Coupez ! Ceci n’est pas un article
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2012 – 1, n° 55. varia - Auteur : Tournon (André)
- Pages : 289 à 293
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Coupez ! Ceci n’est pas un article
« Quelques-uns rencontrant d’un, cherchent d’autre », écrit Verville1. Il parle des malentendus, bien sûr, et des réussites aléatoires qui peuvent en procéder, dans ses propres œuvres un peu plus qu’ailleurs. Mais la formule pourrait être aussi bien une maxime d’investigations pyrrhoniennes : ce que l’on croit avoir trouvé, évidemment par « rencontre », mieux vaut l’écarter, à la réflexion, afin de déblayer la voie vers d’autres mirages encore insoupçonnés. Au pis-aller, on reviendra bredouille.
L’inspection des milliers de retouches de segmentationæ, principalement des majuscules en tête de syntagmes, inscrites par Montaigne sur son exemplaire des Essais (l’Exemplaire de Bordeaux, ci-après E.B.), compte non tenu des modifications lexicales et des additions, a conduit à quelques constatations dont les éléments ont déjà été exposés dans le B.S.A.M., spécialement sur les fonctions qui leur incombaient par endroits dans l’agencement syntaxique du texte : renforcement de ses articulations logiques, mais aussi accentuation de ses inflexions inattendues, relances, ruptures ou fragmentations des propos, souvent insolites et d’autant plus significatives. L’objectif était alors de confirmer l’autorité de l’E.B., par comparaison avec la version transmise par l’édition posthume, qui néglige près des deux tiers de ces retouches autographes, parfois au détriment du sens originel, en raison de méprises trop grossières pour être imputables à l’écrivain. Les résultats de cette enquête ont été parfois accueillis avec réticence, mais au sens étymologique du mot : critiques muettes, qui ne se résolvaient pas en objections, en dépit des invites au débat2. Il semble donc inutile de revenir sur la question, tant qu’elle n’aura pas été réactivée par des arguments nouveaux.
Mais ce débat pour l’instant périmé a donné lieu, indirectement, à une autre question de plus grande portée, sur les très nombreuses retouches de segmentation qui laissent intact le sens du texte imprimé par Langelier en 1588. Pourquoi Montaigne s’est-il astreint, dans les quatre années qui ont suivi, à émailler de ses graphèmes les pages de l’E.B., même quand ces interventions tardives ne changeaient rien à la signification de ce qu’il avait écrit jadis ou naguère ? autrement dit, pourquoi était-il si important, à ses yeux, de transformer en lettres majuscules, par surcharge, des minuscules initiales de propositions indépendantes, et souvent même de propositions subordonnées, ainsi détachées de leur support syntaxique avec réfection de la ponctuation (virgules ou deux-points transformés en points) ? et pourquoi revient-il parfois à plusieurs reprises sur ces modifications qui nous paraissent infimes, transformant des minuscules en majuscules, puis biffant celles-ci et rétablissant les minuscules en marge, puis raturant encore ?… L’explication déjà proposée3 n’était pas du ressort de la rhétorique ou de la grammaire, mais tenait aux usages de la parole juridique, et plus précisément au trait auquel s’attache Montaigne lors de ses dernières relectures-réécritures des Essais. Il y a une dizaine d’années, Jean-Pierre Levraud a signalé, au cours d’une discussion malheureusement restée orale, qu’il avait vu des documents notariaux et administratifs du xvie siècle segmentés par majuscules ; et Sandro Bianconi avait fait la même observation sur les documents italiens4 : ils sont démunis de signes de ponctuation, mais leur discontinuité est marquée par des majuscules de scansion qui accusent les inflexions du texte sans les faire toujours coïncider avec ses schémas syntaxiques. Cette anomalie paraît explicable : les schémas requis par les règles de grammaire peuvent être déchiffrés dans le texte, même sans accessoires de ponctuation ; les segmentations à plus grande échelle fixées par le scripteur doivent au contraire être marquées, puisqu’aucune règle ne les préfigure. Cette différence de traitement des données est accentuée
dans le langage testimonial en raison d’une contrainte supplémentaire : en principe, le greffier qui enregistre une déposition ne doit transcrire dans son procès verbal que ce qu’il a entendu déclarer par le témoin ; or, il entend des suites de phonèmes arrangés en mots, mais les signes de ponctuation, qui ne correspondent pas à des phonèmes, ne s’entendent pas ; n’est audible, outre les mots, que la profération, prise de parole tranchant sur le silence ou répondant à l’injonction d’une autre voix – ce que note la majuscule marquant à la fois le début d’un énoncé et l’acte juridique d’attestation, appelé à faire foi dans la procédure. Rien d’étonnant à ce que Montaigne, après treize ans de pratique judiciaire, ait prêté attention à ces usages. Seul est surprenant le fait qu’il n’y ait songé, apparemment, que dans ses quatre dernières années.
