différents outils conceptuels mobilisés et les écarts ou nuances d’interprétation, ces analyses viennent contester, arguments précis à l’appui, l’appréhension encore trop partagée d’une œuvre détachée de ses dimensions historiques et refermée dans l’éternité postulée d’un « canon » littéraire ou philosophique, une sorte de « statue de papier ». Et du même coup, ces lectures viennent contredire l’image d’un auteur séparé de ses attaches sociales et institutionnelles, de ses « stratégies de reconnaissance » et des multiples jeux d’alliances et d’allégeance qui leurs sont liés.
Ce n’est pas que la dimension historique et politique des cheminements de Montaigne ait été auparavant ignorée ou même délaissée, comme en
témoignent de nombreux livres dont ceux de Géralde Nakam restituant naguère « Montaigne et son temps » et étudiant les Essais comme « miroir et procès de leur temps ». Mais ces travaux récents apportent indiscutablement des éclairages nouveaux ou en tous cas renouvelés par rapport à des livres plus anciens portant sur la « vie publique » de Montaigne, c’est à dire sur la vie de Montaigne comme personnage public dans les divers « offices » qu’il a eu à remplir de plus ou moins bon gré, depuis sa carrière de parlementaire jusqu’à sa magistrature politique comme maire de Bordeaux et à ses fonctions plus officieuses d’entremetteur ou de « négociateur » entre Henri III et Henri de Navarre dans le contexte des « guerres civiles » et des alliances souvent mouvantes entre les groupes et factions qui s’affrontaient. Le nouveau livre de P. Desan, Montaigne. Une biographie politique, s’inscrit pleinement dans cette perspective des lectures « politiques » de Montaigne ; il présente une imposante et substantielle synthèse de nombreuses recherches et travaux, à commencer par les siens, fruit d’une démarche historique et sociologique fondée sur un long et minutieux travail d’enquête et de pratiques des archives qui renouvelle les biographies antérieures, rendant justice à certaines d’entre elles tout en marquant une différence d’approche (opus cité, Prologue, p. 24-25). Comme d’autres travaux récents qui visent à restituer la ou les « carrières » de Montaigne (cf. Georges Hoffmann), on peut par ailleurs avancer l’hypothèse que l’orientation générale de cette « biographie politique » prend sens dans une confrontation (au moins partielle et implicite) avec les choix interprétatifs de G. Nakam : là où celle-ci était constamment soucieuse de faire ressortir la lucidité de Montaigne à l’égard de toutes les violences, injustices et cruautés de son temps, constituant des Essais comme leur « miroir » radicalement critique et continuellement affiné, P. Desan veut détailler les multiples « stratégies » d’ambition sociale et politique de Montaigne dans lesquelles prennent place, parmi d’autres éléments, l’écriture et la publication successive des Essais. Cette approche renverse la perspective et exclut de les considérer comme la pierre de touche à même de mesurer et jauger les évènements historiques dans lesquels ils doivent à l’inverse être réinscrits comme un « document » ou un « objet » à interpréter en fonction de ses différentes visées successives.
Le choix de cet éclairage est très clairement explicité dans le dense « Prologue », Questions de méthode et politiques d’un livre, qui restitue la perspective d’ensemble patiemment documentée par P. Desan. L’un des
motifs majeurs, présenté d’emblée comme une démarcation résolue avant d’être longuement étayé dans la succession globalement chronologique des chapitres du livre, est bien de contester de manière frontale une lecture trop exclusivement « générique » des Essais, un Montaigne « déhistoricisé » devenu cet auteur « universel » ainsi qu’il se caractérise lui-même dans un ajout manuscrit souvent cité : « Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque particulière et étrangère : moi le premier par mon être universel, comme Michel de Montaigne : non comme grammairien ou poète ou jurisconsulte. Si le monde se plaint de quoi je parle trop de moi : je me plains de quoi il ne pense seulement pas à soi » (Essais, III, 2, Folio-Gallimard, 2009, p. 35). Comme P. Desan le rappelle utilement à d’autres occasions, « il ne faut pas toujours prendre Montaigne au mot », et notamment pas lorsqu’il s’agit de reconstituer aussi exhaustivement que possible les cheminements d’une vie dans la perspective d’une sociologie « objectivante », distanciée et critique héritée de Durkheim et de P. Bourdieu – ce que confirment diverses indications du « Prologue » (opus cité, p. 18-23, p. 28-29). Car tel est bien le propos central du livre : non pas ce qui serait simplement une nouvelle biographie rapportée pour l’essentiel à la reconstitution des diverses activités et « offices publics » de Montaigne, mais bien un minutieux travail de sociologie politique attentif aux milieux, « réseaux » et « clientèles » dans lesquels s’inscrivent les ambitions et efforts de reconnaissance publique d’un personnage comparable à beaucoup d’autres, fût-il devenu, au fil du temps et des réceptions successives de son ouvrage singulier, cet auteur « générique », sans condition sociale assignée, que représente et symbolise aujourd’hui le nom de Montaigne. Voulant rompre avec une vision trop homogénéisante de l’œuvre constituée en monument littéraire figé dans un canon académique, il s’agit donc, selon l’expression efficacement imagée de P. Desan, de « décompacter » le texte des Essais en restituant les contextes différents dans lesquels s’inscrivent les « stratégies » successives et parfois « antithétiques » de ses « strates » d’écriture (opus cité, p. 16-17, p. 596).
L’une des thèses fortes du livre, scandée et relancée dans plusieurs chapitres, est ainsi de soutenir qu’on perçoit un net écart, voire une « opposition radicale » de visée, sinon de régime d’écriture, entre un « premier » Montaigne, celui de la 1re édition des Essais de 1580, et un « dernier » Montaigne, celui des Essais de 1588 augmentés du troisième
livre, puis des nombreux ajouts manuscrits de la dernière « couche » figurant dans les marges de l’Exemplaire de Bordeaux entre 1588 et 1592 et intégrés dans les éditions posthumes : « cette dernière couche des Essais est généralement considérée comme l’aboutissement d’un parcours prémédité et cohérent, un Montaigne à la fois personnel et sage, revendiquant sa subjectivité et précurseur de la modernité. Cette image du dernier Montaigne est assez éloignée du premier Montaigne, plus à l’écoute de son époque et prêt à participer à la vie politique au niveau régional (maire et gouverneur de Bordeaux), national (négociateur entre Henri III et Henri de Navarre), voire international (prétendant à un poste d’ambassadeur) » (opus cité, p. 547). Mettant cette thèse à l’épreuve des substantielles données historiques et biographiques extérieures aux indications partielles, incertaines ou trompeuses contenues dans les Essais, le livre est structuré en deux grandes parties intitulées « Ambitions » et « Pratiques », à quoi s’ajoute une courte troisième partie sur « La postérité politique de Montaigne », et un très bref « Épilogue » récapitulatif. L’articulation plus détaillée des chapitres suit les grandes périodisations déjà bien dessinées des « âges » et « itinéraires » de Montaigne, depuis ses années de formation liées à l’ascension sociale de la famille Eyquem et la reconnaissance nobiliaire via l’achat du domaine de Montaigne (chap. i), jusqu’à ce qui apparaît comme un retrait définitif et non forcément désiré des « affaires » politiques à la fin des années 1580 (chap. ix et x), en passant par la carrière parlementaire de « robin » longuement détaillée (chap. ii), la « fabrication d’un gentilhomme » (chap. v) et l’élaboration de la 1re édition des Essais (chap. vi), puis les diverses ambitions politiques souvent déçues ou décevantes (chap. vii et ix) si l’on met à part la mairie de Bordeaux (chap. viii) – ces échecs et désillusions entrainant un resserrement de l’écriture sur la sphère « privée » d’un strict déchiffrement de soi. Entrecoupant cette succession chronologique, certains chapitres s’arrêtent sur des épisodes ou repères plus significatifs liés à tel ou tel développement connu des Essais à propos desquels P. Desan fait jouer un regard historique et sociologique distancié susceptible de corriger voire d’infirmer certaines affirmations de Montaigne, ou d’éclairer un certain nombre d’omissions et de « non-dits » : les relations avec La Boétie (chap. iii) qui ne peuvent se réduire au lien idéalisé et immortalisé dans le chapitre « De l’amitié » (Essais, I, 28) ; la mise en perspective historique de l’évocation des « Cannibales » (chap. iv), le
voyage italien et l’hypothèse controversée, soutenue par P. Desan, d’un désir d’ambassade à Rome qui ne sera pas exaucé (chap. vii).
Le livre s’efforce ainsi de reconstituer et considérer à nouveaux frais l’ensemble des éléments et évènements sur lesquels se focalise de longue date toute biographie de Montaigne, et plus spécifiquement une « biographie politique » d’inspiration sociologique pour laquelle les Essais constituent d’abord un « objet » à inscrire dans des « objectifs » divers et successifs. Mais cet objet « d’encre et de papier » – si l’on fait écho à la formule de Montaigne dans le chapitre « De la vanité » – ne peut être purement et simplement ramené à un objet « quelconque » puisqu’il concentre à tout le moins une part importante des « stratégies » d’ambition sociale via l’édition de livres – dont Montaigne ne constitue alors qu’un exemple parmi d’autres, tel celui d’Henri de Mesmes souvent évoqué en contrepoint par P. Desan afin de mieux cerner un « habitus » et une trajectoire nobiliaires comparables. Les raisons de s’intéresser à ces « stratégies » tiennent évidemment à l’importance que « l’ouvrage » de « l’ouvrier » Montaigne, pour reprendre là encore ses propres termes (Essais, III, 2), a pris au cours du temps – importance qui s’est trouvée confirmée et renforcée post-mortem, jusqu’à aujourd’hui, intégrant les Essais dans ce qu’on peut nommer le « patrimoine » commun des grandes œuvres devenues des classiques. Signalant et déjouant le risque « d’illusion rétrospective » d’une certaine conception et pratique de la biographie, contre laquelle P. Bourdieu a naguère mis en garde, plusieurs développements du livre soutiennent à juste titre qu’il ne faut pas concevoir l’écriture des Essais comme un projet d’emblée homogène qui progresserait, par accumulation d’expériences, vers sa réalisation pleine et entière. Tout au contraire, il s’agit bien de marquer une franche rupture par rapport au schéma d’un « perfectionnement » moral, voire d’un amendement de soi qui résulterait d’un examen de conscience continu via l’écriture : « Pas de sagesse accumulée au fil des expériences, pas de moi qui s’impose […] Impossible de parler de valeur cumulée du passé quand on étudie Montaigne. Ses différentes expériences ne forment pas un millefeuille, car elles appartiennent à des mondes différents. Le parlement, la cour, l’ambassade romaine et la mairie de Bordeaux ne s’intègrent pas forcément dans un cheminement unique et rectiligne. Montaigne joua plusieurs rôles et ses publications correspondent à des scénarios de vie différents, souvent en contradiction les uns avec les autres » (opus cité,
p. 28). D’où l’insistance de P. Desan à marquer – et peut-être à forcer sur des points précis – l’écart de visée et de contenu entre les Essais publiés en 1580, centrés sur des « discours moraux, politiques et militaires » (chap. vi), et ceux de 1588, augmentés ultérieurement de la masse des ajouts manuscrits, resserrés sur l’écriture et la publication du « moi » (chap. x) – si du moins l’on accepte de substantialiser par ce terme, à la manière de Pascal plus que de Montaigne lui-même, cette scrutation obstinée de soi qui cherche à déterminer ce que peut signifier « savoir être à soi » (Essais, I, 39).
