Introduction
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de l’Association des Amis d’Alfred de Vigny
2017 Nouvelle série, n° 2. Vigny, émotions et passions - Auteur : Vanden Abeele-Marchal (Sophie)
- Pages : 11 à 15
- Revue : Bulletin de l'Association des amis d'Alfred de Vigny
Introduction
Quatre-vingt-quatorze sonnait à l’horloge du xviiie siècle. Quatre-vingt-quatorze, dont chaque minute fut sanglante et enflammée. L’an de Terreur frappait horriblement et lentement au gré de la terre et du ciel, qui l’écoutaient en silence. On aurait dit qu’une puissance, insaisissable comme un fantôme, passait et repassait parmi les hommes, tant leurs visages étaient pâles, leurs yeux égarés, leurs têtes ramassées entre leurs épaules reployées, comme pour les cacher et les défendre. […] Leur salut ressemblait à une attaque, leur bonjour à une injure, leur sourire à une convulsion, leur habillement aux haillons d’un mendiant, leur coiffure à une guenille trempée dans le sang, leurs réunions à des émeutes, leurs familles à des repaires d’animaux mauvais et défiants, leur éloquence aux cris des halles1…
On a sans doute reconnu cet incipit si expressif, pour le dire à la manière de Vigny lui-même2. C’est entre la fin de 1831 et le premier trimestre de 1832 que le romancier, réagissant à la façon dont les suites émeutières de la révolution de Juillet réactivent la mémoire révolutionnaire, écrit son « Histoire de la Terreur », troisième récit de Stello. Par le biais du féroce « médecin des âmes » qu’est le Docteur-Noir, le récit du coup d’État du 9 Thermidor an II est l’occasion de donner à voir et à analyser les formes de la violence révolutionnaire qui, à partir d’un mouvement légitime de réforme ont conduit, de vagues de cruautés en « rages de nerfs3 », au « naufrage4 » collectif.
En les mettant à jour, il s’agit pour l’auteur de Stello de passer en revue les différentes interprétations contemporaines des mécanismes à l’œuvre dans un régime émotionnel, radicalement inédit, de « passions nouvelles », propres au « règne de la Démocratie5 ». Comme Mme de 12Staël, qu’il lit avec une grande précision, Vigny est de fait bien conscient que leur régulation, cathartique et thérapeutique, est destinée à s’installer comme enjeu essentiel de la civilisation moderne au cœur des dispositifs discursifs majeurs du premier xixe siècle, qu’ils soient philosophiques ou politiques, scientifiques ou fictionnels6. L’un après l’autre, tous deux notent bien la transition d’un régime d’historicité à l’autre lorsque l’« émotion continue de l’assassinat7 » et toutes sortes de « sentiments immondes » ont guidé « des hommes gorgés de pouvoir et soûlés de sang dans leur inconcevable orgie politique8 » :
Sous la monarchie, personne n’avait à craindre du vice, ni à espérer de la vertu, tout allait par l’ascendant de la veille sur le lendemain. Il y avait un certain respect pour le passé qui contenait tout le corps social. Cela se fait ou ne se fait pas était l’usage du monde pour les uns et le code de morale pour les autres. Mais, […] dans une révolution où la société recommence, où l’homme a senti toute la force de l’homme, où il a vu cet être, son semblable, tel qu’il est quand il n’a plus de pitié, quand il dispute la terre à ses habitants, quand il se livre à la vie sans en voir le terme ni le but, quand il s’enivre de son intérêt personnel comme d’un sentiment dévastateur qui cherche le repos dans la destruction […], alors on a, pour ainsi dire, assisté au choc de tous les éléments qui ont rendu les lois de la morale nécessaires9.
