Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2011 – 2, n° 54. varia - Auteurs : Geonget (Stéphan), Hochart (Patrick), Tournon (André)
- Pages : 141 à 153
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Montaigne, sous la direction de Pierre Magnard et Thierry Gontier, Paris, Cerf, 2010, « Les cahiers d’histoire de la philosophie »
« Un collectif de plus sur Montaigne ? ». C’est par cette question judicieuse que Pierre Magnard ouvre le volume. Elle reste malheureusement pertinente au bout des 337 pages. Cela ne tient pas tant à la qualité intrinsèque des articles qu’à trois défauts (principalement de structure ou de perspective) qui obèrent la réussite de l’entreprise : d’abord, il s’agit ici de s’intéresser surtout à la « pensée » de Montaigne, considérée trop fréquemment indépendamment de ses formes d’expression ou des traditions littéraires dans lesquelles elle peut prendre place ; ensuite, et corrélativement, la bibliographie critique est – hormis, fort heureusement, dans quelques trop rares articles – fort légère ; enfin, la structure même du livre pose problème, car il ne s’agit pas d’ici d’un volume d’actes (auxquels la thématique retenue donne une unité, au moins de façade) mais d’un recueil d’articles collectés sans vrai souci de méthode et qui partent donc un peu « tous azimuts ».
L’impression de bricolage que donne ce livre n’a d’ailleurs pas échappé à Pierre Magnard, co-directeur du volume, qui l’assume d’emblée comme l’une de ses caractéristiques essentielles, et qui semble même corriger in extremis le terme de « recueil » qu’il emploie d’abord par celui de « chassés-croisés » (p. 12). Peut-être cette bigarrure aurait-elle plu à Montaigne. Il reste toutefois que la lecture continue du volume donne bel et bien une impression de « marqueterie mal jointe ». Les sujets abordés vont de l’écriture de l’histoire aux préférences pédagogiques de Montaigne, des questions de morale à la modération de la souffrance, du témoignage sur soi à une conception plutarquienne du scepticisme, etc. ; bref, voilà bien un livre mimétique de son objet ! Soyons clair, ce défaut d’ensemble ne signifie pas du tout en revanche que, pris isolément, tel ou tel article ne soit pas intéressant.
Mais cela n’est pas le plus problématique. Curieusement, Pierre Magnard, affirme tout de go dans son avant-propos que les Essais ne sont pas à interpréter mais à lire (« N’allons pas les soumettre au travail, c’est-à-dire au tripalium de l’interprétation »). Posée sur de tels fondements,
l’entreprise du volume aurait été bien vaine. Fort heureusement, les auteurs des articles ne se sont pas imposé une telle limite. Il reste que cette perspective a certainement eu un certain effet sur la rédaction des différents textes. Nous avons tous, il est vrai, nos thèmes de prédilection (« Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père »), nos façons de lire les textes et sans doute aussi nos ornières, il reste qu’on a tout de même l’impression qu’il s’agit ici d’un « Montaigne pour philosophes », c’est-à-dire d’un Montaigne qui semble si « philosophe » qu’on a du mal à le trouver encore un peu « auteur ». La dimension proprement littéraire du texte montaignien – partie intégrante, si l’on veut, du projet philosophique, à moins que ce ne soit l’inverse – est gommée au point de disparaître tout à fait. Quid alors du travail du texte ?
Malgré pourtant la très nette mise en garde liminaire de Ph. Desan (qui, du coup, semble étrangement décalée dans ce volume qui n’en tient que très peu compte), la « pensée » de Montaigne semble pour de nombreux contributeurs exister en dehors de tout contexte, dans un « ciel des idées » préservé des soubresauts de l’histoire et des influences conjoncturelles. Significativement, la première phrase de l’introduction de Thierry Gontier est d’ailleurs : « Depuis plusieurs années, les philosophes montrent un intérêt soutenu à la pensée de Montaigne » (ailleurs le même auteur parle du « fond de sa philosophie »). Le travail du texte et son « embrouilleure » – qui est pourtant manifeste et qui n’est pas, pensons-nous, un simple effet d’optique puisque, comme le montrait J. Brody il y a déjà 30 ans, les contemporains la reprochaient déjà à Montaigne – disparaît ici bien souvent au profit du confort factice qu’apporte une œuvre rendue a posteriori plus « cohérente » qu’elle n’est en réalité (c’est au point même qu’un contributeur propose de voir les Essais comme « un répertoire de conseils »). Cette impression est particulièrement manifeste dans la troisième et la quatrième parties. C’est, selon nous, cette illusion qui explique aussi qu’on puisse passer sans vraie difficulté de Montaigne à Hegel, de Montaigne à Nietzsche ou même de Montaigne à Desmond Tutu (sic).