L’un des fils rouges du livre est donc d’étudier le texte des Essais dans l’éclairage de ce qu’une sociologie des œuvres formule en termes de « stratégies éditoriales », autrement dit le souci des auteurs (écrivains, philosophes, savants, publicistes…) de saisir et d’anticiper le contexte de réception d’un livre avec le maximum de chance de le voir produire les effets de séduction, de conviction ou de reconnaissance escomptés. Concernant les Essais, c’est ce que P. Desan nomme, avec un sens efficace de l’image, des « campagnes d’écriture » successives, le propos étant d’en étudier les différentes motivations en fonction d’un parcours qui va, selon lui, d’une ambition de reconnaissance intellectuelle affirmée, susceptible d’ouvrir à Montaigne les portes d’une carrière « publique » plus prestigieuse que la magistrature parlementaire, jusqu’au constat résigné d’un échec de ses ambitions politiques successives – si l’on met à part ce qu’on peut estimer être une sorte de « lot de consolation » : la mairie de Bordeaux, acceptée à contrecœur et par obligation envers Henri III, même si Montaigne semble, à bien y regarder, en avoir pris et conservé la charge plus à cœur qu’il ne le dit dans les Essais (cf. sur ce point les analyses détaillées du chap. viii). Dans cette perspective de sociologie politique, les publications successives de Montaigne correspondent à des contextes différents appelant des « stratégies éditoriales » diversifiées qui commencent dès le travail de traducteur (la Théologie naturelle de Raimond Sebond), puis d’éditeur (les Œuvres de La Boétie), avant de le voir se constituer comme auteur en son « nom propre ». L’écriture des Essais ne peut alors être comprise comme un projet d’un seul tenant d’emblée assigné à une stricte sinon exclusive volonté de « déchiffrement » de soi ; elle s’inscrit dans des attentes successives de reconnaissance, les ambitions sociales et politiques de Montaigne s’ajustant aux enseignements souvent négatifs de l’expérience et modifiant le sens
et le contenu d’un livre considéré comme le « vecteur » d’objectifs divers et successifs. Étayée par de substantiels éléments historiques, la différenciation d’époques et de « projets » entre un Montaigne « public » et un Montaigne « privé » ne peut manquer de relancer la discussion sur le caractère plus ou moins « forcé » de cet écart qui suppose sinon de disqualifier, du moins de neutraliser en partie le sens indiqué par l’adresse « Au lecteur » dès 1580 : « car c’est moi que je peins ». Et se trouvent ainsi réactivées, quoique sur un mode presque inversé, les questions et objections adressées de longue date au schéma « évolutionniste » relatif aux conceptions philosophiques auxquelles Montaigne, selon Pierre Villey, aurait successivement adhéré : stoïcisme initial, « crise » sceptique, puis épicurisme apaisé délivrant une leçon de sagesse.
Par ailleurs et de manière plus délimitée, cette sociologie politique d’un personnage trop souvent réduit à un livre « singulier » (c’est à dire perçu comme unique et incomparable), ne peut éviter de se confronter à un paradoxe consciemment assumé, même s’il n’est pas formulé de manière aussi tranchée par P. Desan : celui d’un travail biographique qui n’aurait aucun sens s’il ne reposait sur la postérité de cette œuvre que sont devenus les Essais, même si les analyses de cette biographie n’ont de cesse de les ramener à une dimension ordinaire, c’est à dire à la fois plus commune et plus banale, située dans son époque très violente et mouvementée, et constituée d’attentes, de désirs de reconnaissance et de réussite sociale, d’ambitions politiques souvent déçues, jusqu’à la résignation désabusée et le repli sur soi qui marquerait une autre dimension d’écriture plus exclusivement introspective. N’est-ce pas d’ailleurs ce que Montaigne évoquait lui-même en revendiquant la description d’une « vie basse et sans lustre » (Essais, III, 2), si on veut entendre dans cette formule autre chose qu’une dénégation complaisante ou un aveuglement sur soi ? Voulant rendre compte des cheminements d’un personnage public dont l’image se trouve liée après-coup à un livre unique mais hétérogène dans ses « strates » ou « sédimentations » d’écriture et de publication, cette approche sociologique se confronte à la même difficulté structurelle que celle de P. Bourdieu cherchant, dans Les Règles de l’art, à situer l’œuvre de Flaubert dans la « littérature » nouvellement constituée comme « champ » de lutte et de reconnaissance distinctive – ce qu’elle n’était évidemment pas à l’époque de Montaigne, comme le rappelle à plusieurs reprises P. Desan en soulignant les porosités
d’écriture entre histoire, philosophie, politique, religion. C’est de fait une difficulté sinon un paradoxe méthodologique que rencontre toute sociologie des œuvres, voire même d’une œuvre « singulière » comme le sont les Essais, compliquée ici par l’orientation privilégiée : relier les « stratégies éditoriales » de Montaigne à des ambitions politiques qui passent par une reconnaissance d’auteur, même si le devenir ou la destinée de son « ouvrage » produira de fait tout autre chose, bien au delà des destinataires initialement visés.
À l’appui de cette sociologie éditoriale et auctoriale, il ne manque pas d’exemples confirmant la fécondité d’une telle approche qui renouvelle la compréhension d’une œuvre (livre ou ensemble de livres) dès lors qu’on ne la considère pas comme un bloc homogène constitué après-coup en un « canon » académique à transmettre et à enseigner pieusement. Ainsi de « l’œuvre » de Descartes que certains travaux récents, tels ceux de Fernand Hallyn, Descartes. Dissimulation et ironie (Droz, 2006) ou, sur un autre mode, Charles Ramond, Descartes, promesses et paradoxes (Vrin, 2011), font apparaître dans une lumière fort stimulante, susceptible de faire comprendre autrement le cheminement philosophique de ses divers écrits (publiés ou tenus sous le boisseau) du fait qu’il fut lui-même parfaitement conscient des contextes de réception de ses livres et donc de la nécessité d’y réfléchir attentivement dès lors qu’on se soucie de rechercher un minimum d’efficacité quant aux effets escomptés de leur parution. Concernant les diverses publications de Montaigne – et sans se limiter aux seules éditions successives des Essais – cette approche est d’autant plus légitime que, dans un tout autre contexte social, intellectuel, politique et religieux et que celui de Descartes, elle apporte nombre d’éclairages refusant de se plier au principe de statufication et de « décontextualisation » d’une œuvre, quelle qu’elle soit et quelles qu’en soient les raisons, bonnes ou plus discutables. Les analyses de P. Desan visent à reconstituer les trajectoires successives de Montaigne comme personnage « public » s’adressant de manière ciblée, par ses publications successives, à un ou à des « publics » dont il attend diverses formes de reconnaissance. Sur chacune de ces trajectoires reconstituables, le livre rassemble des éléments solides, soutient des hypothèses plausibles ou développe des interprétations plus risquées et inévitablement controversées car plus factuellement incertaines, en dépit d’un souci de précision historique constamment présent. Sur tous ces aspects les
synthèses sont nourries, éclairantes, susceptibles de relancer la réflexion à nouveaux frais, et permettent de préciser les points d’accord et de désaccord. À défaut de pouvoir engager ici une discussion exhaustive, on peut au moins s’arrêter sur deux ou trois éléments plus circonscrits qui concernent à divers titres la thèse centrale du livre.
Du fait même des raisons qui légitiment cette grille d’analyse et d’interprétation sociologique, on ne peut d’abord s’empêcher de formuler une objection d’ensemble assez banale mais pas pour autant inconsistante. S’il s’agit de rompre avec une vision trop homogénéisante de l’œuvre devenue une sorte de monument littéraire de « l’Humanisme » et de ses « leçons de sagesse », s’il s’agit donc, selon la judicieuse formule déjà citée de P. Desan, de « décompacter » le texte des Essais en restituant les contextes différents de ses « strates » successives d’écriture supposée « calculante », le risque est cependant d’être inéluctablement ramené à un principe d’interprétation formellement équivalent dans son homogénéité. Assigner les « stratégies éditoriales » de Montaigne à une stricte ambition de fonctions politiques de diverse nature puis finalement, après les espérances déçues et les échecs, à une volonté de reconnaissance auctoriale assumée comme telle et même revendiquée, c’est ramener l’écriture à une fonction de « vecteur » ou de « médium » tendu vers des objectifs qui en sont la motivation essentielle, aussi divers soient-ils. Soutenir que les contextes culturels, historiques et politiques des attentes de Montaigne changent et l’obligent ou l’incitent à adopter différentes visées successivement et contradictoirement poursuivies, cela revient en fin de compte à nourrir et conforter une autre forme d’homogénéité interprétative puisqu’il s’agit de comprendre et d’analyser tout acte de publication comme calcul et « ciblage » exclusivement soucieux d’« effets » escomptés sinon produits. Comment ne pas se demander ce qui fait malgré tout la singularité inventive deu régime d’écriture des Essais, dès la 1re publication de 1580, perçue d’emblée par un certain nombre de lecteurs ? C’est ici qu’une sociologie de la « réception » des œuvres permet aussi de mesurer plus précisément la perception d’une inventivité d’écriture reconnue par les premiers lecteurs.
