Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Avec Casanova . Penser, songer et rire
- Pages : 7 à 11
- Collection : L'Europe des Lumières, n° 65
Chapitre d’ouvrage : 1/21 Suivant
Préface
Il y a des livres qu’on attend. Tel est celui de Gérard Lahouati.
En quelques décennies, le statut de Giacomo Casanova a radicalement changé. Il y a un demi-siècle, on découvrait le texte véritable de l’Histoire de ma vie, publié par Brockhaus et Plon de 1960 à 1962, tandis que James Rives Childs donnait une biographie du Vénitien fondée sur des documents tirés d’archives des quatre coins de l’Europe. Lecteurs et chercheurs avaient enfin accès à un texte débarrassé du maquillage du xixe siècle et des préjugés qui accompagnaient cette opération de librairie. Se révélait un écrivain peu académique, mais autrement savoureux. Son étude restait alors le privilège d’amateurs éclairés dans une grande tradition qui s’est perpétuée autour de L’Intermédiaire des casanovistes, publié à Genève par Furio Luccichenti et Hemut Watzlawick de 1984 à 2014. Les recherches portaient essentiellement sur la vérification des épisodes racontés dans l’Histoire de ma vie et concluaient à l’ancrage réellement biographique de la plupart des aventures. Les connaisseurs se retrouvaient dans les hauts lieux de la vie de Casanova, quelque palais sur le Grand Canal ou dans les artères de Vienne, et la quête des traces se confondait souvent avec la passion de collectionneur. Deux thèses marquent la prise de conscience de l’Université française qui avait jusqu’alors ignoré superbement un grand écrivain français et le témoin d’une Europe culturelle. Gérard Lahouati a soutenu, en 1988, un doctorat sur L’Idéal des Lumières dans l’Histoire de ma vie, à Rennes, sous la direction de Jacques Brengues ; Marie-Françoise Luna, en 1997, un doctorat sur Casanova mémorialiste, à Grenoble, sous la direction de Jean Sgard. Grâce à eux, l’aventurier, séducteur et tricheur, devenait un homme de lettres et un philosophe, inscrit dans la filiation latine et italienne et dans le mouvement européen des Lumières. On note que ce renouveau universitaire passe par la province et que les universités parisiennes ne prennent le relais qu’avec des années de retard : elles se rattrapent au début du xxie siècle et, en 2010, les institutions nationales consacrent le 8Vénitien grand écrivain français avec l’achat du manuscrit des mémoires par la Bibliothèque nationale de France qui, sous l’impulsion de Bruno Racine, décide de numériser et de mettre à la disposition du public le plus large ces cahiers, conservés durant deux siècles dans les coffres de la maison Brockhaus et exceptionnellement accessibles aux chercheurs. Une grande exposition à la BnF célèbre alors Casanova et sa passion de la liberté tandis que de nouvelles éditions sont mises en chantier. Gérard Lahouati et Marie-Françoise Luna ont pris en charge l’édition dans la Bibliothèque de la Pléiade, les trois volumes ont paru de 2013 à 2015. Deux représentants de la nouvelle génération de casanovistes, Jean-Christophe Igalens et Érik Leborgne ont travaillé parallèlement pour la collection « Bouquins ». Dans son édition et dans les études qui l’ont entourée, Gérard Lahouati a révélé son extraordinaire connaissance du manuscrit acquis par la BnF dont il tire une histoire de la rédaction des mémoires. Alors que Marie-Françoise Luna avait, dès 1997, publié son Casanova mémorialiste et que se multipliaient les publications de thèses de la jeune garde, Gérard Lahouati a laissé son propre doctorat sous forme de tapuscrit à la bibliothèque de Rennes. Les sollicitations des amis ne sont pas parvenues à bout de son scrupule et de sa discrétion. On attendait donc le livre qui reprenne les perspectives de la thèse et réunisse les itinéraires de lecture du casanoviste.
