Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : À quoi bon la littérature ? Réponses à travers les siècles, de Rabelais à Bonnefoy
- Auteurs : Bähler (Ursula), Fröhlicher (Peter)
- Pages : 7 à 16
- Collection : Rencontres, n° 407
Article de collectif : 1/21 Suivant
Avant-propos
Les publications réfléchissant sur le sens de la littérature se sont multipliées au cours des dix à quinze dernières années. Ce phénomène reflète sans doute le sentiment de crise qui plane, moins sur la littérature elle-même que, bien plus, sur les études qui en font leur objet. À l’instar d’autres disciplines appartenant aux sciences humaines, les études littéraires se voient obligées de lutter pour leur légitimité dans une société de plus en plus dominée par une logique de la rentabilité, de l’utilitarisme immédiat et de la quantification. Qu’on la considère comme un résultat de la primauté des sciences exactes ou, plus généralement, comme un épiphénomène des lois du marché néo-libéral qui, quoi qu’on en dise, forment plus que jamais nos schèmes de perception et d’évaluation, la pression sur ceux qui font des Lettres leur vocation professionnelle est devenue considérable. Mais le malaise qui règne dans les études littéraires s’explique peut-être aussi par des raisons intrinsèques. En effet, après l’apogée théorique, structuraliste puis poststructuraliste et déconstructiviste, après les différents turns et l’instauration de l’empire des cultural studies, un certain épuisement théorique et méthodologique de la discipline semble indéniable : la littérature ne se distinguerait-elle plus d’autres types de ‘documents’ humains ? L’idée de théories littéraires ne serait-elle plus qu’un ‘vieux démon’1 dont on ne saurait se débarrasser ?
De nombreux spécialistes de littérature ont répondu à ces défis tant institutionnels qu’épistémologiques en remettant en valeur les apports de leur discipline et, partant, les qualités propres à la littérature elle-même. Parmi les réflexions qui ont ainsi vu lu jour, citons, sans aucun souci d’exhaustivité, Antoine Compagnon, La Littérature pour quoi faire ? (2006), Tzvetan Todorov, La Littérature en péril (2007), Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? (2007), ainsi qu’un 8volume de Versants intitulé À quoi bon l’enseignement de la littérature ? (dir. Ursula Bähler et Thomas Klinkert, 2016)2.
D’autres études récentes, en revanche, comme Le Roman et le sens de la vie de Dominique Rabaté (2010) et Façons de lire, manières d’être de Marielle Macé (2011), loin d’argumenter depuis une expérience de crise du littéraire, témoignent d’une confiance aussi naturelle que ferme en les vertus de la littérature. Ce même esprit se retrouve dans un nombre important de travaux venant d’autres branches du savoir, qui, en même temps que les études littéraires ont été ébranlées dans leurs certitudes, ont (re)découvert le potentiel de la littérature pour leurs propres recherches. C’est notamment vrai pour la philosophie, où les travaux de Paul Ricœur avaient préparé le terrain et où des penseurs de provenance très différente voire de directions diamétralement opposées – il suffit de penser à Richard Rorty et à Martha Nussbaum, d’obédience pragmatique le premier, néo-aristotélicienne la seconde –, ont mis en évidence les valeurs de la littérature, jusqu’à fonder des thèses importantes de leur raisonnement philosophique sur celles-ci3.
9Étant donné le nombre et la diversité des études qu’on vient de mentionner, fallait-il ajouter un autre volume aux débats ? Ce qui nous a conduit à le faire est un double souci d’historisation et de spécification. Dans la discussion actuelle, la littérature apparaît dans bien des cas comme une entité dotée de qualités essentielles, échappant aux contraintes spatio-temporelles. Parmi celles-ci figurent notamment la richesse et la précision de la langue, la complexité irréductible, et non moins saisissable, des sujets abordés, l’ouverture proposée vers d’autres formes de vie et d’autres mondes, tant individuels que sociaux et culturels, l’invitation à l’empathie, ainsi que la charge subversive, anti-doxique et partant anti-toxique. Ce type de discours généralisant sur la littérature va souvent de pair avec un certain éclectisme par rapport aux genres et aux époques. À en juger par les exemples allégués, c’est surtout le roman du xixe et du xxe siècles qui incarnerait les qualités les plus importantes attribuées à ‘La Littérature’, tandis que le théâtre et surtout la poésie – considérée traditionnellement comme le genre littéraire par excellence – semblent beaucoup moins sollicités dans cette perspective.