Une telle objection ne réitère pas pour autant l’opposition convenue entre approches littéraires ou philosophiques d’un côté, supposées désincarnées car attentives à la seule « textualité » ou « conceptualité » du livre, et approches historico-sociologiques de l’autre, restituant les visées
et les trajectoires d’un auteur dans un champ de forces déjà constitué qui seul permet ce jeu de reconnaissance et de « distinction » au sens à la fois commun et plus spécifiquement sociologique du terme. Si le travail de P. Desan échappe à cette opposition ordinairement instituée comme une stricte alternative de lecture interprétative, c’est qu’il rend attentif aux mouvements de transformation progressive du contenu et de l’orientation des Essais – sans pour autant emporter la conviction sur tous les points, notamment quant au désir obstinément poursuivi d’une « carrière » politique prenant divers chemins ponctués le plus souvent par des déceptions, des frustrations et des échecs, Si Montaigne a indiscutablement éprouvé et parfois formulés les unes et les autres, à des moments différents de ses itinéraires, une lecture rendue plus attentive aux « strates » d’écriture des Essais montre qu’il en a d’emblée fait l’analyse, au moins partielle, peut-être par une sorte d’anticipation distanciée susceptible d’en relativiser les blessures qui ne peuvent ramenées à une idée par trop naïve ou idéalisée de l’action politique, comme le suggère P. Desan en reprenant la riche réflexion sur les nombreux échos machiavéliens et nti-machiavéliens dans les Essais. Si l’on peut suivre en partie ses hypothèses concernant les modifications, progressives ou par à-coups, de « la forme et du fonds du texte » (opus cité, p. 596) en fonction d’une conception préalable de l’action politique rudement et cruellement confrontée à la pratique de la « réalité effective de la chose » comme dit fortement Machiavel, on peut tout autant estimer que de tels infléchissements, nets ou plus insensibles, sont déjà formulés dès la première édition de 1580, même s’ils deviendront beaucoup plus développés et marqués en 1588 et dans les ajouts manuscrits.
Ce constat ne revient nullement à conférer à l’écriture continuée des Essais un sens « générique » tombant en effet sous le coup de « l’illusion biographique » qui y verrait après-coup la réalisation d’un projet d’emblée homogène et parfaitement réglé, depuis le tombeau offert à « l’ami », autrement dit la perpétuation de la mémoire de La Boétie, jusqu’à ce continuel « déchiffrement de soi » – si la disparition de « l’ami » apparaît justement comme ce à quoi il faut suppléer par l’écriture. De ce point de vue le chapitre consacré par P. Desan à « La Boétie et Montaigne » est l’un des plus nourri et les plus stimulants, au sens où il propose une confrontation attentive et nécessaire entre le texte des Essais et les éléments biographiques et politiques auxquels il renvoie, ce qui permet de poser
un autre regard sur cette complexe relation d’amitié indissolublement entremêlée aux violences théologico-politiques des guerres civiles et à l’instrumentalisation en tous sens des textes publiés, à commencer par ce morceau d’éloquence que constitue le Discours sur la servitude volontaire. Mais ce chapitre est aussi l’un des plus problématiques du point de vue des modalités de lecture : quels critères président au partage entre une notation considérée comme fiable et fondant la conception de l’action politique défendue par Montaigne, et une formulation plus équivoque qu’il faudrait décrypter car renvoyant à un calcul opportuniste, à un non-dit voire à une dénégation plus ou moins consciente ? On ne peut échapper à ces questions ; et à défaut d’y donner des réponses assurées, le livre permet de mieux en mesurer l’importance et la difficulté.
La relance des questions et éventuels désaccords d’interprétation sur des points précis ne revient donc pas à refuser par principe, en n’y voyant que réductionnisme appauvrissant, une approche historique et sociologique parfaitement légitime et souvent éclairante ; c’est plutôt le constat qu’il n’est pas si facile d’échapper aux effets d’homogénéisation qu’on prétend, à juste titre, vouloir combattre. Et l’idée même de « campagnes d’écriture », séduisante et stimulante en elle-même, ne différencie finalement les « strates » d’écriture des Essais que sur un fond de continuité dans les calculs d’opportunité, qu’il faudrait questionner plus avant : l’expérience de l’écriture n’est-elle pas aussi, de manière décisive quoique peut-être « impréméditée » sinon « fortuite », ce qui fait échapper à de tels calculs d’effets ? C’est du moins ainsi que peut se comprendre la fameuse formule d’un long ajout manuscrit que ne peut manquer d’évoquer P. Desan : « Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait. Livre consubstantiel à son auteur. D’une occupation propre. Membre de ma vie. Non d’une occupation et fin, tierce et étrangère comme tous autres livres » (Essais, II, 18, Folio-Gallimard, 2009, p. 485) – alors même que Montaigne, dans un réflexe nobiliaire incontestable, refuse d’être assigné à la condition d’un « faiseur de livres » et proclame : « Quel que je sois, je le veux être ailleurs qu’en papier », (ibid. II, 37, Folio-Gallimard, 2009, p. 658-659). Il est évidemment facile – et par là-même discutable – de ramener ce propos à une pure et simple dénégation renvoyant à des considérations de statut social ; mais il est indéniable que la destinée effective des Essais, cet objet « d’encre et de papier », vient à coup sûr le démentir, à l’encontre d’une destination initiale
peut-être plus ciblée et « calculée » relative aux ambitions supposées de Montaigne. Si l’on peut donc, et même si l’on doit ne pas toujours le « prendre au mot », comme le soutient légitimement P. Desan, cela ne supprime pas pour autant les divergences d’interprétation donnée à tel ou tel développement des Essais – et ce d’autant plus que le réglage de leur lecture n’est jamais facile à déterminer.
Un deuxième élément de réflexion et de discussion suscité par la thèse d’ensemble du livre porte sur les rapports incontestablement problématiques entre les catégories de « public » et de « privé », qu’ils renvoient à un « partage de vie » ou à une délimitation des « champ » d’activité : magistrature parlementaire, « retraite » contemplative consacrée à la liberté, à la tranquillité et au loisir, « offices » politiques successifs. Comme l’avance à de nombreuses reprises P. Desan, on ne peut effectivement se contenter, ni probablement se satisfaire de la manière dont Montaigne a formulés et peut-être figés ou durcis l’articulation de ces rapports dans la dernière « campagne d’écriture » des Essais constituée par la publication de 1588 et par les ajouts manuscrits jusqu’en 1592. Quels que soient les contextes historiques et culturels, les articulations de ce qui relève du « public » et du « privé » sont à coup sûr complexes, renvoyant à différentes formes de stratification et de délimitation ; elles ne peuvent être ramenées à la stricte séparation de la « peau » et de la « chemise » thématisée dans le chapitre « De ménager sa volonté » (Essais, III, 10) qui prétend tracer une « séparation bien claire » entre l’individu singulier Michel de Montaigne et le personnage public ayant exercé la fonction de maire de Bordeaux. Les analyses critiques de P. Desan identifient là une sorte de « réajustement » par Montaigne de sa propre image, hypothèse plausible après l’échec de son rôle plutôt officieux d’entremetteur ou de négociateur entre Henri III et Henri de Navarre au milieu des années 1580 : « Vers la fin de sa vie, l’auteur des Essais a voulu imposer au lecteur une séparation franche et nette entre l’introspection d’un côté et, de l’autre, les remarques conjoncturelles liées aux évènements politiques qu’il subit sans les approuver » (opus cité, p. 29). Ce que qu’on voit ainsi à l’œuvre dans l’édition de 1588 et dans nombre d’ajouts manuscrits sur l’Exemplaire de Bordeaux, c’est une reconfiguration insistante sinon systématique des distinctions du « public » et du « privé » où il s’agit de séparer le plus nettement possible le domaine politique, ramené à un ensemble de situations présentées comme extérieures, et « le moi intérieur » devenu objet exclusif d’attention.
Les formulations concentrées dès le « Prologue » du livre, et ultérieurement développées, posent clairement et frontalement le problème de cette articulation ou plutôt de ces articulations successivement reconstruites au risque de l’auto-illusion : « Même quand il se retire du monde, l’auteur des Essais aspire à le réintégrer et à reprendre du service politique. Tout retrait sous-tend une prise de position et une réaction à une situation conjoncturelle particulière où l’individu pense ne plus avoir de place » (opus cité, p. 17). On peut cependant ne pas être entièrement convaincu par la « résolution » chronologique qui est ainsi donnée à ces différentes thématisations des rapports entre « vie publique » et « vie privée » : celle qui distinguent par exemple entre le geste de la « retraite » parlementaire, provisoire et en attente d’autres fonctions plus valorisantes, et la délimitation plus structurelle d’une « arrière-boutique » toute nôtre évoquée dans le chapitre « De la solitude » (Essais, I, 39, Folio-Gallimard, p. 445) ; ou encore celle qui accentue l’écart entre l’évocation de plus en plus distanciée et extérieure des « conjonctures » politico-religieuses, après les expériences diverses et contrastées des années 1580, et un regard « introspectif » qui en viendrait finalement à ne scruter obstinément que les replis intérieurs du « moi ». Sans prétendre à la moindre originalité sur ce point, il faut bien constater que l’articulation du « public » et du « privé », de la « société » et de la « solitude », aussi complexe soit-elle, est présente et déjà largement thématisée dès la première édition des Essais, même s’il est incontestable que leur écriture continuée et « réécrite » l’infléchit et la simplifie parfois de manière biaisée, trompeuse ou discutable, au gré de séquences historiques auxquelles Montaigne participe et assiste plus ou moins activement, avant de se résigner à un rôle de spectateur plutôt « désengagé » dans le grand « théâtre du monde ». Et l’on suit par ailleurs volontiers P. Desan lorsqu’il soutient qu’il ne faut pas majorer ou surestimer son rôle « d’acteur » politique sur les différentes « scènes » où il est intervenu à tel ou tel titre.
