Comptes rendus de thèses
- Publication type: Journal article
- Journal: Bloy-Huysmans
2019 – 7 - Authors: Millet-Gérard (Dominique), Seillan (Jean-Marie), Glaudes (Pierre)
- Pages: 201 to 212
- Journal: Journal of Modern Literature
- Series: Léon Bloy, n° 9
« Symbolisme de l’Apparition » de Léon Bloy : confluent littéraire, historique et spirituel, thèse de doctorat soutenue par François Gadeyne en Sorbonne le 12 mars 2016, préparée sous la direction de Dominique Millet-Gérard. Au jury les professeurs Pierre Glaudes, Richard Griffiths, Luc Fraisse, le P. Philippe Vallin. Mention très honorable avec les félicitations à l’unanimité.
La belle thèse de François Gadeyne, intitulée « Symbolisme de l’Apparition de Léon Bloy : confluent littéraire, historique et spirituel », met en scène, de façon très savante, tous les acteurs cachés qui président à la méditation bloyenne, et notamment l’abbé René Tardif de Moidrey.
Ce que l’on savait sur ce personnage absolument fondamental pour comprendre la pensée de Bloy se limitait à quasiment rien. Sur ce prêtre énigmatique François Gadeyne s’est livré à une minutieuse enquête, le suivant à la trace de Metz où il est né, en Normandie, à La Salette bien sûr, à Rome où il a été formé, et sur tous les lieux où il a accompli ses innombrables pèlerinages. Il en résulte un monumental travail d’histoire littéraire et religieuse.
Il faut saluer l’édition du texte de Symbolisme, faite avec grand soin. S’ajoutent en outre à la thèse cent vingt pages d’annexes fort utiles, textes introuvables de l’abbé Tardif et de contemporains. Une bibliographie, abondante et remarquable, complète cette thèse, ainsi que quatre index (nominum, œuvres de Bloy, biblique, thématique).
Pourquoi ce travail est-il si précieux ? Il répond au vœu du professeur Émile Poulat, qui exprimait son désir de voir un jour explorée la descendance intellectuelle du P. Francesco Saverio Patrizi, sj, « une ville d’Ys à retrouver ». C’est fait, en la personne de cet abbé, « perpétuel chaînon manquant », selon François L’Yvonnet. Ce personnage n’intéresse pas seulement Bloy, mais toute une constellation religieuse et littéraire en amont (Barbey d’Aurevilly et Hello), et en aval (Huysmans, Massignon, Claudel).
Pour le cerner, François Gadeyne a eu recours au document : journaux et revues ecclésiastiques patiemment dépouillés (Le Pèlerin, Le Rosier 202de Marie, la Revue sincère, les Annales de La Salette, les « Semaine catholique » de différents diocèses, etc.) ; archives de divers ordres religieux, de La Salette, du Mont-Saint-Michel, de Courtrai ; fonds occultiste du Jardin des Plantes ! Un document fondamental mais lacunaire existait, un mémoire resté inédit, rédigé par le petit-neveu de l’abbé, Bernard de Moidrey. François Gadeyne a ainsi reconstitué l’itinéraire d’une vie : le milieu légitimiste messin, la communauté juive de la ville (le libraire Gerson-Lévy qui l’initie à l’hébreu et à la Kabbale), le milieu romain et l’école d’exégèse jésuite du Collegio romano dominé par le P. Patrizi, le milieu lyonnais poreux à l’ésotérisme, avec Boullan, et ensuite, après l’ordination en 1859, une vie itinérante, au gré des pèlerinages, conférences, missions d’un prêtre quasi gyrovague et charismatique.
Son œuvre ? Jusqu’à présent nous n’avions que ce Livre de Ruth, publié en 1871 à Bruxelles et très peu diffusé ; François Gadeyne a en outre trouvé, rassemblé, exposé et commenté des instructions et méditations de Tardif, tantôt de sa main, tantôt sous forme de résumés ou de notes prises par des auditeurs, un exercice d’exégèse à sa manière par un de ses disciples, et sa lettre à Boullan (1873 ?), conservée à la bibliothèque de l’Arsenal, que l’on peut mettre en regard de celle que Bloy lui adresse à la fin de 1877 ou au début de 1878 – la fameuse « lettre brûlée », mais dont le brouillon a été conservé : le face-à-face des deux textes est extrêmement révélateur de la parenté d’âme des deux hommes.
