Avant-propos
- Type de publication : Article de revue
- Revue : À rebours, attraction-désastre, Tome I. Attraction
- Auteur : Solal (Jérôme)
- Pages : 11 à 14
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Joris-Karl Huysmans, n° 5
Avant-propos
Ce qui fait d’À rebours le chef-d’œuvre de Huysmans, c’est sans doute, curieusement, sa radicalité. Huysmans écrit là son roman expérimental, à la fois récit de la singularité (son personnage valeureux se veut le sans-pareil), œuvre-somme (on y retrouve, passée au crible d’une subjectivité sélective, la culture émergente et patrimoniale) et livre-phare (il devient lui-même bréviaire du décadentisme). « Chu d’un désastre obscur », cet étrange objet littéraire fait autorité comme il fait bloc : avec l’évidence d’un « aérolithe », comme l’a défini rétrospectivement son auteur.
Un chef-d’œuvre de la littérature ne dure que dans la mesure où des lecteurs le reprennent encore et encore, y trouvent du suc et lui donnent un sens. Le lire à nouveau c’est le redécouvrir et lui donner la possibilité de nous éclairer en l’élucidant comme pour la première fois. C’est ce à quoi s’emploie le volume double À rebours, attraction-désastre.
Sous-titré Attraction, un premier tome de treize études scrute ce qui attire dans À rebours. Cette part lumineuse du roman se trouve liée à son autre versant par une sorte de nécessité renversante dont elle est redevable : « C’est le désastre obscur qui porte la lumière. », écrit Maurice Blanchot dans L’Écriture du désastre. Sous-titré Désastre, un second tome considérera les dissensions, les déroutes avérées par le récit de Huysmans, et cette dysphorie laissera à son tour émerger l’euphorie comme l’envers inséparable de sa noirceur. La chute angoissante comme l’envol enthousiaste s’appellent et se répondent dans le même mouvement contradictoire. Avec À rebours, nous affrontons le soleil en pleine nuit et la désolation fait rire cependant qu’elle navre. La rhétorique du roman s’articule ainsi autour de l’oxymore qui magnifie les apories et embrasse d’un seul tenant l’envol et la chute. Aussi ces textes sur l’attraction parlent-ils déjà du désastre, lui-même auréolé d’idéalité, illuminé par la ferveur parfois extrême d’une œuvre et d’un héros plus grands que la vie.
Huysmans semble suivre à la lettre l’impératif zolien du récit-fiche, du roman-compte rendu, il déconstruit la narration en juxtaposant ses 12chapitres comme autant de « vitrines » à visiter dans un ordre aléatoire, il étudie un cas clinique de névrose en extirpant de son milieu un sujet pour observer ce qui se produit lorsqu’il lui faut se débattre hors contexte, dans sa bulle. La question de l’espace, comme toujours chez Huysmans, est centrale. En 1884, le chemin de Huysmans mène son héros à Fontenay-aux-Roses, parfaitement située entre la Ville – espace spectaculaire et tentaculaire des névroses communes, de tous les affairements, lieu de vie aussi d’un auteur substantifiquement parisien – et la campagne – espace de l’immédiateté paysanne et animale telle que la mettra à nu En rade –, autrement dit en banlieue, lieu du ban, de la mise à l’isolement mais aussi espace intermédiaire ouvert à tous les possibles : peuvent y advenir toutes sortes de circulations capricieuses, de renversements, d’engouements. Des Esseintes souverain car banlieusard.
Comment vivre dans une « thébaïde raffinée » ? Cette question hésite entre deux antipodes et les interrogations qui s’y rattachent : comment y régner (car la thébaïde se présente comme un royaume de toute-puissance pour la subjectivité esseulée qui y séjourne, renversant le cours des astres, à rebours du jour et de la nuit) ? – comment y survivre (car la « bicoque » sans autrui devient vite un étouffoir) ? Les exercices spirituels qui s’y pratiquent font entrer de la fantaisie entre quatre murs, régénèrent les sens, stimulent, poussent à l’autonomie. L’attraction de la maison suspendue est aussi irrésistible qu’inéluctable l’échec final auquel elle prépare.