Une quinzaine de chapitres proposent un portrait éclaté et cohérent du Vénitien, homme des Lumières tenté par l’athéisme et le matérialisme, homme de plaisir fasciné par la désinvolture aristocratique, homme de culture habité par une ambition intellectuelle et littéraire. Gérard Lahouati possède une rare familiarité du corpus casanovien, c’est-à-dire l’Histoire de ma vie bien sûr, mais aussi l’Icosaméron grand roman qui n’est pas parvenu à se hisser aux côtés de Cleveland, de La Nouvelle Héloïse et d’Aline et Valcour comme une mise à l’épreuve des espoirs du siècle et une révélation de ses angoisses, et l’ensemble des manuscrits de Dux, aujourd’hui conservés à Prague, qui témoignent d’un constant projet philosophique, sans parler des travaux en italien. Il ajoute à cette intimité avec l’aventurier d’il y a deux siècles une rare sensibilité humaine, nourrie de la tension entre le choix de la culture française et le souvenir de racines berbères, des expériences à Tahiti et en Chine, des connaissances en histoire de l’art qui ne sont pas celles de tous les professeurs de littérature. Gérard Lahouati a connu des aventures 9qui l’aident à parler du voyageur d’autrefois sur les routes terrestres et maritimes de Rome ou de Constantinople, de Saint-Pétersbourg ou de Londres, du joueur et du bibliothécaire de Dux, du charlatan et de l’écrivain. Avec Casanova : le surplomb chronologique ne lui confère aucune autorité, la rigueur historique et philologique ne se confond pas avec un jugement moral. Gérard Lahouati accompagne Casanova sans se confondre avec lui. Il entretient une proximité avec lui qui n’est pas une complicité. Sa méthode consiste à poser le contexte intellectuel et social du temps, à désigner les enjeux généraux et à privilégier des motifs particuliers qui l’aident à se faufiler dans les textes jamais réduits à un sens préétabli. Les duels, les odeurs ou le champagne permettent par exemple de saisir les ambivalences de celui qui pratique des règlements de comptes sordides à l’arme blanche et met en scène soigneusement ses assauts d’homme d’honneur, qui appartient à la nouvelle sensibilité olfactive récusant les muscs et les parfums animaux, mais se montre plus homme de vue et de goût que d’odorat, qui est grand consommateur de champagne, mais le pratique surtout dans le punch pour fouetter la gaieté et hâter l’ivresse. Cette nouvelle lecture de Casanova n’ignore pas la cohorte des femmes aimées, séduites ou simplement troussées, femmes à la fois réelles et rêvées, mais elle sait délivrer Giacomo de ce que Marcel Hénaff appelait le « stakh-casanovisme » et de ce que Fellini réduisait à un oiseau mécanique, aussi répétitif que les serinettes de l’époque. Étudier les dialogues du Vénitien avec Voltaire ou avec Rousseau, prendre au sérieux ses projets philosophiques, ce n’est pas négliger l’hymne que les mémoires adressent au plaisir jusque dans leurs dernières pages. L’aventurier s’accepte comme brute, au sens d’animal, mené par le désir, pour mieux proclamer la supériorité de l’être humain capable de dire le plaisir : « sensation inexplicable qui nous fait savourer ce qu’on appelle bonheur, que nous ne pouvons pas expliquer, quoique nous le sentions ». L’écrivain fait ainsi progresser sa réflexion entre lumière et ombre, entre Lumières et mystère, tandis que le philosophe hésite entre l’espoir d’un progrès et la prudence de qui ne croit pas pouvoir changer les hommes. Rappelé à sa condition de plébéien, exilé par l’oligarchie vénitienne, il assiste, désolé, à l’écroulement de l’Europe des princes et des cours. Faut-il le considérer comme un antimoderne, préférant comme Roland Barthes une subversion douce à la brutalité des révolutionnaires ?
10La subtilité de la méthode de Gérard Lahouati révèle en passant un lapsus du mémorialiste qui rappelle son rêve d’étudier la médecine à Padoue, alors qu’on le forçait à « l’étude des lois pour lesquelles, dit-il, je me sentais une aversion invincible ». Pour laquelle ou pour lesquelles ? Casanova a été obstinément en marge des règles et en dehors des normes et, de digression en digression, l’Histoire de sa vie ne s’astreint ni à une stricte linéarité de la narration ni à une sincérité de la confession. Les maniaques de la franchise rousseauiste récusent comme autobiographie ces mémoires d’un fieffé fabulateur et les casuistes de la textualité, qui analysent les possibles du récit, risquent de rester court devant un mémorialiste qui ne cesse de déployer tous les possibles de son existence. Durant les mêmes années, tandis que Rétif distingue sa vie et ses revies, vie rêvée faisant tourner le kaléidoscope du réel, Casanova mêle joyeusement les souvenirs et les rêves. Le mensonge raconte une autre vérité de son existence. Les pages les plus enlevées de l’essai dessinent une histoire de la désinvolture au siècle de Casanova et l’essayiste reconnaît qu’il partage un trait de caractère avec son auteur de chevet. « J’étais indocile, un professeur m’a puni pour ma désinvolture. » C’est Gérard Lahouati qui parle. Désinvolture : le mot vient de l’espagnol et il est facilement naturalisé, alors que la sprezzatura italienne, maître-mot du courtisan de Baldassare Castiglione, a du mal à trouver sa traduction française, entre nonchalance et négligence, aisance et facilité, avant de devenir plus récemment un synonyme de désinvolture. Le chevalier de Seingalt, lui qui s’est autoproclamé chevalier, trouve alors son double dans un véritable prince, le septième prince de Ligne et du Saint-Empire. Virtuose de la dénégation, champion de la déculpabilisation, Ligne assume la diversité de ses goûts sexuels et se moque de la vieillesse. Il affirme crânement : « On n’est pas bougre pour foutre son homme de temps en temps » et « Il ne tient qu’à moi d’être vieux : j’ai de quoi. Mais j’ai dit je ne le suis pas, et cela me réussit. » Il sait la limite de son culot, car il ne suffit pas de dire : je ne veux pas mourir. Casanova a trouvé son maître en cynisme souriant, mais il peut lui rendre des leçons de style.
La collection « L’Europe des Lumières » a publié en quelques années Casanova, L’Écrivain en ses fictions de Jean-Christophe Igalens, Casanova. La Mémoire du désir de Cyril Francès, Casanova dans l’Europe des aventuriers de Guillaume Simiand et Casanova, Le moraliste et ses masques de Séverine 11Deneuil. La richesse des mémoires permet ces études qui ne se répètent pas. Les directeurs de la collection qui ont suivi universitairement la plupart de ces thèses sont heureux d’accueillir Avec Casanova de Gérard Lahouati. Ils disent ainsi leur reconnaissance à celui qui a rendu possibles les travaux de toute une génération de chercheurs.
Michel Delon
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-09169-1
- EAN : 9782406091691
- ISSN : 2258-1464
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09169-1.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 16/09/2020
- Langue : Français