Tout à fait passionnante est la reconstitution des influences reçues : Mgr Jean Luquet, auteur d’un ouvrage sur la vocation ; Jules Didiot, sur saint Thomas d’Aquin et sur le millénarisme ; l’oratorien Philpin de Rivières, auteur de Marie modèle de tout sacrifice ; l’abbé de Latreiche, cousin de Tardif, chapelain à Lorette ; Auguste Nicolas, auteur de La Vierge Marie et le plan divin ; et surtout le P. Francesco Saverio Patrizi, sj, De interpretatione Scripturarum sacrarum, et le milieu des juifs convertis, les abbés Lemann et Ratisbonne, le P. Libermann, l’ex-rabbin Drach, auteur de De l’harmonie entre l’Église et la Synagogue, bien connu de Frank-Duquesne, à quoi s’ajoute sans doute la marque de l’exégèse figuriste janséniste du xviiie siècle dans sa dimension apocalyptique.
De ce jeu d’influences se dégagent quatre grands axes, qui sont les mêmes que le « palimpseste » du Livre de Ruth : la dimension sacrificielle du sacerdoce ; l’imminence de la fin des Temps ; la nécessaire conversion des juifs qui en sera le signe ; le rôle de la Vierge (c’est tout le sens de 203La Salette) dans ce « combat pour la conversion des juifs et leur foi en Marie, annonciatrice de l’Apocalypse, à l’approche du temps de l’Antéchrist ». C’est bien là aussi le cœur de l’œuvre de Bloy, et particulièrement de Symbolisme de l’Apparition qui retentira plus tard sur Le Salut par les juifs.
Dominique Millet-Gérard
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À contretemps. Le roman catholique français du second xixe siècle. Histoire et poétique, thèse de doctorat soutenue par Alexandra Delattre le 3 juin 2016 à l’université de Nice-Sophia Antipolis, préparée sous la direction de Jean-Marie Seillan.
Au xixe siècle, l’Église a longtemps prévenu les fidèles contre le genre romanesque, accusé d’immoralité et de subversion sociale ; à la fin du siècle, elle se trouve dotée de trois grands romanciers se réclamant du catholicisme, Barbey d’Aurevilly, Huysmans et Bloy. L’objet de la thèse d’Alexandra Delattre est d’étudier la parturition lente et contrariée de cette littérature par une Église qui se découvre grosse d’enfants qu’elle n’a pas désirés.
L’étude s’ouvre par une patiente contextualisation historique qui, en s’attachant à des auteurs, des œuvres ou des revues oubliés, défriche un terrain ingrat, riche en résultats inédits et éclairants. Elle montre comment l’Église balance, en politique, entre la raideur dogmatique du Syllabus et l’adaptation aux réalités socio-politiques nouvelles et, en littérature, entre la résistance à l’individualisme démocratique et au réalisme, censé être son cheval de Troie, et le besoin d’offrir une alternative morale à la mimèsis réaliste en favorisant la diffusion de romans édifiants à l’usage des jeunes filles. Alexandra Delattre dégage avec finesse les caractères idéologiques, narratologiques et stylistiques de ce sous-genre 204en relisant l’œuvre romanesque oubliée du grand détracteur du roman que fut Louis Veuillot, les prolifiques écrivaines que furent Céline Fallet et Zénaïde Fleuriot ou encore l’Histoire de Sibylle d’Octave Feuillet. Dans le domaine de la critique littéraire, elle relit les auteurs catholiques alors influents (Alfred Nettement, Léon Gautier, Elme Caro) et examine les enjeux de la polémique engagée par l’abbé Gaume en 1851 : dans Le Ver rongeur des sociétés modernes, celui-ci propose de remplacer dans les études littéraires la culture gréco-latine païenne et sa reviviscence dans l’art de la Renaissance par la seule étude des saintes Écritures et des orateurs sacrés – débat qui aura des incidences sur les apologistes fin de siècle du Moyen Âge et la question du style des écrivains convertis. Dans le même esprit, Alexandra Delattre examine les tentatives de réforme de l’art catholique et les plaidoyers en faveur d’une « dévotion virile » : en réponse au procès en impuissance ouvert par Flaubert et Zola contre l’art catholique, Bloy et Huysmans dénoncent la féminisation de l’Église et la mièvrerie sulpicienne pour promouvoir à la place un christianisme viril.