Prolongeant ces remarques, on peut estimer que l’une des dimensions les plus stimulantes de cette « biographie politique » est bien le terrain qu’elle s’est choisie : les outils conceptuels venus de la sociologie de Durkheim, de P. Bourdieu et, de manière plus ciblée, des analyses développées par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification. Les économies de la grandeur. Ce sont notamment ces analyses qui suggèrent à P. Desan une formulation synthétique de
sa thèse d’ensemble : « On pourrait dire que Montaigne passa une bonne partie de sa vie à se démarquer des groupes qu’il avait pourtant avidement cherché à intégrer ou d’individus avec lesquels il a d’abord éprouvé quelque affinité intellectuelle ou politique. Il devint expert en justification de ses choix, de ses erreurs, et de lui-même en général » (opus cité, p. 20 et note 14, p. 600). La vertu de cette formulation est d’être à la fois problématique et utilement provocante, du fait même qu’elle réinstille un légitime soupçon de « mauvaise foi » face à un livre qui revendique d’entrée de jeu sa stricte « bonne foi » comme sa seule qualité et sa principale garantie : « C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit dès l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée » (« Au lecteur », Essais, I, Folio-Gallimard, 2009, p. 117). À cet égard, la distanciation critique d’un regard sociologique apparaît pleinement justifiée ; et la discussion la plus féconde pourrait alors porter non sur cette distanciation elle-même mais bien sur le choix des outils conceptuels : s’ils apportent à coup sûr nombre d’éclairages importants, ils incitent du même mouvement à ouvrir la réflexion sur d’autres catégories et éclairages sociologiques. On peut en effet se demander quelle approche et quels concepts sont, sur ce terrain, les mieux ajustés à ce curieux « objet » que constituent les Essais. Cette question n’infime en rien le travail attentif et minutieux de P. Desan qui restitue cet « objet de papier » dans un champ d’attentes et de « stratégies éditoriales » diverses dont il est d’abord l’expression, avant d’en constituer une réflexion lucide sur « soi », c’est à dire sur l’indissociable relation entre « l’ouvrage » et « l’ouvrier » si l’on reprend à nouveau une formule récurrente de Montaigne. Dans cette perspective, la discussion la plus stimulante n’est pas celle de l’alternative déjà évoquée et révoquée plus haut : philosophia perenis ou littérature versus sociologie historique ; c’est bien davantage celle des options ouvertes à l’intérieur même des approches sociologiques dès lors que leur diversité et leur richesse offre des outils conceptuels concurrents autant que complémentaires.
Pour prendre d’un autre biais le regard sociologique qui met les Essais à l’épreuve, il apparaît tout aussi légitime de soutenir que leur écriture constamment réflexive, dès leur première publication, a nourri au moins latéralement un autre type d’approche sociologique dont les héritiers plus ou moins revendiqués se trouvent du côté d’une œuvre comme celle d’Erving Goffman. Car il ne semble pas déplacé de questionner
le sens et le contenu de ce que Montaigne a thématisé pour lui-même comme « retrait », « retraite » ou « arrière-boutique », et de questionner également ses silences, ses non-dits, ses omissions plus ou moins conscientes et calculées, à partir des catégories goffmaniennes : celles de la « mise en scène de la vie quotidienne », de la « présentation de soi » en « public », des modalités d’identification et de justification des « places » qu’on occupe ou qu’on prétend occuper et se voir reconnaître, ou encore et de manière articulée de la différenciation des « espaces » sociaux mobilisant les constructions et métaphores d’un theatrum mundi. On y entend la reformulation sociologique d’une très ancienne tradition qui passe par certains développements des Essais et qui réactive leur dimension heuristique en fonction d’autres modes de compréhension et d’articulation des catégories de « présentation », de « mise en scène » de soi, d’espaces sociaux qui ne peuvent se distribuer et se différencier simplement et univoquement comme « publics » ou comme « privés ». Cet autre outillage conceptuel, nullement exclusif de celui mobilisé par le travail de P. Desan, focalise autrement l’attention sur les « places » et les « trajectoires » individuelles inscrites dans des cadres collectifs ; et il permet peut-être de prendre plus précisément la mesure d’une œuvre qui s’est voulue continuellement réflexive quant à son orientation et son projet de « se peindre » en situation toujours mouvante, avec les risques assumés et même explicités de « l’auto-illusion » : « Il n’est description pareille en difficulté à la description de soi-même (…) Or je me pare sans cesse car je me décris sans cesse » (Essais, II, 6, Folio-Gallimard, 2009, p. 76).
Le livre de P. Desan nous donne donc ample et riche matière à « conférer » avec vigueur et rigueur, loin de tout « unisson » ennuyeux et stérile. Cette seule raison suffirait à en faire et à en dire l’intérêt, outre celles évoquées plus haut. On conclura donc, provisoirement, non pas sur un accord final qui serait ici en porte-à-faux, mais sur la poursuite féconde d’une confrontation amicale appliquée ici aux modalités de lecture des Essais et relançant une proposition d’analyse sociologique alternative, à mettre en regard de ce travail considérable qui l’a rendue plus clairement perceptible. Proposition dont l’orientation générale se formulerait ainsi : non pas « Montaigne à l’épreuve de la sociologie » mais plutôt « la sociologie à l’épreuve de Montaigne », avec la question non refermée du choix des outils conceptuels les plus ajustés pour une
telle « mise à l’essai ». C’est une autre manière de maintenir et de relancer la tension sinon le paradoxe d’un travail de sociologie politique qui n’aurait aucun sens s’il ne reposait sur la postérité de cette œuvre que sont devenus les Essais, même si cette approche en terme de « biographie politique » n’a de cesse de les ramener, comme son auteur le prétendait d’ailleurs lui-même, à une destination commune et même « privée », que sa destinée « publique » n’a évidemment cessé de démentir. On pourrait évidemment rétorquer que cette proposition d’une autre compréhension sociologique de Montaigne ne fait que redonner l’avantage de l’analyse clairvoyante aux Essais, alors même que le travail de P. Desan consiste à s’en défier, à défaut de pouvoir totalement s’en défaire. Mais on peut aussi voir dans cette orientation alternative à peine esquissée non pas la réaffirmation trop naïve et convenue de la primauté et de la grandeur de l’œuvre en regard des « calculs » plus prosaïques et plus ciblés de son auteur, mais bien plutôt le fait qu’une œuvre comme les Essais se constitue elle-même comme déplacement des perspectives établies, avec des « effets » d’autant plus efficaces et de longue portée que ce n’était précisément pas son « projet » ni peut-être son ambition initiale – si jamais une telle formulation a un sens. Faut-il aller jusqu’à voir en Montaigne un sociologue « imprémédité et fortuit » ? En tous cas un auteur susceptible d’éclairer et de nourrir une analyse des multiples rapports à soi et aux autres dont on trouve un déploiement conceptuel dans les travaux d’Erving Goffman, et plus largement dans cette sociologie des « interactions » dont la fécondité pourrait ainsi être utilement confrontée à celle des Essais, comme P. Desan les a eux-mêmes confrontés, avec cohérence et persévérance, à d’autres outils et éclairages sociologiques.
François Roussel
Emiliano Ferrari, Montaigne. Une anthropologie des passions, Paris, Classiques Garnier, 2014.
L’ouvrage d’Emiliano Ferrari est la version remaniée de sa thèse de doctorat en philosophie, codirigée par Giafranco Mormino et Thierry Gontier et soutenue en 2011 à l’Università degli Studi de Milan. Dans le Prologue de l’ouvrage, Emiliano Ferrari expose son projet : faire l’examen des passions considérées comme objet d’étude central de l’anthropologie montaignienne et simultanément examiner le discours que Montaigne élabore à leur sujet. Les passions sont la matière de l’attention du philosophe attachée à saisir leur « nombre infiny » et comment elles nous occupent. Le dessein d’E. Ferrari est triple : aborder les passions du point de vue de leurs aspects physiologiques (causes et effets), de leurs fonctions et des conditions de leur maîtrise morale ; envisager en amont certaines des sources antiques médiévales et contemporaines auxquelles Montaigne adosse ses analyses et conjointement, observer en aval comment la pensée du philosophe sur cette question centrale trouve place dans la philosophie morale de l’âge classique. E. Ferrari situe son propos d’une part dans la perspective des études montaignistes pionnières qui, depuis la fin du xixe siècle (William Dilthey, Ernst Cassirer puis Hugo Friedrich) ont pour objet de cerner « la question de l’homme » dans les Essais et d’en dégager l’originalité. Il se situe d’autre part dans les traces, plus récentes, des études sur la philosophie morale des Essais (les travaux d’Emmanuel Faye et de Thierry Gontier sur la généalogie du rationalisme classique) et dans la continuité des travaux sur le scepticisme de Montaigne dont Sylvia Giocanti, Frédéric Brahami et plus récemment Gianni Paganini ont montré comment il contribuait à l’élaboration de l’anthropologie philosophique moderne. E. Ferrari souligne enfin que l’intérêt croissant du champ de la recherche contemporain pour les passions et les émotions dans la pensée moderne de la fin de la Renaissance à la fin du xviiie siècle justifie pleinement ce travail, compte tenu de « la position charnière » des Essais « dans l’histoire de la philosophie et de l’anthropologie morales ».
Dans le prologue de son travail composé de trois parties, E. Ferrari rappelle la configuration particulière de l’anthropologie dualiste des Essais : parce qu’il pense le corps et l’âme comme absolument inséparables, Montaigne fait des passions un « phénomène mixte qui se situe dans les échanges entre le corps et l’âme ». Il s’agit donc de dégager ce qu’E. Ferrari choisit
d’appeler la « méthode polyétiologique » propre à l’analyse des passions selon Montaigne : ni proprement du corps, ni proprement de l’âme, les passions sont des phénomènes à la dynamique complexe, tour à tour d’origine corporelle selon une approche physiologique et d’origine psychologique quand elles trouvent naissance dans l’âme ou l’esprit. Ce dispositif singulier permet à Montaigne de ne pas réduire le phénomène passionnel à l’une ou l’autre de ses composantes et de le préserver dans toute sa complexité.