Ces observations, empressons-nous de le dire, ne diminuent pas la valeur des arguments ainsi avancés en faveur de la littérature, mais précisent leur statut : les prises de position évoquées s’inscrivent dans un cadre d’énonciation dont la visée globale est de (dé)montrer les bienfaits de la littérature pour la société et l’homme contemporains, et c’est en tant que telles qu’elles ont toute leur importance dans les débats actuels sur le sens de (l’enseignement de) la littérature et des études littéraires. Notre volume aimerait nourrir la discussion en empruntant un autre chemin. En complément aux réflexions axées sur la situation d’aujourd’hui, il nous a semblé utile de décentrer la perspective de deux manières : d’une part, en réinscrivant la question de la finalité de la littérature dans le temps et, d’autre part, en écoutant les écrivains et les poètes eux-mêmes quand ils se prononcent sur leur art. En d’autres termes, il s’agit de sonder la place et la fonction de la littérature à travers les siècles telles que vues de l’intérieur de la création littéraire. C’est dans cette perspective que nous avions organisé, du 23 au 25 octobre 2014, un colloque international à l’université de Zurich intitulé « À quoi bon 10la littérature ? Perspectives historiques et enjeux contemporains ». À trois exceptions près, les études ici réunies sont sorties des contributions présentées lors de ces trois journées de réflexion4.
La littérature elle-même a son mot à dire sur les questions soulevées, réfléchissant depuis toujours à ses vices et à ses vertus. Si les personnages dantesques Paolo et Francesca découvrent leur amour en lisant un roman de chevalerie, l’admiration inconditionnelle pour ce genre préside à la folie du chevalier à la triste figure ; et la littérature romantique – notamment les romans de Walter Scott ainsi que les « méandres lamartiniens » – est responsable, d’après le narrateur flaubertien, des égarements d’Emma Bovary5. Toutefois, les écrivains consignent habituellement leurs réflexions plus systématiques et plus explicites sur la communication littéraire soit dans des traités, essais et discours publics, soit dans des paratextes accompagnant une œuvre spécifique telles les préfaces et les postfaces.
Cette variété de genres et sous-genres se reflète dans le cadre du présent volume. Le corpus des textes analysés s’est constitué en dialogue avec les participants sollicités sur la base d’une liste de textes d’auteurs français du xvie au xxe siècle. Sans prétendre à une représentativité historique ni, encore, systématique, les textes finalement retenus ont trait tant au roman qu’au théâtre et à la poésie, genre, on l’a dit, rarement évoqué dans les prises de position modernes en faveur de la littérature.
S’il convient de tenir compte des différences de statut entre œuvres littéraires et textes à vocation métalittéraire, on ne négligera pas, dans l’analyse de ceux-ci, les structures rhétoriques, les réseaux d’images et d’autres recours stylistiques qui se révèlent tout aussi importants pour l’argumentation poétologique que les énoncés proprement ‘théoriques’ auxquels on a souvent tendance à réduire telle préface ou tel essai. À condition d’être étudiés comme un ensemble cohérent à l’instar d’une œuvre littéraire, les textes méta- et autoréflexifs sont susceptibles d’assumer des fonctions plus complexes que celle de marquer une position théorique déterminée. Une des particularités de la préface, pour prendre cet exemple, consiste à suggérer un rapport immédiat avec l’auteur, qui donnerait à connaître, sous la forme d’un message clair et sans le détour 11de la fiction, ses réflexions sur l’œuvre et ses buts. Apte à véhiculer des structures de persuasion sui generis, ce dispositif implique toutefois le lecteur dans l’argumentation de manière performative. Si l’esthétique exposée sous-tend la structure même de la préface (comme, en l’occurrence, chez Rabelais et chez Hugo), la différence entre texte théorique et texte fictionnel s’estompe et la préface apparaît comme un lieu privilégié non seulement de la réflexion, mais aussi de la pratique poétique.