Bâtie sur ces assises historiques, la thèse en vient ensuite aux auteurs reconnus du roman catholique de l’époque. Elle souligne les contraintes éditoriales imposées à Barbey, Bloy et Huysmans, également forcés de trouver un espace entre l’idéalisme jugé invertébré des romanciers idéalistes et le matérialisme déclaré trivial et aveugle des naturalistes. Position inconfortable qui les pousse à donner à leur isolement l’allure d’un choix aristocratique ou élitiste et à défendre leur statut avec une pugnacité de pamphlétaires qui les grandit à leurs yeux à proportion de leur échec commercial. Mais posture spécifique à chacun aussi : par la génération à laquelle il appartient, par ses racines normandes et par ses liens avec l’Ancien Régime, Barbey adopte une posture d’écrivain traditionnaliste qu’il jette à la face d’une modernité illégitime et indigne ; recherchant dans le statut d’oblat une voie médiane entre le siècle et la clôture monastique, Huysmans loue l’autorité de la règle bénédictine mais l’amende à son gré pour poursuivre son œuvre dans le monde profane ; quant à Bloy, absolutiste et intraitable, il exhibe son insuccès littéraire pour justifier sa mission d’écrivain-prophète prêchant dans le désert religieux de son temps, comme le prouve la sacralisation de la Parole divine qu’il oppose à la foi frigide de ses contemporains.
Pour finir, la thèse étudie la façon dont le roman catholique construit sa singularité contre le modèle réaliste-naturaliste. Il rend au personnage 205de roman sa grandeur aristocratique sacrifiée par la médiocrité naturaliste, invente un héroïsme de l’échec et de l’impuissance, inscrit son parcours sur un axe vertical qui commande la pensée de Marchenoir comme le projet esthétique du Durtal de Là-bas. L’inventaire descriptif, pivot de la mimèsis réaliste récusée par Barbey, laisse place chez le Huysmans d’En route à une reconstruction signifiante nommée « vision » et à l’ekphrasis qui supplante la perception directe, tandis que La Femme pauvre de Bloy voit dans l’art de l’enluminure une voie d’accès à l’au-delà de la réalité. Enfin, Alexandra Delattre se demande si l’art peut figurer l’invisible et l’absolu avec les moyens humains : à la condition de suivre le modèle des Primitifs et de réinventer une langue, répond Huysmans ; en sachant percevoir sous le chaos des apparences les figures bibliques et le sens symbolique de l’histoire humaine, propose Bloy. Les solutions résidant dans un passé occulté ou défiguré, écrire est une entreprise solitaire qui voue le roman catholique au sort du martyr envié par ses héros – voire par ses auteurs.
On mesure par ce bref aperçu la richesse de cette thèse qui, en menant une enquête méthodique dans les archives du xixe siècle et une analyse novatrice de ces trois romanciers, fait faire un pas considérable à la connaissance d’un champ littéraire jusqu’ici négligé de la littérature française.
Jean-Marie Seillan
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Maud Schmitt, Le Récit apologétique laïc : Barbey d’Aurevilly, Bloy, Bernanos, thèse de doctorat, soutenue en Sorbonne le 26 novembre 2016, préparée sous la direction de Pierre Glaudes.
La thèse de Maud Schmitt sur le récit apologétique laïc dans l’œuvre narrative et fictionnelle de Barbey d’Aurevilly, Bernanos et Bloy est un 206travail ambitieux, conduit avec une grande rigueur théorique. L’auteur entend montrer, à partir d’un corpus de romanciers catholiques, qu’à une période, située entre la deuxième moitié du xixe siècle et la première du xxe, où les historiens de la littérature voient s’affirmer l’autonomie de la littérature et son intransitivité, le roman et la nouvelle continuent d’entretenir des liens étroits et féconds avec des formes rhétoriques fort anciennes – la fable, le mythe au sens platonicien du terme, la parabole, l’exemplum médiéval – qui associent la narrativité à des visées thétiques ou persuasives.