La première partie de l’ouvrage composée de cinq chapitres s’intéresse à l’approche physiologique. L’auteur montre comment Montaigne renonce volontairement à l’hylémorphisme de l’anthropologie aristotélicienne et scolastique pour souligner la « condition merveilleusement corporelle de l’homme » en mettant en avant l’autonomie du corps par rapport à l’âme dans ses manifestations propres (mouvements corporels involontaires en particulier). Ce sont les incohérences de la tradition aristotélicienne et thomiste d’une part et galénique d’autre part que le discours de Montaigne met au jour pour dégager la spécificité de la relation du corps et de l’âme, pensés à la fois comme hétérogènes et liés par une « estroite cousture ». L’analyse de passages précis empruntés notamment au chapitre « De l’exercitation » permet de faire la démonstration d’un travail à l’œuvre dans les Essais sur la possibilité d’une complète autonomie des mouvements corporels. E. Ferrari poursuit en aval l’examen dans une « généalogie moderne de l’involontaire » en retrouvant chez Descartes des conclusions sur la conception mécaniste du corps parallèles à celles de Montaigne, bien qu’enrôlées à d’autres fins. La théorique humorale antique, que le philosophe connaît bien, se trouve de même profondément remaniée et intégrée dans le dessein de connaissance de soi qui porte une attention particulière à notre condition corporelle. Le dernier chapitre de cette première partie intitulé « des impressions violentes à nous troubler » met en lumière l’importance capitale pour Montaigne des émotions des sens dont la connaissance est indispensable à un travail sur lui-même du sujet moral en quête d’une régulation de ses passions.
Les quatre chapitres de la deuxième partie examinent « la connaissance psychologique » comme l’indique le titre général. S’écartant de la doxa contemporaine propre à la philosophie morale, Montaigne récuse la division tripartite de la tradition et la possibilité d’une définition de l’âme et de ses propriétés, laissant alors la voie libre à l’enquête introspective, nécessairement expérimentale, qui prend le sujet des Essais comme
champ d’exercice privilégié, sans jamais prétendre à l’achèvement. Le regard que l’essayiste porte sur l’Histoire à partir de laquelle il élabore une « psychohistoire » conforte cette interprétation : les exemples à sa disposition sont, bien au-delà de leur traditionnelle fonction rhétorique et édifiante, l’occasion de déchiffrer l’intériorité des individus dans un dialogue fécond avec la sienne propre. Le chapitre suivant est le lieu d’une mise au point sur les liens entre Montaigne et Hobbes : l’influence du premier chez le second est en particulier lisible de manière nette dans l’introduction du Leviathan et dans le De Corpore. Hobbes emprunte la méthode investigatrice propre à Montaigne d’un Nosce te ipsum libéré du cadre moral étroit antique pour la mettre au service d’une science politique nouvelle : se connaître pour connaître l’autre à partir de nos passions et pensées, préalable à l’action dans le champ politique. Les deux derniers chapitres esquissent les « contours d’une typologie » à partir de ces « passions qui sont toutes dans l’âme ». Renonçant aux définitions héritières de l’anthropologie thomiste adoptées par ses contemporains, Montaigne porte son attention autant aux affections (inclinations ou phénomènes sensoriels) qui naissent dans le corps et retentissent dans l’âme qu’aux passions propres à l’âme tout entière et sans causalité corporelle. E. Ferrari poursuit par là la ligne directrice initiale de son propos : tracer le chemin de ce qu’il a nommé la polyétiologie des passions. C’est l’exemple de la passion de gloire, dont on connait la postérité dans le Traité des passions de l’âme de Descartes, qui sera la matière de l’enquête menée dans le dernier chapitre de cette deuxième partie. Passion complexe par excellence, elle sort des bornes que la topique morale médiévale lui avait assignées. Montaigne en déplace les caractéristiques : c’est une puissance irrationnelle dont le philosophe mesure la force positive et la valeur à la fois sur le plan individuel et politique pour l’enrôler, si possible, dans l’accomplissement d’une « vie ordinaire et glorieuse ».
Ce dernier chapitre assure la transition avec la troisième partie du travail qui dégage le sens accordé à la valeur éthique des passions dans les Essais. L’auteur montre comment Montaigne relit la doctrine stoïcienne pour en modifier profondément les conclusions qui condamnent sans appel les passions, ces perturbationes animi dont il n’y a rien à espérer. Au contraire, Montaigne les considère, selon E. Ferrari, comme les « expressions effectives du mouvement vital qui caractérise l’être même de la nature », en particulier quand il s’agit des trois passions primitives : crainte, désir
et espérance. Ainsi, à l’apathie et à la « thanatophilie » propres à la stoa, Montaigne privilégie nettement l’incessant désir dont l’élan pousse à l’amour de la vie. La conséquence la plus marquante en est le renoncement à la tranquillitas animi selon Sénèque et l’acceptation du présent, lieu de l’insatisfaction assumée comme telle, qui annonce ce qu’E. Ferrari nomme les « anthropologies modernes de l’inquiétude » à venir : celles de Hobbes et Locke. Alors que la raison s’avère inefficace dans la maîtrise des passions, ce sont ces dernières elles-mêmes qui jouent ce rôle. C’est la pratique de la « diversion » qui, mobilisant les pouvoirs de l’imagination, s’avère un utile contre-feu. Montaigne trace ici la voie pour les réflexions à venir de l’âge classique sur les forces compensatrices des passions, en particulier celle de Descartes. Le dernier chapitre de cette étude opère la synthèse des analyses précédentes en réaffirmant la place centrale des passions dans l’anthropologie morale des Essais, leur caractère irréductiblement humain que seule une observation voire une expérimentation attentive peut prétendre approcher pour en assurer un « bon usage ». L’ouvrage s’achève sur une bibliographie de 20 pages et un index nominum.
Au terme de la lecture de cette étude très riche, il nous semble bien qu’E. Ferrari vient ici marquer de son empreinte les études montaignistes en contribuant de manière incisive à combler ce qui était encore une lacune : l’étude complète du discours de Montaigne sur les passions. On a apprécié tant la démarche rigoureuse de l’auteur que la limpidité d’un propos toujours très solidement étayé et adossé à des notes à la fois érudites et éclairantes. On retiendra surtout trois propositions décisives : la sphère du « sentir » comme pierre de touche pour le jugement de soi, la « perspective polyétiologique » adoptée sur les passions et la réinterprétation de l’okeiôsis stoïcienne proposée par Montaigne qui, en les naturalisant, fait des passions primitives, crainte, désir et espérance, les moteurs de l’élan vital. E. Ferrari nous offre ainsi un ouvrage particulièrement stimulant dont le cadre conceptuel est propre à ouvrir la voie à de nouvelles études sur les passions dans les Essais.
Claire Couturas
Université de Rouen / CEREdI, Saint-Maur
Barbara Pistilli, Marco Sgattoni, La Biblioteca di Montaigne, prefazione di Nicola Panichi, Pisa, Scuola Normale Superiore (coll. Clavis 1), 2014.
Ceux qui, comme moi, ont longtemps attendu la publication sur papier des travaux de Barbara Pistilli et Marco Sgattoni ne seront pas déçus : la richesse informative et iconographique de cet inventaire, heureusement substitué à une version sur toile devenue obsolète, valait bien leur patience et la nôtre. Les remaniements et ajouts nécessaires une fois effectués, nous disposons maintenant de l’inventaire le plus sûr et le plus complet à ce jour des livres rescapés de la bibliothèque de Montaigne, qu’une centaine d’illustrations en pleine page, toutes justifiées, rendent non seulement attractif mais convaincant – car en pareille matière il faut toujours, si possible, faire voir ce dont on parle.
Il était nécessaire de faire précéder ce catalogue d’une « Rétrospective » (p. 18-59), ne serait-ce que pour rendre hommage, critique comme il se doit, à tous ceux qui, depuis les trente-deux volumes retrouvés par le Dr Payen en 1847, n’ont cessé, dans leurs catalogues imprimés, d’enrichir la liste d’autres titres, jusqu’à atteindre la centaine d’ouvrages et plus, autrement dit le dixième des livres que contenait la « librairie » de Montaigne selon sa propre estimation : G. Brunet, G. Richou, P. Bonnefon, P. Villey, A. Masson, A. Salles (parfois peu sûr), M. Rat, L. Desgraves, G. de Botton et F. Pottiée-Sperry, P. Desan, moi-même enfin – et jusque dans la préparation du présent travail auquel les auteurs ont bien voulu m’associer, comme leurs prédécesseurs avaient associé à leurs enquêtes les Latapie, Leymarie, Delpit, Rancoulet, Dezeimeris et autres Best – noms égrenés ici pour rappeler le caractère collectif et transgénérationnel de telles recherches. Les repères bibliographiques indispensables sont fournis en bas de page à l’appui de la description ou de la démonstration. N’ont été oubliées ni la mise en évidence des contrefaçons, ni la discussion des cas problématiques, ni la mise à jour requise par des découvertes récentes pourvu qu’elles aient été rendues publiques avant 2014.
Pièce maîtresse de l’ouvrage, le « Catalogue raisonné des livres retrouvés » compte précisément 100 numéros (p. [61]-314) en incluant l’Éphéméride de Beuther et l’Exemplaire de Bordeaux, mais aussi en distinguant les volumes d’un même ouvrage si leurs pages de titre contiennent un ex-libris de Montaigne (c’est en effet le meilleur critère
quand la page de titre a été, tout ou partie, conservée : il faudrait s’en souvenir pour traiter du problème posé par le Synesius). Ce catalogue est précédé d’un « Avertissement » contenant une liste chronologique des catalogues antérieurs. Il s’achève sur un index thématique qui répartit les ouvrages selon qu’ils relèvent de la Philosophie, de la Littérature, de la Mythographie, des Sciences et des Arts, de l’Histoire, de la Théologie, avec de nombreuses subdivisions. C’est l’un des changements majeurs de cette version sur papier que d’avoir remisé sur deux pages ce qui constituait l’ossature de la version sur toile. On s’en félicite d’autant plus que toute classification d’ouvrages anciens s’expose à l’anachronisme et que certaines œuvres majeures s’accommodent mal d’étiquettes réductrices. Ainsi de Lucrèce : appartient-il plus à la Philosophie qu’à la Poésie ? Où rangerait-on Montaigne lui-même, qui sait mieux que personne que « tout exemple cloche » ? Il était plus sage de revenir à l’ordre alphabétique et les auteurs l’ont bien compris.