La question de la bibliographie est aussi essentielle et notre remarque est directement liée à ce que nous notions à l’instant (car si l’on décide de s’adresser directement à la « pensée » du grand homme dans un superbe face-à-face, alors on peut bien aller directement de Platon à Montaigne et faire par là l’économie de toute la bibliographie). Si le
constat est de plus en plus banal, on regrette tout de même le très petit nombre de références aux travaux récents de la critique (il suffit de regarder même rapidement les notes de bas de page pour s’en convaincre) et en particulier à ceux des historiens (tout cet enjeu est plus ou moins « sous-traité » à Géralde Nakam) ou des « littéraires ». On le comprendrait volontiers s’il s’agissait ici d’un volume destiné à la préparation des concours, mais il s’agit bien d’un livre fait pour les pairs. Il est vrai qu’on ne peut pas tout lire, a fortiori sur un auteur qui engendre autant d’articles et de livres que Montaigne, mais faut-il pour autant lire si peu ? Certains articles semblent alors passer à côté (d’une partie) de leur sujet. Hormis les articles de B. Sève, de F. Goyet, de J. Balsamo, d’E. Ferrari et de M. Foglia, qui échappent heureusement à ce travers, on se prend, à la lecture du reste du volume et des plus « philosophiques » des contributions, à se demander ce qu’il reste des écrits fondamentaux d’H. Friedrich, de J.-Y. Pouilloux (cité une fois seulement par N. Panichi), d’A. Tournon, de J. Céard, de D. Ménager, de G. Hoffmann, d’U. Langer, de J. O’Brien, de I. Maclean (cité une fois dans l’article de P. Magnard), de M.-L. Demonet, d’A. Legros, de K. Almquist, d’E. Naya, de S. Giocanti ou d’O. Guerrier et d’autres encore. Tabula rasa. Alors oui, « Un collectif de plus sur Montaigne ? », on se pose vraiment la question.
On regrette enfin l’absence d’un index nominum. Cela aurait été bien plus utile que les notices biobibliographiques qui concluent le recueil (une recherche sur Google les remplace facilement).
Saluons en revanche la très grande qualité formelle (très peu de coquilles) et matérielle du livre (qui résiste à une lecture assidue).
Bernard Sève revient, dans un article riche et stimulant, sur la métaphore picturale dans les Essais pour en constater la très partielle validité et lui préférer à juste titre la catégorie juridique du témoignage. À la lumière des travaux d’André Tournon, l’auteur passe en revue différents « témoins » présentés par Montaigne, met en évidence leurs qualités et applique ensuite cette catégorie à Montaigne « témoin de sa propre existence ». Seul regret ici : que le « Au lecteur », étudié avec attention, ne soit pas mis en rapport – alors que tout le permet (cf. « signer en acte le pacte de lecture ») – avec la bona fides reclamée des parties d’un contrat.
Philippe Desan propose une intéressante étude des Essais à partir des « stratégies et des ambitions politiques et sociales ». C’est moins à vrai dire ici le texte de Montaigne qui est étudié que la méthode même d’analyse d’un texte qui résiste à la systématisation philosophique. Autant dire que cet article contraste fort heureusement avec les contributions contre lesquelles il met effectivement en garde. Selon l’auteur, le texte montaignien serait un « discours hybride » qui serait l’écho de la confrontation d’alors entre deux systèmes de valeurs, le noble et le marchand. Voilà qui expliquerait en partie les « contradictions inhérentes à la réflexion » de Montaigne. L’auteur explore dans cette perspective, et à la lumière de Durkheim, tout le lexique marchand : « commerce », « marché », « benefice », etc.
Nicola Panichi s’intéresse pour sa part au scepticisme plutarquien, « tempéré » (« doux » ailleurs dans l’article), de Montaigne, en commençant par rappeler avec raison le regard critique que Montaigne porte aussi sur cette philosophie. Certaines formules de l’auteur restent toutefois un peu énigmatiques (car non développées) et curieuses (notamment celle qui propose de voir un « athéisme voilé » dans l’œuvre de Montaigne ; nous le signalions d’ailleurs déjà dans le compte rendu que nous avions consacré pour la BHR au Renaissance scepticisms de Gianni Paganini et de José R. Maia Neto).