La référence staëlienne dans le texte de Vigny dit assez la fonction éthique que ce dernier assigne à la littérature. Selon le même procédé que 13chez l’auteur de L’Influence des passions, « l’enjeu mimétique cède la place à l’autopsie des passions », qui « valorise la capacité de l’imagination à s’affranchir des circonstances pour s’aventurer sur des terrains insaisissables, voire impensables, alors que les situations intenses qu’elle dévoile résonnent avec les cauchemars du lecteur ou ce qu’il n’avait jamais eu le courage de formuler10 » – « je vous prendrai par la main et je vous ferai descendre avec moi dans les ténèbres d[u] cœur ; je tiendrai devant vous le flambeau dont les yeux faibles détestent la lumière, l’inexorable flambeau de Machiavel, et dans ces cœurs troublés, vous verrez naître et mourir des sentiments immondes nés, à mon sens, de [la] situation [des hommes] dans les événements et de la faiblesse de leur organisation incomplète11 », promet le Docteur-Noir à son jeune malade en proie à l’une de ses très politiques « crises de tristesse et d’affliction », provoquées par le morbus democraticus avant la lettre.
C’est assez introduire l’importance de l’émotion aux yeux de Vigny. Pour n’avoir peut-être pas eu une position ferme et univoque à l’égard des « passions12 », il est vrai qu’il n’en a pas moins toujours cherché à « démasquer » leur force motrice dans la destinée humaine, comme leurs manifestations physiologiques sous le « poli de la civilisation13 », « émotions violentes, chagrins profonds ou élans involontaires14 ». Non sans mettre toujours en garde le « siècle froid15 » contre « [toute] société d’où la sensibilité est retranchée », où l’« on s’exerce à durcir son cœur, on se cache de la pitié, de peur qu’elle ne ressemble à de la faiblesse ; [où l’]on se fait effort pour dissimuler le sentiment divin de la compassion, 14sans songer qu’à force d’enfermer un bon sentiment on étouffe le prisonnier16 ». De fait son œuvre entière porte la marque de cette intensité émotionnelle qui, depuis la Révolution, a envahi la scène publique et tous les champs de la vie sociale et culturelle. Aussi nous sommes nous demandé s’il était possible de définir les termes d’une « esthétique empathique17 » qui lui serait propre.
Cette question a fait l’objet d’une journée d’étude, qui a eu lieu le 16 juin 2017 à la Maison de la Recherche, co-organisée avec Sylvain Ledda, dans le cadre de nos centres de recherche respectifs de Sorbonne Université (Cellf 19-21) et de l’université de Rouen (CÉRÉdI). Sans épuiser le sujet, nous y avons interrogé la dialectique entre émotions et passions à travers laquelle cette « esthétique empathique » nous semblait se donner à élucider ; et nous remercions une nouvelle fois les intervenants pour leurs éclairantes analyses. Nous publions ici leurs interventions au fil desquelles se sont révélés les enjeux et les formes de cette esthétique romantique de l’émotion, telle que l’a promue l’auteur de La Mort du loup, tout au long de son œuvre.
S’il est bien vrai que Vigny fait jouer avec finesse les tensions inévitables entre la raison et le sentiment, entre « l’intelligence et l’émotion » pour reprendre le titre de l’étude fondatrice de Philippe Saint-Gérand, il n’en confère pas moins à la seconde une fonction d’opérateur critique. En effet, que ce soit dans le domaine politique (Sophie Vanden Abeele-Marchal), dans le registre mystique (Esther Pinon) ou dans le cadre éthique (Pierre Dupuy), Vigny recourt à toute la gamme des usages possibles de l’émotion par le discours moraliste, dont il revendique le cadre pour toute son œuvre. Lorsqu’on la considère sous l’angle de la fiction, que ce soit à travers la poésie (Aurélie Foglia-Loiseleur, Janette Mac Leman-Carnie), le théâtre (Sylvain Ledda) ou le roman (Feriel Younsi), l’émotion est apparue située au cœur d’un dispositif esthétique grâce auquel Vigny, en bon lecteur de Condillac et Diderot, mobilise tous les sens du lecteur et du spectateur, usant à plein du pouvoir mobilisateur du texte littéraire. Enfin, le « régime de l’émotion » a été, grâce à Patrick Berthier, envisagé du point de vue de la réception critique : le polémique « cas Vigny » 15selon Henri Guillemin, promoteur d’une « critique-passion », illustre bien la façon dont « la critique littéraire joue sur les deux tableaux, en profitant du désir toujours latent d’institutionnalisation des émotions de lecture et en tirant d’elles sa notoriété, ses valeurs et ses codes, par le biais de toute une politique de la représentation18 ».