Sans doute cette rencontre du récit et de l’idée, qui soulève la question générale de l’allégorisme plus ou moins latent des productions narratives, n’est-elle pas l’apanage des trois romanciers étudiés. Maud Schmitt le sait bien, elle qui connaît, par exemple, la dette de Barbey d’Aurevilly à l’égard de Balzac et l’admiration de l’auteur des Diaboliques pour celui des Romans et contes philosophiques, où se manifeste, avec quelle puissance, cette vocation du récit à la pensée et au sens. Mais son propos a ceci d’original qu’il concerne un aspect particulier de l’exemplarité narrative. Sa thèse s’intéresse d’une part aux conditions de persistance du récit apologétique, dont le but est d’agir sur les consciences ad majorem gloriam dei, en un siècle en voie de sécularisation, où l’incroyance se propage, – ce qui pose aux écrivains concernés la question des meilleurs moyens de toucher le public en lui parlant de Dieu, de l’intéresser à un tel sujet dans une société où les idéaux communément partagés s’éloignent de plus en plus de la foi et des valeurs chrétiennes.
Au cœur de cette thèse se trouvent en effet trois romanciers catholiques antimodernes, ce qui signifie, d’autre part, dans la perspective adoptée par Maud Schmitt, qu’ils ont la particularité d’entretenir un rapport paradoxal à la modernité : tout en vomissant leur siècle, dont il dénoncent pêle-mêle le matérialisme, la libre pensée, la religion de la science et du progrès ou encore le nivellement démocratique, ils ont de l’écrivain et de la création esthétique, dans la postérité de Chateaubriand, une idée moderne, qui conduit ces laïcs à s’approprier, dans et par la littérature, certaines prérogatives – théologiques, exégétiques, pastorales – traditionnellement dévolues aux clercs, sans avoir reçu de mandat de l’Église, – ce qui ne va pas sans présenter quelques difficultés à une époque où les autorités ecclésiastiques sont particulièrement méfiantes 207à l’égard de la littérature et, au nom du dogme et de la morale, assujettissent celle qui se veut catholique à de très nombreuses restrictions (cf. la thèse d’Alexandra Delattre dont on trouve le compte rendu dans ce volume, p. 203-205).
Se développant dans ce cadre bien défini, la thèse de Maud Schmitt porte sur un corpus d’une incontestable cohérence, les liens de filiation intellectuelle entre Barbey d’Aurevilly et Bloy étant bien connus, comme l’influence qu’ils ont exercée, au dire même de Bernanos, sur l’esthétique et la poétique romanesques de ce dernier. Les conditions actuelles de réalisation de la thèse de doctorat ont conduit par ailleurs à circonscrire ce corpus aux récits de Barbey d’Aurevilly postérieurs à sa conversion (1846), aux deux romans et aux deux recueils de nouvelles de Bloy, ainsi qu’aux quatre grands romans de Bernanos. L’échantillon constitué de la sorte a paru assez vaste (plus d’une dizaine d’œuvres au total) et assez représentatif pour permettre à l’enquête conduite par Maud Schmitt de se dérouler dans d’excellentes conditions.
La thèse réalisée à partir de ce choix méthodologique frappe par son ampleur. Composé en quatre parties, ce travail, avant d’en venir aux œuvres proprement dites, commence, en guise de préliminaire, par une précieuse généalogie du récit exemplaire (du paradeigma aristotélicien à l’histoire tragique des xvie et xviie siècles), fondée sur une connaissance très sûre de la tradition rhétorique dans laquelle s’enracine cette forme narrative. Cette mise en perspective diachronique, où la maturité intellectuelle et la capacité de Maud Schmitt à synthétiser avec aisance des questions complexes font merveille, lui permet de dégager vigoureusement les fondements théoriques de son étude.