Suzel Mayer choisit d’analyser la pratique de la conférence comme un exercice spirituel, c’est-à-dire, selon elle, comme le lien nécessaire « entre connaissance et éthique ». Le modèle serait alors celui du dialogue socratique. L’auteur dénombre douze « vices de forme » qui empêcheraient la réalisation de la « conférence » et les met systématiquement en relation avec différents passages de Platon. Si l’article est intéressant (notamment sur la « conversation civile »), il est regrettable que, par tropisme philosophique, tout soit analysé à cette aune (« les règles de la conférence démarquent celles du dialogue socratique ») et que le sens juridique du terme de « conférence », pourtant essentiel pour un magistrat, ne soit nullement pris en compte (ce qui explique, par parenthèse, qu’on ne trouve pas le terme chez Chappuys traduisant Guazzo, comme le remarque justement l’auteur p. 103).
L’article de Françis Goyet (dont on connaît déjà les idées essentielles qui figurent dans son livre très commenté, Les Audaces de la prudence, paru en 2009 chez Garnier) s’intéresse à la question essentielle de la
prudence. Voyant en Montaigne un vrai politique, go-between des Foix, il prend le contrepied de toute une partie de la critique (représentée d’ailleurs dans le volume) qui fait de la retraite montaignienne un otium à l’ancienne. À la suite des travaux de Quint et d’Hoffmann, l’auteur donne de Montaigne une image renouvelée. Revenant sur les concepts de mediocritas, d’habitus ou d’operatio et éclairant à leur lumière le texte des Essais, Francis Goyet donne ici un article vigoureux et volontiers provocateur, aux vues en tous les cas extrêmement stimulantes. On se demande simplement si, dans cette riche démonstration, la place accordée au scepticisme (catholique) de Montaigne n’est pas une portion bien congrue.
L’article de Jean Balsamo propose, à partir d’un ajout de II, 37, « gémir sans brailler », une réflexion tout à fait convaincante sur la douleur, occasion surtout pour Montaigne de proposer une célébration de la vertu de tempérance et de mettre en scène une « savante représentation de [lui]-même ». C’est cette capacité « héroïque » à surmonter les passions qui frappe d’ailleurs les lecteurs contemporains, et nombreux sont les exemples dans les Essais de ces personnages admirables, au premier rang desquels Socrate. Leurs comportements sont, selon l’auteur, à interpréter dans le cadre d’un système aristocratique de valeurs.
Marc Foglia réfléchit, à la suite de M. Conche, à l’expérience morale chez Montaigne qui, selon le critique, bat en brèche tout relativisme. Ce n’est pas que Montaigne impose une norme quelconque (il en est bien éloigné), mais il conduit chacun à s’interroger sur son jugement moral en faisant retour sur lui. L’important reste en la matière de maintenir fermement « la différence entre le fait et le droit ». Si l’article emporte globalement l’adhésion, on regrette toutefois l’absence de vraie contextualisation théologique. Que l’on puisse parler de la conscience montaignienne sans la mettre, par exemple, en perspective par rapport à la syndérèse nous semble vraiment regrettable.
Thierry Ménissier entend revenir sur la notion tout à fait essentielle d’autorité dans les Essais. L’auteur nous semble parfois un peu forcer le trait et cela conduit à fausser certaines perspectives. Ainsi si la menace de dissolution du lien social est tout à fait réelle, en revanche c’est sans doute beaucoup dire que les Essais sont un « livre écrit en état d’urgence ». De la même façon, peut-on affirmer vraiment que la « relation d’autorité » est « personnellement exécrée » par Montaigne ? Voilà des termes forts,
trop sans doute. On regrette enfin que l’auteur n’articule pas vraiment la question de l’obéissance volontaire à l’autorité à celle du scepticisme montaignien, car il y a là des choses importantes à dire.
Jean-Louis Vieillard-Baron s’intéresse, dans un article très descriptif, aux idéaux pédagogiques de Montaigne. Loin des préceptes humanistes, Montaigne propose, à la lumière de Plutarque, une conception originale de l’éducation. Ce qui compte pour lui est avant tout d’être « sage » plutôt que « savant ». Pour cela, il faut faire parvenir à faire d’un « savoir reçu » une « expérience personnelle ». Le modèle spartiate semble avoir les faveurs de Montaigne, même s’il est évidemment modifié sur certains aspects (curiosité notamment).
