Le marché des idées
- Publication type: Journal article
- Journal: Alkemie Revue semestrielle de littérature et philosophie
2014 – 2, n° 14. L’oubli - Author: Pop (Mirela-Cristina)
- Pages: 415 to 421
- Journal: Alkemie
Jacques Le Rider, Les Juifs viennois à la Belle Époque, Paris, Éditions Albin Michel, 2013, 354 pages, ISBN : 978-2-226-24209-9, ISSN : 0755-169X.
Latiniste, helléniste et germaniste de réputation internationale, Jacques Le Rider est considéré comme le « spécialiste français de la modernité viennoise » (Christine Lecerf, Le Monde, 12.07.2012). Le livre Les Juifs viennois à la Belle Époque, publié en 2013 aux Éditions Albin Michel, retrace l’histoire sociale et culturelle d’un modèle judéo-viennois identifié par l’auteur durant la période de la Belle Époque, de 1867 à 1914, tirant son origine de l’assimilation de la population juive viennoise à la culture allemande dans sa variante autrichienne.
L’ouvrage est structuré en deux parties composées de six chapitres, précédées par une introduction et un prologue. La première partie révèle les « positions politiques et les discours sociaux » ayant marqué l’histoire de la population juive viennoise depuis les « années fastes du libéralisme » jusqu’aux manifestations antisémites et de lutte contre l’antisémitisme. La deuxième partie du livre est consacrée à une galerie de portraits de personnalités illustres d’origine juive, représentants de la modernité viennoise dans divers domaines : psychanalyse (Sigmund Freud), littérature (Arthur Schnitzler, Stefan Zweig), musique (Gustav Mahler, Arnold Schönberg), journalisme (Karl Kraus).
Le livre débute avec un Prologue (p. 11-34) dans lequel l’auteur fixe les repères les plus importants de l’histoire de la population juive viennoise de la fin du xixe siècle à la Première Guerre mondiale. Le prologue lui permet de poser les prémisses de la problématique judéo-viennoise à la Belle Époque. La chronologie des événements historiques est censée offrir au lecteur un tableau objectif sur le statut des juifs viennois et sur le rôle joué par différents acteurs dans la modernisation économique, sociale et culturelle de Vienne, dans diverses périodes historiques.
L’édit de tolérance de 1781, entré en vigueur en 1782, permet aux Juifs d’accéder aux institutions scolaires et universités publiques et aux métiers dont ils étaient exclus. Depuis la fin du xviiie siècle à 1848, le statut des Juifs viennois connaît une période de stagnation, marquée
par le rôle moteur des intellectuels juifs dans le mouvement de 1848. Les années 1860, la période durant laquelle les libéraux dominent la vie politique autrichienne, marquent, selon Jacques Le Rider, l’« âge d’or de l’intégration des Juifs dans la société et la culture viennoise » (p. 14). « Les intellectuels libéraux juifs viennois reformulent l’identité juive moderne, en actualisant l’idée de Bildung définie par Moses Mendelssohn à l’époque des Lumières » (p. 14-15). À partir de 1880, deux facteurs influent sur le processus d’assimilation et d’intégration des Juifs viennois à la culture allemande, dans sa variante autrichienne : le renforcement de l’antisémitisme et l’accroissement de la population juive de Vienne (multipliée par 28 entre 1857 et 1910). Depuis 1900, on assiste à une « crise de l’identité » parmi les Juifs assimilés, due au contraste entre les Juifs viennois, de vieille souche, et les « nouveaux arrivants », Juifs de l’Est, immigrés de Galicie ou de Bucovine, dont l’altérité « fascine et dérange » (p. 18). Jacques Le Rider note que le processus d’intégration des Juifs à la société viennoise de la seconde moitié du xixe siècle représente un moteur de l’ascension sociale, le destin des Juifs des classes moyennes et de la grande bourgeoisie s’identifiant au libéralisme et aux valeurs de la Bildung, de la culture personnelle (p. 18). Le mouvement sioniste réagit à ce que ses représentants considèrent comme l’échec du programme libéral d’assimilation et d’intégration au sein du système social et culturel allemand.
La Première Partie, intitulée Positions politiques et discours sociaux, présente en détail les moments les plus importants de l’histoire de la population juive viennoise et intègre les réflexions de l’auteur sur le statut des Juifs viennois à la Belle Époque, sur la problématique de l’antisémitisme devenu un nouveau « code culturel » depuis les années 1890, sur les formes de la lutte antisémite.