Précédée autant que possible d’une reproduction de la page de titre du livre examiné (cinq pages blanches pour des ouvrages perdus de vue, comme en attente : Du Choul, Érasme, Eusèbe, Vincent de Beauvais I et II), chaque notice commence par indiquer en capitales le nom de l’auteur suivi de la date d’édition. Viennent ensuite le titre long et l’adresse typographique, puis la notice proprement dite, ainsi structurée : langue ou langues, format et dimensions, caractéristiques de la reliure, critères d’authenticité, inscription ou non dans des catalogues antérieurs, circonstances de la découverte avec date et nom de l’inventeur, localisation et cote éventuelle, enquête sur les provenances, signalement des reproductions publiées, bibliographie spécifique, commentaires des auteurs.
Chacune de ces notices rassemble et organise des données qui en principe sont connues des spécialistes de la « librairie » de Montaigne, mais qu’il convenait de faire connaître à un plus large public de montaignistes, de philosophes, d’historiens du livre et d’esprits curieux. La contribution personnelle des auteurs à la recherche n’en laisse pas moins d’être importante : enregistrement inédit du Lexicon d’Henri Estienne ; localisation du Théodore Gaza (et al.) ; attribution ou réattribution du Germanicarum rerum à Simon Shard ou Shardius (et non plus Gentillet), du Chronicon Urbis Matissanæ à Jean Fustallier ou Fustailler (et non pas Bugnon, son « plagiaire »), du Don Silves de la Selva à Pedro de Luján, du De republica bene instituenda à Ferrarius (plutôt que Montanus), des
Carmina nouem illustrium feminarum et autres poèmes traduits du grec à Orsini (et non à Gambara, sinon pour deux d’entre eux) ; distinction des deux volumes de Politien et des deux volumes de Vincent de Beauvais (en tout, quatre pages de titre signées, donc quatre entrées) ; précisions sur les deux pages de titre de l’Ausone de Payen et sur les ouvrages reliés avec la Disputa d’Ochino (Castellion, Melanchthon) ; correction des dates d’édition de la Cosmographie de Münster et des Commentarii de Victorius ; référence du catalogue qui reproduisait en 1933 la signature de Montaigne et sa devise italienne autographe sur un exemplaire en vente du Discours de Du Choul ; sans oublier l’exacte collecte des cotes des ouvrages légués par la famille de Botton à la Bibliothèque de l’Université de Cambridge. Autant de modifications à apporter aux catalogues imprimés précédents, les miens compris, même si beaucoup d’entre elles ont déjà été intégrées dans le catalogue en ligne des Bibliothèques Virtuelles Humanistes (BVH, projet ANR Monloe i. e. « MONtaigne à L’œuvre », CESR, Université de Tours) mis à jour par mes soins le 2 septembre 2014, donc juste avant la sortie du livre recensé, et par conséquent non mentionné par lui.
Plus ou moins longue selon les cas, la dernière rubrique relative aux « Commentaires » des auteurs devrait intéresser, entre autres consultants, les bibliophiles et les historiens du livre ou de son commerce, car on y trouve, issus de lettres de collectionneurs, de notices de bibliothèque et de catalogues de vente, les derniers prix d’estimation ou d’acquisition de plusieurs exemplaires alors ou encore en circulation. Elle permet aussi de récapituler les indications de provenance les plus fréquentes, dont certaines remarquables : notables bordelais et leur famille (Montesquieu, Latapie, Barbot, d’Espagnet, Métivier), institutions religieuses (Jésuites de Bordeaux, Carmes déchaux des Chartrons pour huit volumes si on ajoute Lusignan oublié), et surtout La Boétie. Il est heureux que l’inventaire Pistilli-Sgattoni ait pu intégrer cette information, publiée en 2013 : la présence d’un b. minuscule de la main de Montaigne dans le coin supérieur droit de 18 pages de titre (ou plutôt 19, car j’avais négligé Victorius ; et même 20, si on valide un B. majuscule de Montaigne sur son Horace) indique que les volumes ainsi marqués faisaient partie de la bibliothèque de La Boétie avant d’entrer dans celle de Montaigne. On peut aussi saluer l’entrée en liste du Baudouin, signalé lui aussi en 2013. La dernière rubrique de la notice donne une courte description de ce
manuscrit. Ailleurs, elle permet de loger des commentaires proprement critiques à côté de transcriptions d’ex-libris et de devises d’anciens autres propriétaires (signalons toutefois qu’à la fin du Pétrarque, on trouve un autographe tardif de Montaigne, non reconnu comme tel par les auteurs, ni d’ailleurs longtemps par moi-même : « Riletto assaï volte », i. e. « Relu à maintes reprises ». Pour Pétrarque, pas d’« achevé de lire »…).
La partie la plus délicate est assurément celle qui relègue plusieurs livres non homologués en « Appendice », sans numérotation (p. [315]-[325]) : Baïf, vol. 2 (BnF), Caesar ou Cesare (Périgueux), Delorme ou de l’Orme (Libourne), Du Bellay (Cambridge et BnF : deux exemplaires falsifiés par Vrain-Lucas), Goltz (en mains privées), Guevara (de même), Lycosthène (Toulouse), Synesius (BnF). Pour chaque cas, la décision prise donne lieu à un intéressant exposé des motifs. Sauf quand il s’agit de faux avérés, le débat reste cependant ouvert, et je persiste, quant à moi, à inscrire le Cesare et le Synesius dans la liste des livres retenus tout en écartant de surcroît Plutarque, Suétone, Fox, Hippolyte, Gelli, La Boétie (celui de Dezeimeris), et en émettant d’extrêmes réserves à propos de l’Odyssée de la vente Mirabeau (les notes en grec et en latin ne sont ni de Montaigne ni de La Boétie). Ces ouvrages ne sont pas mentionnés dans l’appendice du livre examiné, mais il en est d’autres encore à recenser, qui passent ou ont passé un temps pour avoir appartenu à Montaigne. En fin de volume, on trouve une bibliographie et deux index (notices, puis noms, mais pas tous). La distinction était-elle nécessaire ? De même, n’aurait-il pas été plus pratique pour le lecteur d’adjoindre à la bibliographie des études celle des catalogues (p. 63-65) ?
Ce compte rendu étant moins une recension que la poursuite d’un fructueux dialogue de plusieurs années entre les auteurs et moi-même, qu’il me soit permis pour finir de signaler ma dernière mise à jour, le 4 janvier 2015, du catalogue en ligne des BVH. Intitulée « Vestiges de la bibliothèque de Montaigne », cette nouvelle liste a été rendue nécessaire par la publication de B. Pistilli et M. Sgattoni. Promu ouvrage de référence, leur catalogue détaillé permettait d’alléger les notices, mais il fallait l’enrichir de certaines découvertes ou précisions que ces auteurs ne pouvaient pas connaître au moment où leur livre était déjà sous presse : la présence de notes autographes de La Boétie en marge du Dion Cassius (article de John O’Brien à paraître dans Montaigne Studies, vol. XXVII, mars 2015, p. 179-192) ; la signature de Montaigne trouvée
par Francis Douce sur un ouvrage de Jacques de Guyse (article d’Ingrid De Smet, à paraître en même lieu, p. 205-216) ; l’attribution des notes du Panvinio de Bordeaux à Pierre Pithou et de celle du La Boétie de la BnF à Florimont de Raemond (Evelien Chayes) ; une sentence grecque de Solon copiée par Montaigne sur le plat en parchemin de son Masson, quatre paraphes en page de titre indiquant une provenance commune et autres marques d’appartenance présentant des similarités (A. Legros).
Toujours dans un souci de dialogue et de recherche partagée, je profite de l’occasion pour préciser que le mot grec trouvé dans une marge du Gaza n’est pas de la main de La Boétie (photo aimablement communiquée par M. Sgattoni). Il faut aussi rectifier une information mal transmise aux auteurs (mea culpa) : ce n’est pas sur le Boniface VIII que se trouvent tels mots grecs de la main de La Boétie (deux en tout), mais sur le Victorius, d’ailleurs marqué d’un b. au titre, qu’une meilleure définition permet d’ores et déjà de mieux voir sur le site de la Bibliothèque de Bordeaux, partenaire des BVH. La mise en ligne progressive de tous les fac-similés attendus sur le site des BVH permettra sous peu de bien distinguer cette marque de provenance partout où Montaigne l’a tracée, y compris sur le Dion Cassius et le Justin (on ne la distingue pas sur les deux photos du catalogue Pistilli-Sgattoni). Si les exemplaires annotés par La Boétie peuvent être numérisés intégralement, on pourra en outre constater qu’à la différence de Montaigne son ami surligne les sentences qu’il remarque tout en soulignant les simples mots qui appellent un commentaire philologique. Autre constatation possible, grâce à l’agrandissement, sur la page de titre du Poblacion : la signature « maisoneuue » est bien sur et non sous la signature « mõtaigne », dont le m initial a été réutilisé par le second signataire. Enfin, les clichés effectués sur les reliures permettront, de mieux prendre en compte, sous UV, les titres écrits à la plume sur le dos des reliures en parchemin et sur les tranches, ou bien de mieux apprécier et dater telle ou telle reliure (Bible et Horace avec médaillons à l’antique : xvie et non xviiie siècle, au jugement de Fabienne Le Bars, consultée sur photos). Pour ce qui est du problème posé par le Caesar ou Cesare de Périgueux et par le Synesius de la BnF, on trouvera dans ma dernière version mise en ligne par les BVH les contre-arguments annoncés, dont certains sont nouveaux. Les exposer ici nous entraînerait trop loin. Et il en serait de même s’il fallait redire les raisons qui me font penser que les notes allographes du César de Chantilly ont été
écrites par un secrétaire (sous dictée ou contrôle de Montaigne à qui il faisait la lecture, avant qu’il ne prenne lui-même la plume), hypothèse plus que plausible, mais passée sous silence par les auteurs. Ces critiques sont toutefois peu de choses eu égard au caractère magistral de leur enquête. Sans aucun doute, leur livre fera date et prendra rang parmi ces ouvrages de base qu’on consulte à toutes occasions.