Emiliano Ferrari propose des vues judicieuses au sujet des jugements que porte Montaigne sur l’écriture de l’histoire. S’agit-il d’un « art vain » ou, au contraire, d’une vraie « exercitation de l’âme » ? Cette hésitation apparaît clairement dans la façon dont Montaigne traite les exempla. En effet, à partir du moment où n’apparaît plus vraiment l’« uniformité de la nature humaine », comment peut-on utiliser l’exemple ? Son sens disparaît, sujet à différentes interprétations. À quoi sert alors l’histoire ? À « témoigner » de la bigarrure des comportements.
La contribution d’Ali Benmakhlouf prend comme objet l’amitié de Montaigne et La Boétie. Dans un article assez décevant et où les Essais semblent un prétexte à des considérations autres (politiques, idéologiques), l’auteur reprend les passages bien connus, à la lumière notamment des témoignages de Montaigne sur le mariage ou l’hospitalité, et réfléchit au sens du terme de « moitié » employé par lui.
Géralde Nakam s’intéresse dans une subtile réflexion aux « maladies de l’esprit » et aux maladies du corps (id est, très concrètement, les coliques néphrétiques de Montaigne). Ces dernières sont l’occasion d’un apprentissage et d’un exercice philosophiques. C’est que la maladie a des vertus : elle permet une prise de conscience de soi et, par une certaine familiarisation avec le mal, est l’occasion d’intégrer l’insupportable « à la Nature des choses ».
Thierry Gontier propose une communication sur la vieillesse chez Montaigne et sur son éthique (élaborée notamment à partir d’un travail de démarquage par rapport aux œuvres de Cicéron et de Sénèque). C’est dans cet article que se perçoivent le plus nettement les travers dont nous parlions supra. Non seulement il n’est question ici que de la philosophie
du « penseur » Montaigne, mais encore tout l’article se construit presque sans aucune prise en compte des acquis de la recherche.
Pierre Magnard propose de suivre Montaigne dans l’entreprise de démystification de la médecine. Si Laurent Joubert publie chez Millanges ses fameuses Erreurs populaires, Montaigne déconstruit la pharmacopée (en en montrant le caractère souvent « imaginaire ») et le recours même au médecin est objet de soupçon. Si l’article est globalement convaincant, on reste toutefois un peu surpris de formules à l’emporte-pièce comme « le désordre des corps traduit celui de la cité ».
Stéphan Geonget
Université François-Rabelais, Tours
Centre d’études supérieures de la Renaissance
Institut universitaire de France
ANR « Juslittera »
Le Socratisme de Montaigne, articles réunis par T. Gontier et S. Mayer, éditions Classiques Garnier, Paris, 2010
Copieux ensemble que celui publié aux éditions Classiques Garnier, par les soins de Thierry Gontier et de Suzel Mayer, sous le titre Le Socratisme de Montaigne. Même si Montaigne n’est guère homme à se conformer à quelque « isme » que ce soit, encore qu’on lui en ait déjà infligé un certain nombre, la formule suggère, en l’occurrence, combien Socrate n’est pas seulement un personnage majeur des Essais - plus d’une centaine de références explicites -, mais aussi sans doute un sujet d’inspiration, non pas tant « un modèle à suivre » (p. 107 ; cf. aussi S.Peytavin) que l’interlocuteur privilégié de la « conférence » qui s’y trame. La question est donc d’importance, mais aussi épineuse entre toutes, car telle une équation à deux inconnues, elle rapporte une énigme à une autre ou, mieux encore, elle se mêle de situer une atopia en regard d’une autre.