S’appuyant en particulier sur les travaux de Susan Suleiman, elle propose d’aborder le récit exemplaire à partir des trois éléments qui, en se combinant de façon plus ou moins explicite, déterminent la constitution de cette forme : (1) un usage thétique de la fiction narrative dont le but est d’utiliser ses ressources comme l’illustration d’une règle générale ; (2) une dimension herméneutique, qui confère au récit fictif son pouvoir heuristique de révélation, en donnant au sens qu’il construit la valeur d’une figure au sein d’un processus d’allégorisation ; (3) une visée pragmatique enfin, qui attribue un pouvoir éthique à la forme narrative exemplaire et postule sa capacité d’induire des convictions et de 208modifier des pratiques, – une partie de la thèse étant ensuite consacrée à chacun de ces éléments de définition.
Avant d’examiner plus en détail chacune de ces parties, il faut encore souligner une autre réussite de cette thèse, qui tient à son mode d’exposition et à la conception de son plan, où intervient nécessairement une dimension comparative : Maud Schmitt est parfaitement parvenue à résoudre la difficulté inhérente à son sujet ; elle a su conduire, avec un sens aigu des articulations logiques et conceptuelles, une étude bien organisée, qui considère dans une étroite solidarité les trois auteurs du corpus, tout en ayant soin de trouver, dans le détail des analyses, un équilibre faisant ressortir aussi bien leurs traits communs, qui permettent de les regrouper dans une « famille d’esprits », que leurs particularités spirituelles, esthétiques ou poétiques.
Venons-en à la partie qui examine les mécanismes thétiques par lesquels les récits apologétiques du corpus font d’une histoire particulière un cas d’espèce, représentatif d’une vérité générale, qu’il appartient au lecteur d’inférer. Maud Schmitt dégage avec finesse le paradoxe de ces récits, qui traitent l’invention fictionnelle, non pas comme un pur jeu de l’esprit, mais comme un échantillon du réel et, ce faisant, en dénient ou en estompent la part d’artifice, de mensonge, d’illusion, pour lui conférer la dignité d’instrument au service de la vérité. Cette redéfinition du statut de la fiction a pour effet, comme le montrent fort bien les analyses proposées dans cette partie, d’éloigner les récits apologétiques des conventions de la vraisemblance réaliste, pour privilégier d’autres modes d’accréditation, qu’ils relèvent du témoignage historique ou qu’ils tirent parti de la mimésis formelle, en prenant pour modèles des genres factuels : biographie, vie de saint, autobiographie, journal intime, anecdotes écrites en marge de la grande Histoire, genre épistolaire, etc.
Souvent hybrides, les récits apologétiques questionnent en permanence leur propre statut, en rompant l’étanchéité de la fiction au réel. Ainsi, donnent-ils forme à un « réalisme chrétien », en rupture avec les présupposés scientistes du réalisme moderne, qui cherche dans la physiologie, la psychologie ou la sociologie naissante l’origine des déterminations qui régissent et motivent la causalité narrative. À cet égard, ce réalisme chrétien renoue avec des formes anciennes de représentation de la réalité, bien indexées par Erich Auerbach dans Mimésis, lorsqu’il 209s’intéresse aux récits évangéliques ou aux romans médiévaux : à rebours de la rationalité moderne, ce réalisme-là s’appuie sur une métaphysique de l’incarnation pour élargir la définition ontologique du réel au-delà de ce qui tombe sous le sens ou relève du sens commun.
Refusant que l’ensemble des phénomènes ressortissant au surnaturel soient rejetés dans le néant, il fait la part belle au légendaire, au merveilleux, au mystérieux, à l’incompréhensible, où il voit des formes confuses d’aperception de l’Être. Polémique, le réalisme chrétien est à l’évidence un antiréalisme au sens moderne du terme : il fait la part belle à l’exagération, à l’agrandissement des situations, à l’héroïsation des personnages, à la stylisation qui résulte du recours à des registres en tension (sublime/grotesque, par exemple), toutes choses facilitant la mise en œuvre de la dialectique du singulier et de l’universel, du relatif et de l’absolu qui lui est nécessaire.
