Foreword
- Publication type: Journal article
- Journal: Albert Camus au fil des rencontres. Littérature, théâtre, politique
2019 – 10 - Author: Vanney (Philippe)
- Pages: 13 to 16
- Journal: Journal of Modern Literature
- Series: Albert Camus, n° 24
Avant-propos
Aborder l’œuvre d’Albert Camus à travers certaines des rencontres qu’il a eu l’occasion de faire au long de ses quarante-sept ans de vie, tel est le défi plus qu’ambitieux que quatorze chercheurs venus d’horizons divers ont voulu relever, chacun avec son expérience et ses compétences propres, avec son regard unique. Ces rencontres, depuis l’apprentissage à l’école jusqu’à la guerre d’Algérie, n’ont pas façonné l’œuvre et la personnalité de son auteur, mais du moins ont-elles contribué à l’approfondissement de ses intuitions créatrices et de ses convictions morales et politiques, tout en lui offrant une ouverture vers des contrées difficilement envisageables du temps de son enfance.
Chacune de ces rencontres est en elle-même une histoire dont la mort accidentelle de l’écrivain signe le plus souvent – mais pas toujours – la fin, histoire non linéaire, avec ses hauts et ses bas, ses incompréhensions, ses regrets, parfois ses échecs. On est ici à la limite entre la création et la biographie, et à l’évidence celle-ci ne peut expliquer celle-là. Cependant le dialogue, aussi imparfait soit-il, amorcé entre des êtres que tout peut a priori séparer est toujours synonyme d’enrichissement, certainement pas à sens unique, et quelques-uns des auteurs des contributions ici réunies s’attachent principalement à l’interlocuteur de l’écrivain.
Camus le trouve parfois dans le passé. L’école lui ouvre ainsi les voies de la mythologie grecque qu’il ne cessera dans ses œuvres de parcourir en particulier aux côtés d’Ulysse avec lequel il se sent de profondes affinités, comme l’analyse Chia-Hua Hsu dans son étude « Ulysse avec le regard de Camus ». À l’opposé, Marie-Sophie Armstrong découvre dans la nouvelle « La Pierre qui pousse » un « mauvais père » en la personne de Jean de la Fontaine dont Camus refuse l’héritage idéologique. Si l’école est le lieu de transmission par excellence d’un système formaté, elle est aussi celui de rencontres personnelles allant s’approfondissant avec les maîtres, Louis Germain ou Jean Grenier. C’est ce dernier que 14Toby Garfitt choisit d’évoquer en contestant les interprétations de Michel Onfray sur une indéniable amitié aussi célèbre que réelle.
Aux côtés de l’école, mais aussi du sport et du journalisme, le théâtre est un espace de solidarité, « une collectivité de techniciens, d’acteurs, d’écrivains ou de metteurs en scène » (IV, 540), un terreau d’échanges et de dialogues. L’amour du théâtre, « le plus haut des genres littéraires » (IV, 578) ira jusqu’à dire Camus, est ainsi le point de départ d’une longue et profonde amitié entre Camus et Roblès que Jeanyves Guérin évoque par une pénétrante analyse du thème de la fin et des moyens à travers plusieurs pièces des deux auteurs. « La fraternité au théâtre » reçoit un deuxième éclairage grâce à l’étude de Vincenzo Mazza sur la rencontre, rarement analysée, entre les deux auteurs de L’État de siège, Camus et Barrault qui, cependant, ne renouvelleront pas leur collaboration.