Ainsi d’abord quel Socrate sollicite, voire émeut Montaigne ? À coup sûr, celui qui « ramena du ciel, où elle perdait son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l’homme, où est sa plus juste et laborieuse besogne, et plus utile » (III, 12, p. 1038), celui qui « ralle à terre » tant et si bien qu’« il n’est possible d’aller plus arrière et plus bas » (ibid.). Est-ce alors celui de Xénophon, plus bonhomme et terre à terre que le héros platonicien ? Peut-être, mais l’étude initiale de L.A. Dorion, en éclairant avec rigueur l’usage que Montaigne fait de Xénophon, souligne, d’une part, la liberté avec laquelle il sélectionne tels traits, en retranche d’autres, voire même n’hésite pas à tordre un argument dans un sens tout différent que celui qu’il a dans le Banquet ou dans les Mémorables, et établit, d’autre part, que cette référence est loin d’épuiser la figure de Socrate dans les Essais, qu’il y faut ajouter non seulement le témoignage de Platon, mais aussi les contributions de Plutarque, de Diogène Laërce et de bien d’autres, bref que Montaigne se taille un Socrate à son poste ou souscrit à « un socratisme “à la carte” ». Encore est-il loisible d’inverser la perspective et de se demander si la réécriture par Montaigne de l’Apologie de Socrate (F.Roussel et E.Tilson) ou de tel autre passage des dialogues ne pourrait pas retentir sur le problème toujours ouvert du Socrate de Platon, sur la prétendue « métaphysique » (p. 25) dont l’affublerait son disciple ou sur la signification et la portée du fameux daimôn, question débattue à plusieurs reprises dans ce volume, en écho
aux appréciations diverses des Essais (I, 11, p. 44 ; III, 13, p. 1115), et qui culmine dans la mise au point subtile d’A.Tournon. À ce compte, il n’est pas jusqu’au Socrate de M.Foucault et sa parrhèsia qui ne puissent éclairer utilement le Socrate de Montaigne (O.Guerrier, F.Roussel) et son rapport au cynisme (Th.Berns).
Quant aux traits socratiques relevés par Montaigne, le tour en est fait avec compétence et minutie : la connaissance de soi et le « commandement paradoxe » (III, 9, p. 1001), la question morale dans ses diverses facettes - nature et institution, constance et « à propos », « selon qu’on peut » -, l’« humanisme » problématique qui scelle l’accointance du Périgourdin et de l’Athénien sur la base, quelque peu oxymorique, d’un propos « naïf et bas, d’une hauteur inimaginable » (III, 12, p. 105 ; cf. F.Brahimi). D’autres, cependant, ne sont guère qu’esquissés qui auraient mérité, peut-être, un examen plus fouillé : l’homme du non savoir, le « scrutateur sans connaissance » (III, 9, p. 1001), tenu plus à l’« inquisition » qu’à la science, non pas sceptique pour autant mais voué, du même coup, au dialogue qu’il vaudrait la peine de confronter à l’« essai » - de quelque « dialogisme » que celui-ci soit pénétré - par-delà de leur équivalence « psychagogique » (p. 216) et leur commune distance au regard de toute ordonnance systématique ; l’insolent moqueur invétéré - « il se moquait selon son usage » (III, 12, p. 1058) - qui use d’une ironie si légère, si consommée que sa férocité en est presque insaisissable, tout comme la malice de Montaigne (cf. J.Y.Pouilloux, Socrate, BSAM, no 41-42) ; ou encore, sous le signe peut-être du « démon » de l’erôs, la connivence entre Socrate et La Boétie, signalée par leur commune laideur mais qui ne s’y réduit point.
Quoi qu’il en soit, il importe d’avoir égard à ce riche recueil qui accuse à l’envi la teneur philosophique des Essais, en soulignant combien, selon le mot de Thibaudet, « Montaigne est notre Socrate ».
Patrick Hochart
Alain Legros, Montaigne manuscrit, éditions Classiques Garnier, collection « Études montaignistes » no 55, Paris, 2010, 838 p. (+ 4) dont 40 planches (p. 777-816) de documents photographiques
Dira-t-on que c’est là un ouvrage magistral ? Sans doute, et avec raison. En un seul volume, placer sous les yeux du lecteur la totalité des documents manuscrits qui nous sont restés de Montaigne (exception faite, bien entendu, des additions et retouches apportées de sa main, entre 1588 et 1592, à l’Exemplaire de Bordeaux des Essais) ; les accompagner méthodiquement de descriptions très précises des particularités de leur graphie (simulée par recours à un riche répertoire de caractères d’imprimerie analogues aux graphèmes dessinés par la plume) ; faciliter la tâche du lecteur en les faisant suivre de leurs traductions lorsque l’original est en latin, ou dans les autres cas de leur transposition en orthographe moderne (avec entre crochets traduction des lexèmes archaïques et translittération des abréviations et tildes) ; leur associer les informations essentielles sur les contextes historiques et culturels propres à les éclairer ; scruter tout cet héritage d’un regard attentif et singulièrement précis, nécessaire pour corriger les bévues de lecteurs anciens ou modernes qui par endroits en avaient déformé les traits – ces remarquables mérites font du livre d’Alain Legros un outil de travail indispensable aux chercheurs, et, plus généralement, utile à tous ceux que la lecture des Essais a pu inciter à se demander comment travaillait Montaigne, comment il explorait et parfois refondait à sa manière les matériaux de toute espèce que lui fournissait sa bibliothèque, sinon la Bibliothèque de l’humanisme.