Informées et suggestives, les analyses de Maud Schmitt sont convaincantes, notamment lorsqu’elle aborde la question du temps, dont elle montre bien le caractère bidimensionnel dans les récits apologétiques de son corpus. Il lui faut en effet tirer toutes les conséquences de ce que le christianisme apporte à l’expérience humaine de la temporalité, c’est-à-dire la brisure produite par l’événement décisif de l’Incarnation (comme l’a bien montré François Hartog, dans Régimes d’historicité) : la mort, puis la résurrection du Dieu fait homme, qui rédime l’humanité de son péché, ouvre un temps nouveau, que doit clore l’ultime événement de la Parousie, retour glorieux du Christ appelé à régner sur le monde au Jugement dernier. Prise entre la réalisation d’une promesse et une attente, l’Histoire humaine après l’Incarnation est cet entre-deux temporel, ce présent qu’habite l’espérance eschatologique de la fin, un présent distendu entre le « déjà » de l’Incarnation et le « pas encore » des Derniers Temps.
De ce fait, Barbey d’Aurevilly, Bloy et Bernanos figurent le temps en établissant deux plans de temporalité, distincts d’un point de vue ontologique et axiologique : la durée humaine et la temporalité providentielle. Tout ce qui arrive dans ce monde est pris dans cette tension entre le plan humain et le plan divin, que les récits apologétiques du corpus dramatisent. Maud Schmitt montre fort opportunément qu’ils opposent, d’une part, l’expérience humaine du temps, caractérisée par la répétition du même, l’ennui, l’exposition au mal et, d’autre part, le 210surgissement de l’inconnu, pur commencement qui embranche le temps humain sur la temporalité surnaturelle.
Cette conception du temps éloigne du déterminisme causal qui régit le réalisme moderne, pour lui préférer le dynamisme d’un finalisme indéterminé, souvent illisible. Dans ces récits apologétiques, la lutte de Dieu et de Satan, qui se révèle dans la manifestation du surnaturel sous les formes antagonistes de la tentation ou de la grâce, renvoie l’homme à l’abîme de sa liberté, ce qui a souvent pour effet de ramener le temps à une énigme, voire à une aporie. Car l’exercice de cette liberté est toujours une mise à l’épreuve dans laquelle les personnages de Barbey d’Aurevilly, Bloy et Bernanos sont plongés, face au temps, dans l’inquiétude spirituelle, entre désespoir et espérance, risque d’enfermement dans le mal et ouverture de tous les possibles.
Passionnante, la partie suivante est consacrée à la nécessaire conjonction, dans les récits exemplaires, de la compréhension de leur sens littéral et de l’interprétation du sens second auxquels ils renvoient sur un plan transcendant. Maud Schmitt est d’abord conduite à mettre en évidence les compétences herméneutiques que ces textes requièrent de leur lecteur idéal, lequel doit être capable d’appréhender la dimension allégorique de la fiction. Cela l’amène à souligner le rôle capital des indices dont les narrateurs parsèment leur récit et qui sont autant de dispositifs de guidage permettant d’éviter que le lecteur se fourvoie. Les pages consacrées au traitement du corps des personnages dans un tel contexte, qui montre la subversion du paradigme indiciaire opérée par les œuvres du corpus, comme les considérations sur le passage d’une logique causaliste à un principe analogique permettant de glisser insensiblement de l’indice à la figure, sont remarquables. D’une manière générale, tout le développement sur la poétique de la figure, qui aborde le mécanisme central de ces récits apologétiques, y compris dans l’extension maximale que connaît cette poétique chez Bloy, où elle s’agrandit aux dimensions de l’histoire universelle, témoignent d’une compréhension extrêmement aiguë des enjeux du sujet. Sans doute ces questions ne sont-elles pas entièrement neuves, mais Maud Schmitt, s’appuyant notamment sur le Figura d’Auerbach et sur la théorie augustinienne du signe telle que l’expose le bel ouvrage de Vincent Giraud1, met à profit ses habituelles qualités pour éclairer 211d’un jour nouveau l’analyse serrée de ces questions d’une redoutable complexité.