La première section du volume, « Appariements », étudie la relation de Des Esseintes à ses doubles : celui qui l’a précédé pour un coup d’essai – Folantin ; celui qui l’a suivi durablement tout au long de quatre romans – Durtal ; celui qui l’a créé et qui s’y est réfléchi, se rêvant, se perdant, se retrouvant en lui – Huysmans lui-même ; ceux qui l’ont imité, deux de ses avatars hyperboliques – Monsieur de Phocas et Monsieur de Bougrelon. Jean Borie s’appuie notamment sur les chapitres xiii et xv pour apparier dans un même célibat littéralement infâme l’aristocrate des Esseintes et le petit fonctionnaire Folantin : l’exclusion dont ils souffrent ou qu’ils recherchent les rapproche encore un peu plus l’un de l’autre. Comparer le statut de Des Esseintes l’esthète à celui de Durtal le converti revient pour Carine Roucan à constater le fossé générique qui sépare le roman autobiographique où l’anti-héros échappe au vécu de l’écrivain, de l’autofiction où le « non-héros » suit sans s’en démarquer 13le parcours de conversion de son créateur. Marc Smeets s’intéresse, lui, au lien que la fiction tisse entre le personnage et son auteur à travers le motif de la bibliothèque, objet d’aménagement incessant et prétexte à sélection culturelle où l’esthète bibliophile cherche à circonscrire l’idéal. Et il s’interroge : et si, dans cet espace spéculaire de la fiction où le personnage semble suivre la voie de son maître, le roman À rebours se dédoublant trouvait lui aussi sa place ?… Des Esseintes incarne inauguralement la figure du décadent, sa présence sur la scène littéraire est séminale. Morgane Leray montre qu’une quinzaine d’années plus tard Jean Lorrain exhibera les doubles monstrueux du duc, et cela jusqu’à la parodie critique, voire la rupture : avec eux, c’est la décadence du décadentisme, la fin de la fin de siècle.
La deuxième section du volume examine comment À rebours obéit aussi à des affinités particulières en se faisant l’écho d’autres expériences. Le solitaire de Fontenay-aux-Roses rejoue à sa manière le destin des Pères du désert, dont la « thébaïde » rappelle dans son nom même la gloire paradoxale, car cultivée incognito. Delphine Durand rapproche l’ascèse érémitique de Des Esseintes de la tradition chrétienne de l’anachorèse, à travers notamment les questions de l’acédie et de la relation au corps et aux aliments. Bernard Gendrel étudie l’expression délectation morose, quatre fois utilisée dans le roman et reprise de la delectatio morosa des Pères de l’Église, spécialement de saint Thomas d’Aquin. Le séjour de Des Esseintes dans sa thébaïde a bien à voir avec l’idéal ascétique des anachorètes, mais perverti. La Beauté a remplacé Dieu, et la délectation morose ne sera d’aucun secours au duc, ni pour accéder au divin ni même tout simplement pour vivre. L’aimantation catholique qui caractérise le roman, bien avant la conversion de son auteur, est réciproque : malgré son impiété, À rebours attire les critiques et les écrivains catholiques de son temps. Bertrand Bourgeois remarque que certains d’entre eux dénoncent son pessimisme ou ses blasphèmes, mais qu’il en séduit d’autres, notamment Bloy et Barbey d’Aurevilly dont la défense farouche d’un certain spiritualisme à l’œuvre dans le roman obéit à une stratégie de récupération : en accréditant l’idée d’une rupture de Huysmans avec l’école zolienne, ils dénoncent le naturalisme, modèle esthétique et idéologique exécré.
L’aimantation fonctionne non seulement dans l’orbe religieux mais encore dans la sphère politique, avec la question anarchiste qui prend de 14plus en plus de place dans la société française de la fin du siècle. Jean-Marie Seillan rappelle les accointances du discours idéologique libertaire avec la véhémence subversive des propos et du comportement d’un noble en marge qui ne cesse de régler ses comptes avec le conformisme bourgeois et l’ordre social.
Plantant le décor fin-de-siècle, À rebours porte un ensemble d’aspirations – floraison de désirs et soif d’idéal – qui guident les pas d’un reclus pourtant immobile, l’égarent ou l’élèvent, et qui touchent le lecteur. La troisième section du volume rend compte du corps qui parle et de l’esprit qui appelle. Pour Romain Courapied, l’homosexualité dans À rebours est avant tout une protestation du désir nomade contre le diktat du naturel, comme un dérèglement savamment orchestré des sens et des genres. Per Buvik s’attarde sur la Notice et le chapitre ix pour mettre en relief les jeux pervers auxquels s’adonne des Esseintes, naviguant entre tentations mystiques et désirs libertins dans un jeu qui, par ses significations équivoques, sème le trouble. Valérie Roux part quant à elle à la source d’une appétence pour le rare et le bizarre. Elle ausculte un inconscient spatialisé en « caves spirituelles », serres et souterrains, tandis que rêveries inopinées et procédures réfléchies dynamisent l’imagination. Sophie Pelletier insiste sur le désir d’évasion de celui qui, répondant à l’appel de l’au-delà, cherche à enfreindre les assignations de la matière en se dissipant, voire en se volatilisant. Samuel Lair va plus loin, il souligne l’euphorie fantaisiste qui gagne des Esseintes, ravi loin du monde, plongé dans ses rêveries sensualistes et son désir des astres, aspirant à une joie sans doute encore inaccessible, mais stimulante par l’horizon ouvert qu’elle dessine.
Jérôme Solal
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06914-0
- EAN : 9782406069140
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06914-0.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/02/2018
- Périodicité : Mensuelle
- Langue : Français