Il s’en faut de beaucoup, cependant, que l’on puisse réduire les apports de notre collègue à ceux d’une synthèse documentaire plus complète et mieux élaborée que les autres.
Par-delà les acquis immédiatement utilisables, ils font entrevoir des possibilités d’enquête et de réflexion qui ne pouvaient pas être exploitées dans le cadre toujours trop strict d’un répertoire de données ; en un mot, il encourage les investigations autant qu’il les facilite. On s’en rend compte dès que l’on compare le sort réservé aux deux volumes des Annales de Nicole Gilles, p. 423-487, soit 64 pages pour 165 notes de Montaigne transcrites et munies de leurs éclaircissements, à celui qu’ont obtenu les six livres du De rerum natura, p. 215-422, soit 207 pages pour
1 017 notes traitées de même. Celles-ci, portant sur ce qui aux yeux de Montaigne est à la fois un poème et une somme philosophique, bénéficient bien de l’acuité remarquable du regard qui les scrute, mais ce que découvre ce regard est consigné en termes souvent trop laconiques ou trop allusifs pour que le lecteur en saisisse toutes les finesses. Qu’on ne voie pas là une critique (qui serait injuste : il était impossible d’exploiter en détail une matière aussi riche ; et en 499 pages M. A. Screech est loin d’avoir fait mieux) mais plutôt une appréciation très positive du pouvoir incitatif de ces remarques à demi-mot, selon une formule que Montaigne appréciait chez son Plutarque (« il guigne seulement du doigt par où nous irons, s’il nous plaît », I, 26). Il est bon et finalement gratifiant d’être ainsi invité à prendre le relais ; et qui serait tenté d’ajouter un reproche regretterait non pas la possibilité d’une hésitation, mais plutôt des clôtures qui en interrompent trop tôt le mouvement. C’est ainsi qu’à la page 273 une note sur un point difficile de la cosmologie épicurienne (no 287, une question de limites, en marge de R.N. II, 513) précise brièvement le problème en notant son ampleur sans prétendre le résoudre, mais s’achève un peu court sur une formule de ce qui pourrait être un scepticisme nominaliste dérivée d’un simple réserve d’ordre lexical. Les commodes renvois aux Essais fournissent parfois des clôtures factices : ainsi p. 409 (n. 958) à propos de l’arc-en-ciel, le seul nom d’Iris donne prétexte à un raccord avec « Iris fille de Thaumantis » de III, 11, p. 1076, messagère plutôt que météore. Au contraire, p. 401, une très bonne note de synthèse (no 910, en marge de R.N. V, 1433), ouverte sur d’autres passages (de Lucrèce et de Lambin, indiqués par numéros de pages), esquisse une étude succincte mais essentielle de la vera voluptas selon Lucrèce, et de « ce que Montaigne appelle ‘contentement philosophique’ (note 864) » – la référence entre parenthèses invite à une lecture en réseau. Dans ces conditions, on entrevoit l’intérêt que peuvent prendre, sous l’œil d’A. Legros et des lecteurs disposés à le suivre, les listes de références internes que Montaigne a inscrites par endroits en marge de son Lucrèce ou de son César. Les programmes d’investigations sous-jacents à ces modes de lecture sont exposés en quelques mots aussi incisifs qu’allusifs au sujet des tentatives de négociations entre César et Pompée, au début du Bellum Civile (p. 571, n. 486). Parfois les suggestions sont plus explicites : par exemple, p. 345, est noté à juste titre l’intérêt que pourrait avoir « un examen particulier » des infinitifs substantivés
fréquemment employés par Montaigne dans ses annotations (comme en celle qui a conduit incidemment à cette idée : « Du gouter », no 634). Ailleurs, de telles perspectives de recherches n’ont pas à être mentionnées : l’ampleur du répertoire de passages traitant de la physique atomiste (51 sont recensés en marge de N.R. I, 677) suffit à constituer en objets d’étude les principes de sélection de ces passages et les cheminements dont leur succession peut dessiner les traces : questions qu’A. Legros éclaire très discrètement en notant la « chronologie des interventions de la main latine » (des synthèses sur pages de garde) par comparaison entre les sondages esquissés par celle-ci (note 135) et l’inventaire à visée exhaustive dressé par sa jumelle française en une seconde phase (note 137). Le laconisme, ici, n’est pas refus d’informations, mais champ libre aux investigations sur les voies qu’il entr’ouvre1.