Reste à comprendre la nature, l’objectif et l’enjeu de cette entreprise, ce qui peut-être permettra d’approfondir cette dernière question. En gros, on peut y reconnaître une sorte de ratification du livre pris en cours d’achèvement comme un travail obstiné sur ce qui tiendra lieu d’identité et d’entourage : dans le temps qui s’écoule avant sa disparition, le témoin persiste et signe, le magistrat instructeur entérine les dernières phases du procès ou peut-être de la farce dont on serait le badin… Mais la configuration est trop simple. En fait, les retouches de segmentation qui articulent et authentifient le document, comme autant de paraphes5 au fil des pages, ne sont pas uniformément dispersées ; et il est nécessaire d’examiner les inégalités flagrantes de leur répartition, qui pourraient mesurer l’attention que l’auteur accorde à ses propres écrits lorsqu’il les relit, et le poids qu’il veut leur donner.
À cette fin, on étudiera les fréquences de ses interventions, de chapitre en chapitre ; travail facile, mais qui ne saurait aboutir à des conclusions probantes. En constatant, par exemple, que les 28 premiers chapitres du livre I reçoivent un grand nombre de telles retouches (avec des maxima de fréquence aux ch. 10, 14, 20, 26 et 28), il serait téméraire de conjecturer que les 8 chapitres suivants, à peine repris, de même que les chapitres 43 à 55, présentaient un intérêt moindre : on peut aussi bien supposer que Montaigne avait d’abord entrepris une révision systématique du livre, puis, à mi-parcours, estimé préférable de s’attacher spécialement
à quelques chapitres choisis (37, 39, 40, 42 et 56) en négligeant (provisoirement ?) les autres. L’hypothèse serait plausible aussi pour l’ensemble du livre II, où par exemple l’« Apologie de R. Sebond » reçoit, en ses 177 pages de l’édition Villey, moins de 150 retouches de segmentation (chiffre approximatif, il faut l’avouer), et où les, chapitres 4, 5, 6, 7, 9, 14, 15, 21, 22, 24, 25, 26, 30, 33 en reçoivent moins de 3 en moyenne. Elle ne vaudrait pas, en revanche, pour l’ensemble du livre III, où seul le chapitre 7 reçoit moins de 5 segmentations manuscrites en surcroît.
Il convient donc d’étudier aussi la répartition des retouches de segmentation à l’intérieur des chapitres, par zones de fréquences comparables, et les concentrations auxquelles elles se prêtent par endroits. Travail plus difficile, avec de hauts risques d’arbitraire dans les découpages requis, mais plus révélateurs aussi, surtout dans les pages peu remaniées. Ainsi dans l’« Apologie » : aux p. 425-426 du tome II de l’Imprimerie nationale, 387-388 du tome II de Folio – inutile de consulter les transcriptions de l’édition Villey, de la Pochothèque et de la Pléiade, qui escamotent délibérément les effets de scansion), les propos sur le songe, très minutieusement retouchés et de ce fait distingués de leur contexte proche laissé en son état initial, témoignent d’une extrême attention aux phénomènes d’interférence ou de bascule entre veille et sommeil, et à leur possible interprétation philosophique, présentée ici en des formules qui concentrent l’essentiel des apports du chapitre « De l’exercitation ». D’autres exemples, dans ce même chapitre et ailleurs, devront être analysés et interprétés pour que l’enquête prenne sens.