Cela lui permet en particulier de montrer de manière très convaincante comment les récits apologétiques de son corpus sont pris dans une dialectique de la figure et de la défiguration qui caractérise le monde moderne. Pour Barbey, comme pour Bloy et Bernanos, la modernité, parce qu’elle voit, contre toute attente eschatologique, à la fois s’approfondir et s’étendre la dégradation dans laquelle l’homme a été plongé par le péché originel, est en effet caractérisée par une crise du signe, qui affecte la syntaxe figurale grâce à laquelle tout événement, qu’il engage le destin d’un homme ou celui de l’humanité, peut être référé à une logique providentielle. Ce dysfonctionnement de l’économie figurale, où se perçoit l’intervention maligne de Satan, se traduit par une perversion des figures. Celles-ci sont soudain frappées d’illisibilité ou deviennent ambivalentes, dans une forme de neutralisation sémantique qui confronte l’exégète à l’indécidable, ou elles évoluent encore vers une étrangeté monstrueuse, qui n’est jamais qu’un des symptômes de la perte du sens transcendant.
Cette dialectique de la figuration et de la défiguration, à travers laquelle s’exprime toute l’énigme du mal moderne, trouve cependant une issue dans les récits exemplaires du corpus, ce qu’entreprend de montrer le chapitre très abouti que Maud Schmitt consacre à la voie négative. En s’appuyant sur de lumineuses microanalyses, elle y montre comment Barbey d’Aurevilly, Bloy et Bernanos ont en commun, dans leur entreprise apologétique, de prouver Dieu par son contraire, selon la logique du miroir inversé qui, chez saint Paul comme dans la théologie apophatique, établit l’être par la négative, dans l’épreuve même du néant.
La dernière partie de la thèse aborde la question de l’effet pragmatique visé par de tels récits. Maud Schmitt y montre comment Barbey d’Aurevilly, Bloy et Bernanos, en exploitant les ressources de la mise en abyme, modélisent, au sein même de la fiction exemplaire, le processus de conversion qu’ils tentent d’enclencher. Surtout, elle met au jour, avec une grande force de conviction, le nouveau paradoxe des conversions représentées dans les œuvres mêmes du corpus : l’apologétique figurée en abyme dans ces récits, du fait de la soudaineté, de la fulgurance des conversions qui s’y produisent, disqualifie les longs discours de persuasion et leur formalisation rhétorique d’un argumentaire. Invalidant le modèle sermonnaire, les récits apologétiques des trois romanciers lui 212préfèrent l’effet de présence produit par un personnage exemplaire qui, dans sa fonction sacrée – celle d’un être que Dieu a mis en réserve, qu’il ait été frappé du signe de Caïn ou qu’il soit engagé sur la voie de la sainteté – joue le rôle d’intercesseur du surnaturel.
Pour mettre en scène de tels personnages, il faut des narrateurs qui croient aux scandales nécessaires dont parle l’Évangile et qui adoptent un éthos de convertisseur fondé sur l’énergie, qui voudrait avoir la puissance d’un rapt. D’où la conclusion à laquelle en arrive Maud Schmitt : l’efficacité pragmatique des récits exemplaires qu’elle étudie repose moins sur les pouvoirs du logos, dont l’appareil rhétorique tend à être court-circuité, que sur ceux du pathos, c’est-à-dire sur la charge émotionnelle des images. Toutes les œuvres du corpus misent en effet sur des images d’un sublime terrible, indissociables d’une mystérieuse expérience épiphanique, où le surnaturel se donne enfin à voir, fût-ce le plus souvent dans le registre déceptif de l’incompréhensible.
Par sa hauteur de vue, la thèse de Maud Schmitt apporte incontestablement une contribution de premier plan à la théorisation du récit exemplaire, forme qui, depuis quelques années, a retenu l’attention des théoriciens de la littérature. Elle a surtout l’intérêt de circonscrire parfaitement la forme particulière du récit apologétique laïc et de préciser ainsi un aspect non négligeable de l’histoire de notre littérature narrative aux xixe et xxe siècles. Ce faisant, elle contribue enfin, par sa pertinence et son efficacité critiques, à approfondir notablement notre connaissance de la filiation spirituelle, esthétique et poétique qui lie étroitement Barbey d’Aurevilly, Bloy et Bernanos.
Pierre Glaudes
1 Augustin, les signes et la manifestation, Paris, PUF, 2013.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-09398-5
- EAN: 9782406093985
- ISSN: 0035-2136
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09398-5.p.0201
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-03-2019
- Periodicity: Monthly
- Language: French