L’activité théâtrale du jeune Camus doit faire face à une interruption due à « la guerre et ses suites, dont le journalisme » (IV, 580-581), comme il le rappelle en 1959. Son activité à Combat, voire à Alger républicain vient tout de suite à l’esprit, mais ce que l’on connaît moins peut-être est sa lutte pacifiste et libertaire contre la guerre en 1939-1940 par l’intermédiaire du Soir républicain. Il n’est pas le seul responsable du journal : on note la présence de Pascal Pia, Robert-Édouard Charlier et Emmanuel Roblès que l’on retrouve ici. La « communauté d’esprit » qu’ils forment et son devenir sont étudiés par l’auteur de ces lignes. Ensuite, les hasards de la guerre expliquent la première rencontre en 1943 avec le R. P. Bruckberger. Marie-Thérèse Blondeau montre finement comment le refus de l’oppression et leur engagement dans la Résistance se transforment en une véritable amitié, malgré les divergences qu’ils assument pleinement. Le révérend père n’est pas le seul interlocuteur chrétien s’assumant comme tel. Ainsi Anne Prouteau nous conduit-elle vers le théologien suisse Maurice Zundel, fervent « lecteur de Camus » qui, dans une lettre de 1949, reconnaît la qualité de ses analyses et souhaite approfondir les échanges, notamment sur « le problème du mal ». Dans l’après-guerre, comment ne pas évoquer non plus le chemin parcouru avec André Breton ? Le partage de valeurs politiques et éthiques communes ne sera pas longtemps affecté par leur querelle autour de L’Homme révolté. C’est ce qu’analyse minutieusement Sophie Bastien dans son étude sur ce « compagnonnage morcelé ». Parmi les interlocuteurs anonymes de Camus, Fernande Bartfeld choisit de 15revenir sur un épisode qui n’a pas encore livré tous ses mystères : la « causerie » de Camus adressée aux Roumains en 1945. Elle en analyse avec nuances les propos en les insérant dans le contexte instable de l’Europe de l’avant-guerre froide.
Les dernières années de la vie de Camus signalent un retour à l’Algérie, suite au déclenchement de la guerre d’indépendance le 1er novembre 1954. Il peut paraître étonnant de voir surgir la grande figure de Tolstoï, mais c’est l’un des enseignements de la recherche entreprise par Hiroyuki Takatsuka sur la genèse de « L’Hôte », traduction littéraire des hésitations et des ambiguïtés du libéral algérien. Malentendus, incompréhensions, parfois divergences c’est ce qu’éclairent les deux études suivantes de Pierre-Louis Rey et d’Hervé Sanson, respectivement sur le dialogue jamais réellement ouvert entre De Gaulle et le « citoyen du monde » et sur celui, trop fragile dès le début pour perdurer, avec Jean Amrouche.
« Mon cher Lazarevitch, histoire d’une amitié » d’Eugène Kouchkine clôt le volume. Ces quinze ans d’amitié avec l’anarchiste Nicolas Lazarevitch sont d’une exceptionnelle richesse et débordent la simple relation interpersonnelle même élargie aux compagnes, pour inclure les groupes libertaires, les ouvriers du livre, les militants syndicalistes de La Révolution prolétarienne et, de façon générale, le monde du travail. D’une part, les recherches que Lazarevitch fait pour son ami contribuent à la création des Justes, de L’Homme révolté et à sa connaissance du monde russe. D’autre part, il n’est pas faux de dire que Lazarevitch se trouve aux côtés de Camus dans presque tous ses engagements politiques des années Cinquante, à l’exception de la question algérienne. E. Kouchkine s’appuie en partie sur la correspondance pour brosser un tableau complet d’une relation trop souvent négligée par la recherche.
Quatorze études parmi les nombreuses que l’on aurait pu envisager. Ainsi, laissent-elles probablement un goût d’inachevé qui pourra cependant inciter d’autres lecteurs à tenter l’aventure et, ce faisant, raconter leur propre rencontre avec Camus.
Ce volume est le premier de la Série « Albert Camus » à paraître chez Classiques Garnier qui accueillent désormais La Revue des Lettres modernes, après le décès de son fondateur éminemment regretté, Michel Minard. Les fidèles lecteurs ont sans doute remarqué certains changements et il est probable que d’autres évolutions apparaissent à l’avenir. La Série doit pouvoir continuer à s’inscrire dans le paysage camusien 16aux côtés de Présence d’Albert Camus et Études camusiennes, chaque revue gardant son originalité propre.
Je tiens à exprimer ma reconnaissance et mes sincères remerciements à Marie-Thérèse Blondeau et à Llewellyn Brown pour leur aide et leurs précieux conseils dans la mise en forme de ce numéro 24.
Philippe Vanney
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-09838-6
- EAN: 9782406098386
- ISSN: 0035-2136
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09838-6.p.0013
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-30-2019
- Periodicity: Monthly
- Language: French