Ainsi, plutôt que de distiller à partir des textes étudiés des formules qui fourniraient à la question du titre des réponses brèves et univoques, les contributions réunies dans ce volume visent à montrer comment le problème de la fonction de la littérature s’incorpore à chaque fois dans un univers poétique spécifique. Sur la base de ces analyses on proposera ici quelques réflexions destinées à explorer la comparabilité des différentes conceptions poétologiques6.
Il suffit de jeter un coup d’œil sur les différents textes étudiés pour s’aviser de la grande variété des registres discursifs. Les auteurs adoptent une posture tantôt affirmative (Huet), tantôt évasive (Beckett), tantôt ludique (Rabelais), tantôt ironique voire sarcastique (Gautier), et, le plus souvent, une posture qui passe d’un mode à l’autre. S’il y a des écrivains qui n’aiment pas à conceptualiser ni, pour ainsi dire, à mettre à nu les apports de la littérature ou le font avec la plus grande réticence (Simon), pour d’autres, en revanche, c’est une stratégie de choix (Zola), voire une obligation morale (Camus).
La finalité de la littérature est traditionnellement nouée à la formule horatienne de l’utile dulci et son héritière classique plaire et instruire qui articulent une dimension éthique et une dimension esthétique. À la manière d’une double figure de pensée prégnante, explicite ou implicite, ces deux dimensions semblent sous-tendre la création littéraire à travers les siècles, en prenant des sens très variés et en s’agençant de manière spécifique d’un texte à l’autre. Comprises comme des catégories heuristiques, elles permettent de systématiser la comparaison des différents univers poétiques.
La dimension éthique comporte des implications tant sociales qu’individuelles et recouvre des finalités tant pragmatiques que cognitives. 12Ainsi, le roman, selon Huet, a une fonction bien pratique servant le « polissage » des jeunes personnes sur le seuil de leur entrée dans la société galante, alors que Ravey le conçoit, sur un mode beaucoup plus abstrait, comme le seul moyen adéquat de transmettre le « reflet presque éteint des souvenirs devenus impossibles » dans l’« après-Auschwitz ». Entre ces deux positions, on trouve une grande variété d’investissements éthiques : le roman déploie la « réalité exactement observée, à la fois concentrée et sagement enrichie par l’imagination » chez Balzac ; Zola, en revanche, lui attribue le statut d’une expérience scientifique en vue de la transformation de la société ; chez Camus, il nous apparaît comme le lieu privilégié de « la mise à jour de l’histoire humaine comme histoire des opprimés ». Rousseau, en revanche, ancre l’éthique de l’écriture dans un souci avant tout individuel, la « sauvegarde de l’âme ». Gautier, finalement, nie radicalement la pertinence de toute éthique traditionnelle, en rejetant violemment les « critères moraux, religieux [et] bienséants ».
Les différents cas de figure sont certes l’émanation d’univers de création idiosyncrasiques, mais résultent également de prises de position dans des débats littéraires, culturels et sociaux d’une époque donnée. Ainsi, à l’âge classique, caractérisé par l’ample querelle sur la moralité du théâtre et du roman, les auteurs investissent la dimension éthique, le pôle de l’instruire, en fonction de – ce qui ne veut pas dire en conformité avec – la pression de légitimation que certains cercles dominants exercent sur la littérature (Corneille, Huet, Racine). Le problème du changement de la société et du rôle de la littérature dans ce processus se posera de façon beaucoup plus radicale après l’expérience meurtrière de la Première Guerre mondiale, et les réponses se feront plus violentes ; il suffit de penser au projet surréaliste de Breton, fondé sur l’idée d’une révolution artistique balayant toutes les limites conventionnelles entre art et vie et déniant toutes les qualités tant éthiques qu’esthétiques attribuées à la littérature dans la tradition occidentale.