Sophie Vanden Abeele-Marchal
C’est avec un retard tout à fait indépendant de notre volonté que nous publions ce deuxième numéro de la Nouvelle Série du Bulletin. La rédaction prie les lecteurs et les membres de l’Association de bien vouloir l’en excuser.
1 Stello, éd. Sophie Vanden Abeele-Marchal, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 155.
2 Cinq-Mars, éd. Sophie Vanden Abeele-Marchal, Paris, Librairie Générale Française, coll. Livre de Poche classique, 2006, p. 184.
3 Stello, éd. citée, p. 159.
4 Mémoires inédits, éd. Jean Sangnier, Paris, Gallimard, 1958, p. 14 (« nous avons tous fait naufrage en 93 »).
5 Stello, éd. citée, p. 155.
6 Sur la Révolution comme « dynamique fictionnalisante », épicentre d’une « mobilisation affective et émotionnelle intense », voir l’introduction signée par Jean-Marie Roulin et Corine Saminadayar, « La Révolution, machine à fiction », dans le volume : Fictions de la Révolution. 1792-1912, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Interférences, 2017, p. 7-20.
7 Stello, éd. citée, p. 159 : cette expression, en italiques dans le texte, est une citation du chapitre 8 du texte de Mme de Staël, De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, que Vigny utilise pour écrire son récit, avec l’Essai sur les fictions et les Considérations sur les principaux événements de la Révolution française – pour tous ces emprunts, nous nous permettons de renvoyer à notre édition de Stello (op. cit. p. 292, 303, 321, 338, 339, 345, 377, 381).
8 Stello, éd. citée, p. 159.
9 Mme de Staël, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la république en France, éd. Lucia Omacini, Paris-Genève, Librairie, Droz, coll. Textes littéraires française, 1979, p. 342 (écrit en 1798, deux ans après De l’influence des passions, ce texte est demeuré inédit jusqu’en 1906, date de la première édition du manuscrit qui avait été confié à Mme Récamier avant d’entrer dans le fonds de la Bibliothèque nationale).
10 Stéphanie Genand, « Repenser l’âme sauvage en 1800 », Fictions de la Révolution, op. cit., p. 67-68.
11 Stello, éd. citée, p. 156. Le « flambeau de Machiavel » renvoie au poème allégorique de ce dernier, L’Âne d’or (1517), imitation de Dante sur le thème ovidien de la métamorphose : ce flambeau est porté par la femme que rencontre le narrateur alors qu’elle mène paître, de nuit, dans une forêt, un troupeau d’hommes changés par un regard de la magicienne Circé, chacun étant devenu la bête à laquelle sa vie et ses passions ont montré qu’il ressemblait le plus.
12 Voir André Jarry, « Vigny philosophe », Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, 1993, no 45, p. 179-194 ; repris dans : Alfred de Vigny. Poète, dramaturge et romancier, Paris, Classiques-Garnier, 2010, p. 197-212.
13 Stello, éd. citée, p. 169 ; voir la même idée, dans Servitude et grandeur militaires, Œuvres complètes, t. 2, éd. Alphonse Bouvet, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de La Pléiade, 993, p. 760.
14 Ibid., p. 765.
15 Daphné, ibid., p. 900. Il y a là référence à l’une des lectures fondatrices de la pensée de Vigny, celle de l’Essai sur l’indifférence de Lamennais, sous la Restauration.
16 Servitude et grandeur militaires, Œuvres complètes, t. 2, éd. citée, p. 760.
17 Voir Emmanuel Bouju et Alexandre Gefen, Introduction, « L’émotion, puissance de la littérature », Modernités, no 34, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2012, p. 5-10.
18 Selon les termes de Frédérique Toudoire-Surlapierre, « Critiques de l’émotion », ibid., p. 191-209.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-09197-4
- EAN : 9782406091974
- ISSN : 2554-9235
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09197-4.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/05/2019
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français