Il sera tout aussi téméraire, mais plus révélateur encore, de mettre en rapport les fréquences d’intervention et les traits dominants des passages intéressés : propos de type assertif (par exemple dans la majeure partie de I, 14, avant les inflexions dubitatives de l’extrême fin, le tout scandé avec insistance), parfois relayés par une tierce voix (la prosopopée de la Nature dans I, 20) ; propos à visées démonstratives, exhibant leur cohésion logique, tel « ce long et ennuyeux discours » de l’« Apologie », planifié en argumentation comme pour masquer son assise paradoxale de plaidoyer-réquisitoire ; propos d’orientation problématique, marqués comme tels par un soudain accroissement de fréquence des segmentations, qui morcèlent le discours et atténuent ses aspects péremptoires (c’est le cas des pages empruntées à Plutarque pour conclure l’« Apologie », que Montaigne émiette presque dans la version par ailleurs très fidèle qu’il
transcrit d’Amyot) ; propos franchement polyphoniques, comme l’éloge de la gravelle dans le chapitre « De l’expérience » (I.N. t. III, p. 464-472, Folio p. 441-450), re-segmenté de manière à faire apprécier l’accumulation désinvolte des convictions et des sophismes, des options personnelles et des accoutrements sapientiaux dans le boniment de réconfort. Une bonne part des analyses devrait aussi mettre en lumière les bifurcations et cassures à plus petite échelle, imprévisibles et presque imperceptibles tant qu’elles ne sont pas rehaussées par scansion : l’énergie du « langage coupé » tient à ces craquelures du socle parénétique.
Enfin, il ne faudrait pas se borner à étudier les segmentations de l’imprimé. Les additions marginales de l’E.B. reçoivent elles aussi des retouches de segmentation ; moins nombreuses sans doute, puisque Montaigne dès avant leur inscription avait adopté les pratiques du « langage coupé » qu’il pouvait appliquer directement à leur rédaction, mais propres à attester que même alors la scansion de ses propos ne relevait pas d’une simple habitude, mais d’un choix. D’autre part, les additions proprement dites appartiennent à la même phase d’élaboration, et pourraient porter trace d’orientations connexes. Bref, toute l’œuvre de Montaigne est en jeu ; et nous ne risquons pas de manquer de matériaux. Il n’y a pas à le regretter, même si l’enquête a bien des chances d’être longue et plus de chances encore de rester inachevée : avec pour but de déterminer le poids du témoignage philosophique à déceler à travers les scansions qui paraphent les Essais, et d’assigner à cet étrange livre sa vraie place dans le devenir de la pensée moderne, l’entreprise ne devrait pas être tout à fait vaine.
André Tournon
Université de Provence
1 Le Moyen de parvenir, section 36 (« Parlement »), Champion, 2004, tome I, p. 146 (tome II, p. 110 des photocopies, 179 selon la pagination – erronée – de l’original).
2 Voir dans le BSAM du 1er trimestre 2008 (p. 17-32) les dernières de ces invitations, avec pour seule exigence « que les arguments échangés soient toujours fondés sur les textes, seules données irrécusables » (p. 32), ce qui écartait les spéculations sur les usages éditoriaux et les documents disparus auxquels ils se seraient référés. La proposition est restée sans réponse. On trouvera d’autre part en note à la p. 24 du même bulletin une liste des principaux articles en rapport avec la controverse sur le statut de l’E.B. ; là encore, on cherche en vain les tentatives de réfutation.
3 Voir “Ce que je discours selon moi…”, BSAM 1er semestre 2009, p. 41-55.
4 « L’interpunzione in scritture pratiche fra la metàdel Cinquecento e la metà del Settecinquo”, dans Storia e teoria dell’interpunzione, atti del convegno di Firenze, Roma, Bulzoni, 1992, p. 231-243.
5 Le dénominatif de ce mot est employé en droit, selon Alain Rey, dans l’expression parapher ne quid varietur (1579).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-3976-6
- EAN : 9782812439766
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3976-6.p.0289
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 25/07/2012
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français