La dimension esthétique, rattachée au plaire, concerne d’un côté la facture stylistique et rhétorique d’un texte, y compris son rythme et sa musicalité ; de l’autre, elle renvoie à l’ensemble des procédés visant à agrémenter la trame ou à susciter des émotions (movere) ainsi qu’aux sensations corporelles auxquelles un texte fait appel. Cet aspect esthésique de la littérature revêt, lui aussi, les formes les plus variées, depuis le « cogito gustatif » rabelaisien et la « réhabilitation anti-platonicienne d’un 13pouvoir de connaissance lié à la vue » par Corneille, jusqu’à la « récusation du concept » par Bonnefoy. Quant au premier aspect évoqué, il semble possible de dégager une sorte de règle : plus l’écrivain met l’accent sur l’urgence de la dimension éthique – sur un ‘message’, pour lâcher le mot – plus il est amené à minimiser l’importance de la dimension esthétique, et vice versa. Ainsi Hugo, Zola et Camus mettent l’accent sur un style ‘transparent’, au service de la communication avec le plus grand lectorat possible, qui est appelé à s’engager dans la construction d’un monde meilleur ; en revanche Gautier condamne l’idée même de l’utilité au profit de la beauté et Simon privilégie la « tentative de fabriquer quelque chose », le poïein, à « la certitude d’avoir à exprimer “certaines vérités importantes” ». Chez ces deux auteurs, la dimension esthétique se superpose en fin de compte à la dimension éthique pour se confondre avec elle. Un autre type d’articulation des deux catégories s’observe dans la « Préface » de Phèdre : l’éthique avancée par Racine semble constamment démentie par les propos tenus sur l’esthétique et reléguée ainsi, malgré les apparences, à l’arrière-plan. Breton déconstruit les deux dimensions dans leur sens traditionnel, instaurant le principe de « surréalité » qui permettrait de créer un homme nouveau dans une société renouvelée. De manière moins violente, mais non moins radicale, Reverdy postule la libération de l’homme au moyen de la création d’« images » inédites ouvrant « de nouvelles possibilités d’interprétation du monde et d’interaction avec le monde ».
Sous la plume des auteurs étudiés, la littérature nous apparaît, au total, comme un champ privilégié de la mise en place de valeurs, de nature tant éthique qu’esthétique, et, partant, de stratégies de conversion destinées à persuader le lecteur/spectateur du bien-fondé de ces valeurs. Ce souci d’inscrire les deux instances de la communication littéraire dans un même univers axiologique trouve une expression figurative dans certains lieux de rencontre et d’échange : « le banquet » rabelaisien, figure de la convivialité joyeuse, des lieux traditionnels de discours persuasifs comme le « tribunal » chez Hugo et Camus et le « théâtre dans le théâtre » chez Corneille, mais aussi des endroits plus intimes tel que « l’âtre » de Bonnefoy. Avec ces espaces du partage de sens valorisés positivement contrastent des endroits disqualifiés par le discours littéraire, comme le « Café du Commerce » beckettien, « lieu de rencontre du quartier où s’échangent des propos dénués de profondeur ». Un objet 14comme l’« herbier » du promeneur solitaire de Rousseau, recueillant en une totalité ‘livresque’ cette pluralité de figures de l’espace naturel, traduit à son tour le rapport à l’ordre des valeurs, en tant qu’il permet l’actualisation réitérée, tant par le narrateur que par le lecteur, d’une expérience de bonheur.
Les études qui se côtoient dans ce volume invitent à de multiples parcours permettant d’approfondir l’étude de toute une série d’autres problèmes noués aux rapports entre éthique et esthétique, tels les différentes stratégies de manipulation et de conversion du lecteur mises en œuvre par les textes, la question des genres dans la perspective de leur ‘utilité’ respective, thématisée, entre autres, par Breton et par Bonnefoy, la différence entre l’ethos du texte et l’ethos de l’auteur dont parlent Balzac et Gautier ou cette question fondamentale pour l’histoire littéraire que représente le statut du littéraire face au religieux. À partir de la Renaissance, la création littéraire se définit, on le sait, par son degré de rupture vis-à-vis de la création divine. Rabelais opère ainsi un « transfert allégorique » du discours religieux au discours littéraire, sous le signe d’une « spiritualité laïque ». Quelques siècles plus tard, le « cri démiurge » de Zola fait aussi bien écho à ce dialogisme d’autorité créatrice que les qualités ‘voyantes’ du romancier chez Balzac et du poète chez Reverdy et, quoique sous forme plus résiduelle, l’idée exprimée par Ravey selon laquelle « le souvenir est la deuxième nature de l’écrivain », qui a charge des « étincelles » de mémoire après l’arrêt de l’histoire à Auschwitz. De manière plus radicale, Mallarmé situe la place de la poésie à l’intérieur de l’« âge climatérique, c’est-à-dire critique, de l’humanité qui doit faire le deuil de l’Absolu ».