Le chapitre « Les années fastes du libéralisme » (p. 37-53) décrit les conditions permettant l’intégration complète des Juifs dans la société viennoise et leur émancipation durant le gouvernement libéral. Jacques Le Rider met l’accent sur le rôle majeur des politiques libérales dans la transformation des institutions viennoises, dans l’émancipation des Juifs viennois et dans la consolidation de la nouvelle Autriche-Hongrie rénovée et modernisée.
Le chapitre « Vienne, métropole des Juifs de l’Est » (p. 54-58) évoque les conséquences du flux migratoire des Juifs de l’Est, notamment de
Galicie et de Bucovine, entre 1848 et 1914, sur la vie sociale et culturelle de la métropole viennoise. L’évolution démographique accentue les contrastes sociaux et idéologiques entre Juifs intégrés et Juifs de l’Est, les derniers formant une « minorité ethnique au sein de la société viennoise » (p. 54-55). L’auteur identifie deux visions opposées sur le groupe des Juifs de l’Est : pour certains, les Juifs de l’Est étaient des « étrangers exotiques », animés du désir d’intégration et d’ascension sociales (p. 55), alors que dans la vision du sionisme culturel, les Juifs de l’Est étaient « porteurs d’une promesse de renaissance culturelle et de retour aux sources pour tous les Juifs européens » (p. 58).
À partir des années 1890, l’antisémitisme devient un nouveau « code culturel », « une variante de code culturel européen » (p. 59), affirme Jacques Le Rider dans le troisième chapitre de la première partie de son ouvrage (p. 59-76). Le constat selon lequel l’antisémitisme est devenu un « code culturel » à Vienne se vérifie dans les discours politiques, littéraires et journalistiques. L’antisémitisme reste l’une des composantes essentielles de l’idéologie chrétienne-sociale, incarnée, dans l’ouvrage, par la figure de Karl Lueger. La politique antisémite de Lueger, qui gagne la mairie de Vienne en 1897 et y reste pour une période de treize ans (jusqu’à sa mort en 1910), se manifeste dans la gestion du personnel, soit par l’absence de recrutement d’employés juifs et d’avancement pour ceux qui étaient déjà en poste. La lutte contre le nouveau « code culturel » antisémite débute en 1891 avec l’Association de défense contre l’antisémitisme.
L’une des figures militantes est Joseph Samuel Bloch, « un rabbin engagé dans la lutte contre l’antisémitisme » (chapitre 4, p. 77-86). Dans ses études historiques, Bloch souligne le danger que représente l’antijudaïsme, susceptible de se transformer en antisémitisme, et « une conception critique de l’assimilation conduisant à l’oubli de la tradition religieuse juive » (p. 78). Joseph Samuel Bloch est partisan de l’affirmation de la « nationalité juive », comme « attribut subsidiaire de la citoyenneté », au même titre que la confession, qui permettrait aux Juifs d’affirmer leur nationalité, sans avoir besoin de s’intégrer à la nationalité allemande (p. 81).
Les conceptions contraires à l’assimilation des Juifs viennois gagnent de nouveaux adeptes considérés par l’auteur comme « les pionniers viennois du sionisme contemporain » (chapitre 5, p. 87-120). L’association
Kadimah, fondée en mars 1883 par Moritz Schnirer, représente la première association étudiante juive s’étant prononcée contre l’assimilation des Juifs à la culture et à la nationalité allemande dans sa variante viennoise. Cette association joua un rôle décisif dans la création, en 1890, des premières associations sionistes d’Autriche, à Vienne, mais aussi en Bohème, en Moravie et en Silésie.
Un autre « pionnier », Nathan Birnbaum, fonde sa pensée sioniste culturelle sur la critique de l’assimilation : la germanisation, la slavisation, la magyarisation des Juifs avait conduit, selon lui, à « l’oubli de soi » (p. 90). La revalorisation du yiddish comme langue de la renaissance culturelle juive compte parmi ses contributions les plus importantes. Nathan Birnbaum est considéré comme l’initiateur du sionisme autrichien contemporain.
Theodor Herzl a le mérite, selon Jacques Le Rider, d’avoir tiré « lucidement les conséquences de la perversion de la culture par l’antisémitisme » (p. 115). Herzl considérait que les Juifs devaient suivre l’exemple des nationalités de la monarchie austro-hongroise, c’est-à-dire construire leur identité nationale et faire reconnaître leur territoire national » (p. 116). Jacques Le Rider situe Theodor Herzl dans la galerie des grands créateurs ayant marqué la « modernité viennoise », entre Sigmund Freud et Gustav Mahler (p. 120).