Il convient enfin de traiter à part des données de types très différents de ces annotations fragmentaires par nature : ce sont, de part et d’autre de celles-ci, la série des « Arrêts autographes au rapport de Michel de Montaigne » (p. 103-133) et celle des « Lettres missives ». La première des deux présente un aspect quasi-inaugural : elle rassemble des déclarations appelées à devenir officielles (« Il sera dit… » lorsque le dictum élaboré aux Enquêtes doit être prononcé à la Grand’Chambre) et se situe ainsi au seuil d’une décision collective rédigée et assumée par le rapporteur. À sa manière discrète, A. Legros commence par écarter (p. 105) les conjectures greffées par des biographes sur le servitii aulici […] pertaesus de l’inscription commémorative de la retraite ; on ne saurait lui donner tort. Il écarte plus énergiquement des légendes (négligence, nonchalance, incapacité…) maintenant réfutées par les documents qu’a découverts Katherine Almquist. Restent les procédures, correctement résumées en préliminaire (p. 106-110), et les textes, présentés en quasi fac-simile (on regrette qu’ils n’aient pas été photocopiés), puis transcrits avec orthographe et ponctuation modernes, et brièvement commentés quant à leurs « caractéristiques graphiques » (p. 111) et à leur teneur. On s’attendrait à ce que les interventions de l’éditeur soient ici plus discrètes que partout ailleurs, et en particulier que les transcriptions restent aussi proches que possible de la version originelle, comme il est de règle pour tout document stricto sensu ; autrement dit, elles ne devraient proposer
des modifications que lorsque l’original paraîtrait vraiment inintelligible ou aberrant, et les retouches devraient être signalées comme telles. Ce n’est pas le cas. Soit par exemple la formule de fin de texte sur les frais de procédure, « La taxe d’iceux à ladite cour réservée », participiale équivalant à un ablatif absolu du latin : elle est transcrite tantôt à l’indicatif (« … [est] réservée », no 1, 2, 4), ce qui fausse la construction, tantôt, de façon plus plausible, au participe présent (« … [étant] réservée », no 3, 5, 6, 7, 8, 9, 10) ; nulle part elle ne garde sa forme parfaitement lisible de stéréotype judiciaire. En outre, les segmentations les plus fortes, par alinéas et majuscules d’incipit qui très logiquement distinguent les références initiales puis les phases de la décision, sont partiellement effacées dans les transcriptions no 1, 4, 6, 7, 8 et 9, soit six textes sur dix, alors qu’elles pouvaient être superposées sans difficulté ni surcroît d’obscurité (ce serait plutôt le contraire) à la ponctuation moderne. On imagine ici l’effet d’une malédiction, ou d’un sortilège frappant les textes suivis ; d’autant que des négligences du même type apparaissent (plus rarement il est vrai) à l’autre bout du livre, dans les transcriptions modernisées des Lettres missives (par exemple dans la lettre no 10, à Matignon, p. 683, une série de complétives scandées par majuscules de syntagmes est dépouillée de ces articulations, sans un mot ; autres ex. p. 691, 699, 703). Détails, sans doute ; et surtout les dégâts sont limités puisque la reproduction exacte de l’original est à chaque fois placée en regard de la version arrangée. Mais reste à comprendre cette propension à remodeler le texte, lorsque la retouche n’a rien de nécessaire. Les critiques enclins par une « application quasi obsessionnelle » (p. 472, note 129) au respect des segmentations, sont-ils tenus de conjurer d’abord quelque démon des contrefaçons ? L’hypothèse est plausible, mais on ne s’explique pas comment le très scrupuleux et méticuleux Alain Legros a pu, en quelques endroits, oublier les formules d’exorcisme.
André Tournon
1 Autres incitations pour un lecteur-collaborateur : quelques traductions un peu trop approximatives, par ex. p. 237 (n. 119), 256 (n. 214) ; 324 (n. 532) ; 349 (n. 651).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-3975-9
- EAN : 9782812439759
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3975-9.p.0141
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 14/10/2011
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français