Au bout de cet aperçu comparatif, il s’avère difficile de dégager du corpus étudié une finalité qui transcende l’ensemble des textes, si ce n’est la volonté d’affronter le réel par un langage et une mise en forme dont l’appréhension demande une disposition d’esprit échappant aux contraintes de la consommation immédiate que notre société a portées à leur comble sans en avoir pourtant l’exclusivité. En effet, le caractère « intempestif » de cette disposition qu’on appellera littéraire a été mis en évidence par Nietzsche dès 1881, dans son éloge de la « philologie », c’est-à-dire de l’amour des Lettres, et ses mots semblent d’actualité à toutes les époques :
15Car la philologie est cet art vénérable qui, de ses admirateurs, exige avant tout une chose, se tenir à l’écart, prendre du temps, devenir silencieux, devenir lent, – un art d’orfèvrerie, et une maîtrise d’orfèvre dans la connaissance du mot, un art qui demande un travail subtil et délicat, et qui ne réalise rien s’il ne s’applique avec lenteur. Mais c’est justement à cause de cela qu’il est aujourd’hui plus nécessaire que jamais, justement par là qu’il charme et séduit le plus, au milieu d’un âge du « travail » : je veux dire de la précipitation, de la hâte indécente qui s’échauffe et qui veut vite « en finir » de toute chose, même d’un livre, fût-il ancien ou nouveau7.
La complexité irréductible des textes littéraires qui constitue, nous l’avons dit, l’un des arguments clefs avancés dans les débats actuels sur le sens de la littérature se retrouve au niveau méta- et autoréflexif. La variété des positions défendues à travers les siècles par les auteurs eux-mêmes vont à l’encontre de toute tentative de subsumer la question du sens et de l’utilité de ‘la Littérature’ sous un nombre défini de traits immuables à travers le temps. Mais n’est-ce pas là, justement, dans cette invitation à respecter les différences tant historiques qu’individuelles que réside une précieuse leçon dispensée par les textes (méta)littéraires à une époque exposée de plus en plus aux tentations dangereuses de la (ré)essentialisation du monde dans tous les domaines, sociaux, moraux et religieux ?
La pluralité des positions qu’on vient de passer en revue, plutôt que d’enrichir le catalogue des arguments fournis à la défense de la littérature – faut-il rappeler que le tout ne saurait se confondre avec la somme des parties ? – montre la nécessité d’entretenir un dialogue constant avec les auteurs tant du présent que du passé. À toutes les époques, la littérature est liée à une attitude auto- et métaréflexive qui interroge son propre sens dans une situation et à un moment donnés. Les études littéraires sont appelées à faire reposer leurs propres questionnements et leurs propres positionnements sur le fondement de cette tradition. Conscientes du fait que leur travail non plus ne saurait se faire en dehors de la question du sens, elles sont invitées à formuler leurs visées de manière explicite et en confrontation 16perpétuelle avec leurs objets de connaissance, sans lesquels elles perdent leur raison d’être.
Si rien n’empêche que les différentes conceptions passées en revue puissent enrichir l’argumentaire en faveur de la littérature, nous espérons avant tout que ce volume montrera l’intérêt du dialogue incessant des critiques avec les auteurs du passé et du présent sur la question de la finalité de la littérature. Les réponses aux facettes multiples et changeantes, et dont aucune ne saurait être définitive, peuvent servir de fondement pour la réflexion que les études littéraires sont appelées à mener sur le sens et les buts de la recherche et de l’enseignement.