Le mouvement socialiste inverse la vision sur l’identité juive viennoise (chapitre 6, p. 121-128). Les adeptes de la doctrine socialiste, réunis autour du « cercle de Pernerstorfer » dont Victor Adler et Heinrich Friedjung sont membres fondateurs, se proclament en faveur de l’assimilation des Juifs. Victor Adler, converti au protestantisme en 1878, considère l’assimilation complète des Juifs comme la perspective la plus souhaitable et le socialisme comme la voie menant à son accomplissement. Otto Bauer est partisan de l’assimilation de Juifs, hostile au sionisme et réticent envers la lutte contre l’antisémitisme. Bauer estime que le processus d’assimilation des Juifs viennois aux nations au sein desquelles ils vivent est un « processus différent qui ne s’effectue que progressivement » (p. 125).
La Deuxième Partie de l’ouvrage évoque six « grandes figures de la modernité viennoise » ayant transposé dans leurs œuvres la problématique de l’identité juive viennoise : Sigmund Freud, Arthur Schnitzler, Stefan Zweig, Gustav Mahler, Arnold Schönberg, Karl Kraus.
Dans le chapitre consacré à Sigmund Freud (chapitre 7, p. 131-149), Jacques Le Rider livre aux lecteurs, parallèlement aux notes biographiques, les réflexions du psychanalyste sur l’identité juive à travers ses ouvrages fondamentaux. Dans la vision de Jacques Le Rider, Sigmund Freud a une conception personnelle de la judéité vue comme « fidélité au judaïsme sous le signe de la rationalité scientifique » (p. 131). Dans son ouvrage majeur, L’interprétation des rêves (1899-1900), Sigmund Freud recompose les quarante premières années de son existence et réfléchit sur l’identité juive.
Arthur Schnitzler, « Juif, Autrichien, Allemand », représente la figure centrale du huitième chapitre de l’ouvrage Les Juifs viennois à la Belle Époque (p. 150-170). L’œuvre principale de Schnitzler, le roman de société Vienne au crépuscule (Der ZeginsFreie), « n’est pas la seule œuvre de fiction dans laquelle Schnitzler a représenté la condition juive contemporaine, mais c’est le roman où il a parlé directement de la “question juive” viennoise » (p. 156), ce qui lui permet de montrer les multiples facettes de l’identité juive viennoise, d’un point de vue intérieur et extérieur. Le roman Vienne au crépuscule se rapproche le plus du modèle européen de société et permet à Schnitzler de présenter une fresque de la métropole viennoise : dans le salon de la famille Ehrenberg se retrouve un « microcosme viennois » (p. 157). Le Professeur Bernhardi, pièce en 5 actes, créée le 28 novembre 1912, est une autre œuvre où Schnitzler traite de la « question juive ». Le personnage, considéré comme le « double fictionnel de Schnitzler » (p. 162), est une victime du conflit entre la nouvelle majorité municipale chrétienne-sociale antisémite et l’opposition libérale.
« La jeune Vienne littéraire » est présentée dans le neuvième chapitre (p. 171-197) en relation avec la conception de trois figures littéraires de la Belle Époque : Hugo von Hofmannsthal, Richard Beer-Hofmann et Felix Salten. Richard Beer-Hofmann est tributaire d’une « approche esthétique et purement subjective de l’identité juive » (p. 183). Felix Salten expose sa vision sur la « question juive » dans un article intitulé « Le Juif tout craché », publié le 10 novembre 1899 dans Die Welt. Felix Salten raconte, dans une perspective autobiographique, la souffrance éprouvée depuis son enfance à cause des stéréotypes antisémites que la société viennoise projetait sur lui (p. 190). Les parcours littéraires de Hugo von Hofmannsthal, Richard Beer-Hofmann et Felix Salten « correspondent à trois modalités de l’affirmation d’une identité juive
assimilée à la culture allemande dans le contexte du code antisémite qui structurait les discours sociaux et politiques » (p. 197).
Jacques Le Rider évoque les points de vue « souvent paradoxaux » de Karl Kraus sur la « question juive » dans un chapitre intitulé « Les paradoxes de Karl Kraus » (p. 198-215). Fondateur et rédacteur de la revue Die Fackel, Karl Kraus est l’un « des plus féroces et des plus lucides critiques de la presse » ayant réalisé « la première critique des médias et des systèmes de communication moderne qui soit réellement à la hauteur des phénomènes » (p. 198).