Dans sa préface (p. 7-15), Nicola Panichi rappelle bien à propos ce mot de Cicéron qui n’a pas échappé à Nietzsche (je traduis) : « quand on a un jardin et une bibliothèque, on ne manque de rien. » Bien à propos, parce que l’une des premières choses que Montaigne dit de sa « librairie », où il peut embrasser « d’une veuë » tous ses livres rangés (comme dans La biblioteca di Montaigne pour une centaine d’entre eux), c’est qu’elle a « trois veuës de riche et libre prospect », dont l’une donne sur son jardin, juste au-dessous de lui quand il se penche. Sans vues perspectives, sans jardin à portée de main ou de pied, sans bonne compagnie, les livres sont nocifs (surtout, dit Montaigne, en cette « déclinaison d’âge où je suis »), car ils font oublier le corps, son besoin vital de « promenoir » et de mobilité.
Mais revenons aux livres, toujours dans les pas de la préfacière (toute préface est, comme on sait une postface) : ce ne sont pas des « fossiles de la vie », en tout cas pas pour Montaigne. Ils sont pour lui un mode particulier de conversation avec les vivants : « En cette pratique des hommes, j’entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu’en la mémoire des livres ». Judicieuse citation, car il n’y a pas d’un côté la vie et de l’autre les livres pour celui qui sait dialoguer ou tout simplement causer, par écrits interposés, avec ceux qui, dit-on, ne sont plus. Cela vaut pour Montaigne et pour chacun des livres qu’il a annotés, lus, feuilletés, voire seulement possédés.
Alain Legros
CESR, Tours
Blandine Perona, Prosopopée et persona à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2013.
L’ouvrage que Blandine Perona vient de publier aux éditions Classiques Garnier n’est pas entièrement consacré à Montaigne. Comme son titre l’indique, il s’agit d’un parcours de lecture autour des notions de Prosopopée et persona à la Renaissance. De façon plus imagée, le sous-titre de la thèse dont est issue cette publication proposait d’interroger la « mise en scène du sens » dans des œuvres du xvie siècle aussi variées que celles d’Érasme, Rabelais, Louise Labé, Montaigne et Béroalde de Verville. Un seul chapitre, donc, est consacré exclusivement à l’auteur des Essais, et c’est précisément de cette méthode, faite de définitions génériques, de mises en relation et de micro-analyses, que nous voudrions rendre compte.
En partant d’une « définition simple » de la figure couramment appelée prosopopée (« discours fictif attribué à un absent, un mort, un objet inanimé ou une abstraction » (n. 3, p. 7), l’auteure en vient à étudier, dans les œuvres considérées, « le détour par la parole d’un tiers » (p. 35). Cependant, l’apparente simplicité de cette problématique est loin de constituer une facilité par rapport à « la complexité des définitions antiques » (p. 7). Une copieuse introduction amène en effet le lecteur au cœur du discours rhétoricien sur la prosopopée (et sur la notion proche d’éthopée), dans l’Antiquité mais aussi tel qu’il peut être reçu à la Renaissance, par Érasme notamment. D’abord liée à la sophistique, la prosopopée devient un instrument capable de révéler « la capacité démiurgique du langage » (p. 17). Est alors proposé un traitement de cette figure qui dépasse les limites de la rhétorique traditionnelle. En effet, si la prosopopée est couramment étiquetée comme une « figure de pensée » (voir p. 20-33), les limites d’une telle approche sont connues et, en s’appuyant notamment sur les travaux d’Olivier Ducrot (p. 28, n. 2, p. 247) et de Catherine Kerbrat-Orecchioni (p. 8, 32), l’auteure s’affranchit des définitions rhétoriques classiques pour reformuler son objet. Elle ne s’intéresse pas tant à la figure elle-même, qu’à sa « manipulation rusée » (p. 11). La prosopopée est abordée en tant que mise en question du régime fictif de l’œuvre, de son cadre énonciatif et de sa source d’autorité ; elle devient le lieu où, dans un texte littéraire, est mis en avant le « caractère médiatisé de l’énonciation » et la « distanciation réflexive de l’instance auctoriale » (p. 245). Émerge ainsi une « capacité
du discours à produire l’image d’une personne à partir d’un discours qu’on lui prête » (p. 8), identifiée à partir de l’œuvre d’Érasme : le personnage de Folie, créé par sa propre prosopopée, devient, en quelque sorte, le paradigme commun de l’ensemble des études. Les enjeux d’une telle interprétation sont relancés et approfondis par le lien établi entre les personae fictives qui se donnent à lire dans les œuvres et la persona de l’auteur. Ainsi axé autour des notions de prosopopée et de persona, l’ouvrage offre une enquête en termes de « masques » et de « voix », filant régulièrement la métaphore théâtrale. Cet effort de mise au point notionnelle, autour de la « scénographie textuelle » (voir l’index p. 414), inspirée de Dominique Maingueneau, rejoint incidemment la matière des textes commentés. La lecture de l’éloge de la gravelle dans les Essais est ainsi affinée par l’étude de l’« isotopie du théâtre » qui pointe « un rôle qui est celui de Montaigne » (p. 290-291).
C’est à travers ces différentes catégories que l’auteure entend donner une lecture détaillée de trois passages des Essais : la lettre d’Épicure contredite par son testament dans « Que philosopher c’est apprendre à mourir » (analysée p. 225 et suiv.), transformée en une « véritable leçon de lecture des Essais » (p. 226) et les prosopopées de Nature, dans le même chapitre (voir p. 248 et suiv.), et de l’Esprit dans « De l’expérience » (p. 286 et suiv.). Se dégage peu à peu l’image d’un Montaigne soucieux des effets de polyphonie au moment de faire résonner différentes traditions philosophiques (le chapitre I, 20 se présentant comme un « discours sur les discours sur la mort », p. 256) et, en même temps, conscient des problèmes d’interprétation que pose le récit de soi (p. 226). L’essayiste « consent » à la prosopopée et ses contradictions, ce qui l’amène à renoncer à la « notion d’autorité » (p. 256). Dès lors, le dispositif scénographique et polyphonique des Essais sert à « donner vie à la persona qui habite l’œuvre » (p. 294), au travers notamment d’un decorum, « exigence éthique » étudiée à propos d’Érasme (p. 53) et qui invite à donner crédit à l’effort de l’auteur de faire émerger sa propre « forme naturelle » dans les Essais (p. 242 et suiv.).
En s’aventurant, le temps d’un chapitre, dans le texte montaignien, l’auteure tire profit d’une abondante bibliographie critique. Les travaux sur la question du nominalisme des Essais, soulevée par Antoine Compagnon (1980) et reformulée par Marie-Luce Demonet (2002), sont synthétisés de façon à enrichir l’analyse de la prosopopée par les acquis de
la recherche sur la pensée sémiotique de la Renaissance et de Montaigne en particulier. Ce souci de profiter des derniers états de la recherche se lit encore dans les notes de synthèse sur le Socrate de Montaigne, rappelant les travaux récemment publiés (p. 292-293). Les lectures proposées par Blandine Perona se placent ainsi dans la continuité des analyses du pyrrhonisme de Montaigne (p. 204) et, plus globalement, de l’écriture du scepticisme (p. 288). Comment, en effet, écrire aujourd’hui sur un texte aussi commenté que les Essais ? L’auteure prend soin de montrer en quoi son étude, ciblée sur quelques notions et qui n’aborde Montaigne que pour le mettre en perspective avec d’autres auteurs de son siècle, rejoint différentes analyses de la recherche montaigniste. Ainsi, la lecture de la prosopopée de Nature permet de réaffirmer, après Olivier Guerrier, que « la prolifération du discours sauve finalement du discours et permet un accès au réel » (p. 273, voir aussi la convergence des deux auteurs sur la notion de parrhêsia, n. 1, p. 291 et p. 294). Tout en faisant son miel des études classiques et en se situant par rapport à des travaux proches de son objet (ceux de Lawrence D. Kritzman, par exemple ; voir p. 248), l’auteure reprend à nouveaux frais la lecture des Essais et celle de la traduction de la Théologie naturelle de Sebond, dont elle propose parfois des interprétations divergentes de celles d’Hendrick (n. 2, p. 216).
C’est là une des richesses de ce chapitre : les jeux intertextuels de l’œuvre de Montaigne, particulièrement, donnent lieu à une lecture soignée, qui montre à quel point « les auteurs sont dépossédés de leurs textes » (p. 204). Sont ainsi analysés les détournements de citations d’Horace dans « De la gloire » (II, 16), où il est amalgamé avec Cicéron, « exemple étonnant de manipulation du discours de l’autre » (p. 230). D’autres effets de ce « tissage intertextuel » (p. 225) sont mis au jour, à partir de citations des Odes (p. 259-268), de Cicéron (p. 249) ou encore de Sénèque (p. 276-286), tandis que la thèse générale du chapitre donne une forte cohérence à ces analyses. « Le caractère fortement citationnel de l’œuvre invite en effet toujours à se demander s’il y a un peu de Montaigne dans les citations d’Horace, Sénèque ou Cicéron » puisque « chaque nouvelle citation est comme une nouvelle prosopopée » qui « interpelle » le lecteur (p. 294). Cette lecture minutieuse, toujours articulée à une interprétation globale de l’œuvre, se poursuit dans l’examen des corrections de Montaigne sur son texte, par la comparaison des différents états imprimés des Essais (p. 242) ou de l’Exemplaire de
Bordeaux (p. 255-256, 290). Un regret à ce propos : l’essentiel des éditions originales et l’Exemplaire de Bordeaux étant désormais facilement accessibles en ligne, il eût peut-être été préférable de donner en référence la foliotation d’origine plutôt que la pagination des reprints modernes.
Plus généralement, la lecture des Essais que propose l’auteure en commentant ces prosopopées met en relation les dimensions éthique, métalinguistique et métalittéraire de la pensée montaignienne. L’enquête sur la mise en scène du signe devient une enquête sur l’écriture des Essais, et le projet d’écriture du moi. La notion de persona, ne sert pas ici à mettre en doute la sincérité du sujet. Bien au contraire, c’est en approfondissant les modalités d’expression de soi, en interrogeant leur artificialité mais aussi leur possible efficacité qu’est mis au jour le dispositif des Essais. La continuité entre les chapitres « De la gloire » et « De la présomption » est particulièrement mise en avant, montrant le lien étroit entre pensée linguistique et projet littéraire.