Nous remercions Cristina Nägeli et Reto Zöllner, qui ont veillé à la bonne organisation du colloque d’octobre 2014, ainsi que Marie Burkhardt et Andrea Jud dont les relectures ont été des plus précieuses.
Ursula Bähler et
Peter Fröhlicher
1 En référence au titre d’Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie : littérature et sens commun, Paris, Seuil, 2001.
2 Il y a une dizaine d’années, certains chercheurs avancèrent une crise de la littérature elle-même, crise dont ils construisaient la naissance et l’évolution tantôt sur la longue durée, à partir du xixe siècle (William Marx, L’Adieu à la littérature, 2005) et tantôt sur la courte durée, à partir du « Nouveau Roman » (Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, 2007). Ce type de discours semble avoir largement disparu face, notamment, au ‘retour à la narration’ qui caractérise un nombre grandissant de textes contemporains, régulièrement honorés par les grands prix littéraires. S’il y a crise de la littérature, celle-ci serait probablement à localiser plutôt dans la baisse du lectorat parmi les jeunes générations, attirées par d’autres médias (esthétiques). Ce problème reste cependant controversé car il dépend dans une large mesure du sens, restreint ou large, qu’on donne à la notion même de ‘littérature’ (voir p. ex. Dominique Maingueneau, « À quoi servent les études littéraires ? À propos : J.-M. Schaeffer, Petite écologie des études littéraires, éd. Thierry Marchaisse », 11 juillet 2011, http://www.laviedesidees.fr/A-quoi-servent-les-etudes.html, consulté le 14 décembre 2016).
3 Voir par exemple Martha Nussbaum, La Connaissance de l’amour. Essais sur la philosophie et la littérature, Paris, CERF, 2010 et Richard Rorty, « Heidegger, Kundera, and Dickens », Essays on Heidegger and others. Philosophical papers, Cambridge, Cambridge University Press, 1991. On pourrait également mentionner ici les ouvrages de Jacques Bouveresse, La Connaissance de l’écrivain : sur la littérature, la vérité et la vie, Marseille, Agone, 2008, et de Jean-Marie Schaeffer, Petite Écologie des études littéraires : pourquoi et comment étudier la littérature ?, Paris, Thierry Marchaisse, 2011, à condition de préciser que ces deux textes sont, quant à eux, des réponses à la crise mentionnée et qu’ils viennent donc explicitement à la rescousse des études littéraires. – À ceux de la philosophie, on ajoutera des travaux venant de l’anthropologie (ex. Michèle Petit, L’Art de lire, ou comment résister à l’adversité, Paris, Belin, 2007), de la psychologie (Robert Gregory et al., « Cognitive bibliotherapy for depression : a meta-analysis », Professional Psychology : Research and Practice, col. 35 [3], 2004, p. 275-280) et de la neurobiologie (ex. Werner Siefer, Der Erzählinstinkt – Warum das Gehirn in Geschichten denkt, München, Hanser, 2015).
4 N’ont pas fait l’objet de présentations lors du colloque les études consacrées à Théophile Gautier, André Breton et Samuel Beckett.
5 Dante, Divine Comédie, i, 5 ; Cervantes, Dom Quixote, i, 1 ; Flaubert, Madame Bovary, i, 6.
6 Les arguments ainsi que les citations sont empruntés aux études qu’on va lire. Pour ne pas surcharger ce bref développement nous nous permettons de nous limiter à la seule mention des noms d’écrivains.
7 Friedrich Nietzsche, Morgenröthe, Gedanken über die moralischen Vorurteile, « Vorrede, 5 », Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe (KSA), vol. 3, éd. par G. Colli et M. Montinari, München, De Gruyter, 1999 [1980, 1988], p. 614-615. Traduction par Henri Albert, Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 7, Paris, Mercure de France, https://fr.wikisource.org/wiki/Aurore_(Nietzsche), consulté le 1er mai 2016.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-07465-6
- EAN : 9782406074656
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07465-6.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/10/2019
- Langue : Français