Stefan Zweig, « bon européen et citoyen du monde », attire l’attention par sa vision de l’Europe (chapitre 11, p. 216-242). Né en 1876 à Kremsier, en Moravie, dans une famille juive assimilée à la culture allemande, Zweig souhaite l’assimilation aux cultures nationales pour les Juifs européens et l’effacement des particularités juives incarnées par les Juifs de l’Est (p. 228). Dans ses premiers textes publiés, Stefan Zweig apparaît comme le continuateur du cercle littéraire de la Jeune Vienne. Ses premiers poèmes sont influencés par Hofmannsthal.
Selon Jacques Le Rider, Zweig dresse un « tableau compassionnel » de la condition juive contemporaine tout en thématisant le « malaise de l’assimilation » : « beaucoup de ses personnages juifs, allemands et autrichiens partagent le statut de marginaux du système culturel » (p. 228). Dans ses écrits, Stefan Zweig nous livre une vision de l’universel européen conjuguée avec les identités culturelles nationales. L’Europe, chez Zweig, est une civilisation de la diversité, du pluralisme linguistique et de la traduction, du respect des petites différences vécues par les groupes sociaux et nationaux comme essentielles (p. 235). L’identité viennoise et autrichienne est liée à la culture allemande et tournée vers l’Europe occidentale (p. 239).
Le dernier chapitre de la deuxième partie et de l’ouvrage (chapitre 12, p. 243-268) est consacré à la relation existant entre la musique et l’identité juive, incarnée par deux figures illustres de l’époque : Gustav Mahler et Arnold Schönberg. Élevé dans une famille juive assimilée à la culture allemande, Mahler est resté éloigné des dogmes et des pratiques religieuses. Sa musique évoque sa vision de la condition juive, bien que critiquée par certains de ses contemporains : « R. Louis souligne que cette musique ne parle pas franchement “le juif”, mais l’allemand avec un “accent juif” (siejüdelt), avec le geste du “Juif oriental” » (p. 251). Dans le
cas d’Arnold Schönberg, l’hypothèse interprétative de Jacques Le Rider est que l’identité juive de Schönberg détermine son destin personnel et sa carrière musicale depuis le début, avant ses amères expériences de l’antisémitisme pendant la Première Guerre mondiale et à partir de 1933, lors de sa conversion au judaïsme.
L’incursion de l’auteur dans l’histoire culturelle des Juifs viennois conclut avec un épilogue qui ouvre une nouvelle perspective sur le destin de la population juive viennoise après la Première Guerre mondiale : « L’épreuve de la Première Guerre mondiale a profondément marqué le destin des Juifs viennois » (p. 269). En 1916, l’antisémitisme lancé contre les Juifs de l’Est est censuré par les autorités habsbourgeoises ; deux ans plus tard, l’antisémitisme atteint son comble. En 1918-1919, les Juifs viennois souffrent, comme tous les Juifs de l’Europe centrale, de la « montée en puissance des nationalismes et de l’affirmation des États-nationaux successeurs de l’Autriche-Hongrie » (p. 270). L’antisémitisme prend la forme de la politique raciste mise en œuvre au lendemain de l’Anschluss. Dans ce contexte paraît le roman politique La ville sans Juifs (1922) de Hugo Bettauer qui décrit la montée de l’antisémitisme à Vienne jusqu’à l’expulsion des Juifs. La fiction cauchemardesque mise en scène par le roman de Bettauer devient réalité en 1938 avec l’annexion de l’Autriche par le Troisième Reich et la déportation des Juifs entre 1939 et 1945, ce qui conduit à une forme nouvelle d’antisémitisme : « l’antisémitisme sans Juifs » (p. 284). Cette triste période de l’histoire juive viennoise, avec une métropole « sans juifs » (moins de 5700 Juifs en mars 1945), s’oppose diamétralement à la Vienne de la Belle Époque, berceau de la modernité intellectuelle, littéraire et artistique, ou à la « Vienne de Sigmund Freud », idéal de l’universel européen.
Jacques le Rider offre à la fois aux spécialistes et au public intéressé aux problématiques identitaires une vaste œuvre, richement documentée, sur l’histoire sociale et culturelle des Juifs viennois, mais aussi des pistes de réflexion sur le destin des populations et des identités nationales.
Mirela-Cristina Pop
- CLIL theme: 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN: 978-2-8124-3673-4
- EAN: 9782812436734
- ISSN: 2286-136X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3673-4.p.0415
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-02-2015
- Periodicity: Biannual
- Language: French