Dans cette perspective, on pourrait proposer un prolongement vers la question des langues, peu présente dans l’ouvrage. L’auteure, en effet, se concentre sur l’aspect métalinguistique des œuvres, et notamment le discours sur le signe, n’abordant qu’à la dérobée la dimension épilinguistique des Essais, c’est-à-dire le discours sur les langues. Il nous semble pourtant que la diversité des langues (latin, vernaculaires) telle qu’elle est abordée par Montaigne constitue une des formes de la conscience de la bigarrure du réel dont il est question page 228. Les métaphores du « profit » et de la monnaie évoquées page 232 et 234, qui montrent la positivité de la fiction, recoupent, selon nous, le discours sur le « fruit » d’un latin « cherement » acheté et pourtant perdu dans l’enfance (I, 25, éd. Pléiade p. 180).
Au demeurant, certaines analyses de l’auteure contribuent, selon nous, à mettre au jour l’importance du sentiment linguistique de Montaigne. L’analyse qui est faite du discours sur l’étymologie du mot vertu, par exemple, entre le « plaisir » de voluptas et la « virilité » de virtus, est un cas tout à fait exemplaire du rôle des étymologies relevant plus ou moins de la « linguistique populaire » (D. Preston, G. Achard-Bayle) en littérature. Sur le plan de l’histoire de la langue et de ses enseignements pour la compréhension du texte littéraire, la remarque sur le mot bouffon, page 290, est également intéressante. Contrairement aux commentaires traditionnels sur la langue du xvie siècle, l’emprunt n’est pas lu comme
un écart à une langue commune (que l’on aurait peine à décrire), mais dans la densité sémantique qui est la sienne au moment où l’auteur l’a employé. Enfin, lorsque la « non coïncidence » entre actes et paroles dans le discours d’Épicure est interprétée comme non coïncidence entre sujet et éthique (p. 225-226), on ne peut s’empêcher de penser à la « non coïncidence du dire » étudiée par Jacqueline Authier-Revuz et à son application sur le corpus montaignien par Kristi Sellevold. L’étude des passages des Essais relevant de la prosopopée rejoint ainsi l’analyse de toutes ces « expressions du doute » qui apparaissent au détour de ces mots que le locuteur lui-même montre comme n’« allant pas de soi ».
Enfin, cet ouvrage, dans son interrogation sur la lecture et l’enseignement de la littérature ne fait que prolonger la réflexion que l’on trouve chez Montaigne : « il ne s’agit que de mots » (p. 275). Quel sens tirer de cette abondance de discours ? Quel est le rôle du lecteur ? En tant que spécialiste de la rhétorique et de son histoire, l’auteure entend « restituer la théorie du signe et de la langue » (p. 11), mais, en même temps, apparaît un souci d’« actualisation » et d’« appropriation » du texte littéraire, pour reprendre des termes chers à Yves Citton convoqué p. 380. La question de la chercheuse « Comment ce discours polyphonique a-t-il été construit ? » ne va pas sans celle de l’enseignante en littérature, « Comment écouter les voix de Montaigne ? ». Ainsi, alors que tout semble dit sur des auteurs sur-commentés, propices à l’entre-glose dénoncée par Montaigne, Blandine Perona nous propose un parcours de lecture large et complet. C’est l’ouvrage d’une lectrice soucieuse d’informer et de guider des lecteurs, dans lequel Montaigne est analysé aux dimensions du siècle, en compagnie d’Érasme, Rabelais, Labé et Béroalde de Verville, afin de mieux susciter l’intérêt d’une lecture contemporaine.
Gilles Couffignal
Université Toulouse 2 – Le Mirail
Jean-Yves Pouilloux, Montaigne, une vérité singulière, Paris, Gallimard, 2012.
Ce nouveau recueil que Jean-Yves Pouilloux consacre à Montaigne rassemble une série de textes qui ont fait l’objet de publications antérieures, comme le précise une note placée en dernière page. En les réunissant dans un tel ouvrage, l’auteur les fait sortir d’une certaine confidentialité et les offre à un public plus large que celui des seuls « spécialistes » : peu de notes de bas de page, modérées et assez courtes, pas de bibliographie rassemblant in fine les références utilisées. L’écriture simple, claire et pédagogique que déploie Jean-Yves Pouilloux facilite encore l’accès à ces réflexions inlassablement relancées sur Montaigne. La simplicité de l’écriture ne signifie pas pour autant que l’auteur simplifie la pensée à l’œuvre dans les Essais : si l’ouvrage peut capter l’intérêt de nombreux lecteurs à défaut d’un improbable ou chimérique « grand public », ceux-ci devront cependant accepter un intense effort de réflexion, à la mesure des questionnements et des incertitudes qui conduisent et nourrissent la lecture de Montaigne proposée par Jean-Yves Pouilloux.
Car c’est peut-être là ce qui constitue la ligne directrice de cet ouvrage qui, pour être d’une écriture limpide, n’en déploie pas moins une pensée très dense au cœur des Essais. Les dix chapitres qui le composent pourraient paraître constituer un ensemble hétéroclite, nulle introduction et nulle conclusion ne venant chercher à en unifier la diversité. C’est sans doute que l’unité s’établit d’elle-même à travers la variation des motif et des parcours du recueil. Le premier chapitre, éponyme (« Une vérité singulière » p. 9-39), expose avec justesse la lecture de Montaigne que l’ensemble de l’ouvrage va s’attacher à déployer sous des biais divers. Les textes rassemblés ici s’inscrivent en effet dans la continuité de la compréhension de l’écriture de Montaigne à laquelle nous a initié de longue date l’auteur de Lire les Essais de Montaigne et de L’éveil de la pensée. Il s’oppose à une lecture lénifiante des Essais afin de mieux affronter, sans les réduire ni les adoucir, les apories et les incertitudes auxquelles on se mesure dès lors qu’on accepte l’inconfort de pensée que nous propose Montaigne. C’est à cet inconfort que Jean-Yves Pouilloux nous rend constamment attentifs tout au long des différents chapitres qui composent l’ouvrage. Chacun d’entre eux s’offre, en quelque sorte, comme un exercice de lecture exigeant et précis : Jean-Yves Pouilloux
multiplie, de fait, les « micro-lectures », nous montrant à l’œuvre le « diligent lecteur » de Montaigne qu’il est ou s’efforce d’être.
Dans cette lecture patiente et attentive, faite de revirements, d’hésitations, d’erreurs toujours possibles, l’auteur n’hésite pas à exposer ou plutôt à faire entendre « le son d’un être » (p. 90), cette sonorité que Montaigne a inscrit dans son texte et qui constitue peut-être la seule « vérité » à atteindre. Nous invitant à nouveau à lire Montaigne, à l’entendre dans ce qu’il a de plus inconfortable à dire pour nos esprits assoiffés de certitude, Jean-Yves Pouilloux nous déprend du somnambulisme de la pensée dans lequel nous avons trop tendance à nous refermer et à nous endormir. Dans la lecture qu’il propose, l’écriture de Montaigne devient à la fois le lieu où s’inscrivent un trouble, des incertitudes toujours relancées, mais aussi le lieu où s’essaie une identité, non moins trouble peut-être car jamais assurée d’être établie mais en tout cas plus lucide, plus « en éveil ». Le scepticisme de Montaigne, inscrit dans l’écriture même, est envisagé sous ce biais : le vacillement des certitudes, certes inconfortable mais non « désespérant », dans la mesure où il incite à « aller vers le réel, en abandonnant les repères conventionnels, ou plutôt en se défaisant d’eux (espace perspectif, temps linéaire, hiérarchie des êtres, attribution des qualités, c’est-à-dire des catégories mentales sans garantie autre qu’une acceptation commune presque généralisée) », (p. 166-167). C’est en la pratiquant avec scrupule que Jean-Yves Pouilloux nous enseigne combien la lecture de Montaigne ne saurait être linéaire ; on serait tenté de dire qu’elle s’effectue en « boustrophédon » : arrivé à la fin d’une phrase, il s’agit de la relire en quelque sorte à l’envers pour entendre ce qu’une première lecture avait masqué, pour inscrire cet écart qui nous permet de nous déprendre de certains automatismes ou de « l’inadvertance » contre laquelle il faut souvent lutter (p. 220).
De ce point de vue, le chapitre « La forme maîtresse », reprenant un passage bien connu et souvent commenté des Essais, est sans doute significatif de l’exercice de pensée et de lecture pratiqué par Jean-Yves Pouilloux, lequel nous donne ici à (ré)entendre de manière ajustée la formule trop souvent isolée sous forme sententieuse : « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ». D’autres chapitres, reprenant des thèmes et articles parfois moins connus, s’attachent aussi à rendre le texte de Montaigne à sa complexité. La « patte » de l’auteur se fait encore sentir dans les rapprochements qu’il ose, hasardeux mais
non moins pertinents, entre la pensée de Montaigne et le bouddhisme (voir le chapitre « Le “non-agir” »), autre moyen peut-être de nous tenir en alerte. Cette lecture exigeante nous apprend également l’humilité et, par toutes les qualités qu’il réunit, on pourrait dire de l’ouvrage de Jean-Yves Pouilloux qu’il est « mimétique » de son objet – si ce terme renvoie au sens plein et retors que Montaigne lui confère en évoquant avec auto-ironie sa « condition singeresse et imitatrice ».
L’ouvrage se clôt par trois annexes : deux textes, déjà parus ailleurs, qui interrogent la présence de Plutarque dans les Essais et montrent le travail de réécriture opéré par Montaigne, un compte-rendu de l’ouvrage de Terence Cave How to read Montaigne, lequel parachève l’exercice auquel s’est livré Jean-Yves Pouilloux dans les chapitres qui ont précédé, rendant ainsi hommage à un autre « diligent lecteur ».
Bérengère Basset
1 Dans La Condition humaine (1958) mais aussi dans Le Système totalitaire (1951) où l’on peut lire : « Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres ».
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- ISBN: 978-2-8124-4846-1
- EAN: 9782812448461
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-4846-1.p.0097
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-23-2015
- Periodicity: Biannual
- Language: French